White Album : le génie chaotique des Beatles au bord de la rupture

Publié le 19 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

On se méfie toujours lorsqu’un groupe au sommet de sa gloire se lance dans un double album fleuve. L’histoire du rock regorge de projets ambitieux où l’excès de matière noie la cohérence, et l’Album blanc des Beatles en 1968 en est un parfait exemple – ou contre-exemple. Après l’immense succès de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), qui avait ébloui critique et public, les Beatles choisissent de rompre avec la voie du concept-album psychédélique et de se disperser dans toutes les directions à la fois. Un double album de trente chansons, au packaging d’une sobriété absolue (une pochette entièrement blanche sans aucune illustration), où le meilleur côtoie le plus déroutant, le tout né dans un climat de tensions et d’expérimentations chaotiques. Était-ce du génie en roue libre ou le début de la fin pour le Fab Four ? Un peu des deux, sans doute, car ce neuvième opus – officiellement intitulé The Beatles mais surnommé White Album pour sa pochette – demeure un objet musical unique, fragmenté et pourtant mythique, souvent considéré comme l’une des plus grandes œuvres rock de tous les temps.

Sommaire

Genèse : du rêve psychédélique au retour sur terre

En 1968, les Beatles sont au faîte de leur popularité planétaire. Sgt. Pepper a révolutionné la pop l’année précédente, mais il a aussi mis la barre très haut en termes de sophistication studio et d’unité conceptuelle. Epuisés par cette surenchère créative, les quatre musiciens aspirent à revenir à quelque chose de plus simple et authentique. La mort soudaine de leur manager Brian Epstein en août 1967 les a laissés sans boussole, et chacun commence à chercher un sens ailleurs. C’est ainsi qu’au début de 1968, les Beatles s’envolent pour l’Inde afin de suivre un stage de méditation transcendantale auprès du Maharishi Mahesh Yogi. Pendant plusieurs semaines, coupés du monde occidental, ils troquent LSD et studios high-tech pour l’ashram de Rishikesh, une guitare acoustique et de longues séances de méditation.

Ironie du sort, ce séjour censé apporter la paix intérieure va surtout provoquer une explosion de créativité… et pas mal de désillusion. Privés de distractions et d’instruments électriques, John Lennon et Paul McCartney passent leurs journées à composer furtivement de nouvelles chansons, se retrouvant en cachette pour se montrer leurs idées. “Qu’importe ce que j’étais censé faire là-bas, j’y ai écrit certaines de mes meilleures chansons,” confiera plus tard John à propos de Rishikesh. Au total, près de 40 ébauches de morceaux naissent durant le séjour indien. George Harrison, libéré des tournées et ayant mis de côté son sitar, renoue intensément avec la guitare et contribue lui aussi de nombreuses compositions, se hissant presque au niveau prolifique du tandem Lennon-McCartney. Même Ringo Starr griffonne quelques idées dans son coin. Le soleil spirituel de l’Himalaya semble d’abord inspirer le quatuor : coupés de leurs habitudes, ils retrouvent l’essence de l’écriture à la guitare sèche, signant des chansons épurées qu’ils imaginent déjà enregistrer de retour à Londres.

Pourtant, tout n’est pas si rose au pays de Gandhi. Si le calme de l’ashram pousse les Beatles désœuvrés à noircir du papier, il ne les rend pas miraculeusement zen pour autant. Au bout de deux semaines à peine, Ringo, peu adepte de la cuisine locale et mal à l’aise dans cette ambiance mystique un peu forcée, fait ses valises et rentre en Angleterre. Paul McCartney tiendra un peu plus longtemps avant de s’ennuyer ferme lui aussi : il quitte l’Inde à mi-parcours, le carnet plein de chansons mais guère plus illuminé spirituellement. John et George, les plus investis dans l’enseignement du Maharishi, restent jusqu’en avril, mais finissent par partir brusquement lorsque des rumeurs (infondées) accusent le “gourou” d’avoir profité de quelques disciples féminines – notamment l’actrice Mia Farrow présente sur place. Un Lennon furieux compose sur le champ une chanson au vitriol intitulée “Sexy Sadie” pour régler son compte au Maharishi qu’il considère comme un charlatan lubrique. L’expérience indienne s’achève donc sur une note de confiture aigre-douce : les Beatles rentrent à Londres avec un paquet de nouvelles chansons, mais aussi avec une certaine acrimonie et le sentiment que les miracles n’existent pas.

De retour en mai 1968, le groupe se réunit dans la villa de George à Esher (dans le Surrey) pour enregistrer des démos de leurs nouvelles compositions, histoire de faire le tri. Dans le confort domestique, à l’abri des studios officiels, ils mettent en boîte une trentaine de maquettes acoustiques conviviales, connues plus tard sous le nom de Esher Demos. L’ambiance y est détendue, chacun apporte ses idées ; on jamme sur des titres comme Child of Nature (future “Jealous Guy” de John en solo) ou Junk (que Paul gardera pour son premier album), et on prépare le terrain pour le grand enregistrement à venir. Car le véritable défi attend les Beatles à Abbey Road : il va falloir transformer cette profusion de chansons éclectiques en un album cohérent. Et c’est là que les choses vont sérieusement se compliquer.

Enregistrement tumultueux : “la petite classe” ingouvernable

Les sessions officielles démarrent le 30 mai 1968 aux studios EMI d’Abbey Road et s’étaleront jusqu’à la mi-octobre – un marathon de plus de quatre mois. Très vite, l’atmosphère conviviale des démos fait place à un climat bien plus tendu. Le rêve hippie de l’Inde a fait long feu : de retour en studio, les égos et les différends artistiques reprennent le dessus, exacerbés par la fatigue et l’absence d’un leadership clair. Brian Epstein n’est plus là pour arbitrer, et le producteur George Martin, d’ordinaire maître d’œuvre pointilleux, semble débordé par la tournure des événements. Il propose aux Beatles de ne garder que leurs meilleures chansons pour un seul album au lieu d’un double – suggestion balayée d’un revers de main par le groupe. Martin, partisan de l’ordre et de la cohésion, voit son contrôle lui échapper sur ce projet qu’il qualifiera plus tard d’“album noir” en opposition à la blancheur de sa pochette. Découragé, il finira même par s’absenter en plein milieu des sessions pour prendre des vacances impromptues, laissant les manettes à son jeune assistant Chris Thomas.

Dans le studio, l’ambiance est électrique. Les Beatles, autrefois si soudés, travaillent désormais en ordre dispersé. L’arrivée quasi permanente de Yoko Ono aux côtés de John est vécue comme une intrusion inédite et perturbante. Jusqu’alors, une règle tacite interdisait aux épouses et petites amies de traîner en studio. Mais John, désormais inséparable de Yoko, impose sa présence à chaque séance – parfois même au milieu du tapis, assise à ses pieds. Yoko, artiste d’avant-garde new-yorkaise, commente tout, donne son avis sur les prises, n’hésite pas à critiquer telle ou telle idée. Elle va jusqu’à participer à l’enregistrement en ajoutant sa voix sur la chanson “Bungalow Bill” et en cosignant la collage sonore “Revolution 9” aux côtés de John. Pour Paul, George et Ringo, c’en est trop : cette tierce personne qui s’immisce dans leur processus créatif exclusif crée un malaise constant. “La présence envahissante de Yoko Ono a brisé la ligne de communication essentielle entre John et Paul,” notera plus tard un biographe. Lennon, tout à sa passion pour Yoko, se montre moins réceptif aux propositions de McCartney, et vice-versa – chacun commençant à regarder d’un œil critique les compositions de l’autre (John juge beaucoup de chansons de Paul trop mièvres, tandis que Paul trouve celles de John trop brusques ou provocatrices).

Les tensions atteignent leur paroxysme en juillet. Les disputes éclatent pour un rien, parfois à propos de détails dérisoires qui cachent mal des rancœurs plus profondes. L’ingénieur du son Geoff Emerick, pourtant habitué aux humeurs du groupe depuis l’époque de Revolver, finit par claquer la porte en plein milieu d’une séance, excédé par les engueulades continuelles. L’incident de trop survient lors de l’enregistrement laborieux de “Ob-La-Di, Ob-La-Da”, une chansonnette ska-reggae enjouée de Paul : Emerick entend George Martin critiquer la façon dont McCartney chante le morceau, ce à quoi Paul rétorque sèchement “Eh bien descends la chanter à ma place si tu n’es pas content !”. Le climat est horriblement tendu – “à peine s’ils se parlaient” écrira Emerick plus tard sur ces séances empoisonnées. Il démissionne le 16 juillet 1968, jurant de ne plus remettre les pieds en studio avec les Beatles. Une hémorragie qui en dit long sur l’atmosphère délétère.

L’incident le plus symbolique survient en août. Ringo Starr, le Beatle pourtant réputé le plus facile à vivre, perd patience et quitte purement et simplement le groupe en plein enregistrement. Depuis des jours, il se sent mis de côté : ses trois camarades bossent parfois en son absence, Paul va même jusqu’à ré-enregistrer certaines de ses parties de batterie jugées imparfaites, notamment sur “Back in the U.S.S.R.”. Le 22 août, lors d’une prise de tête de trop autour de cette chanson (ironiquement une parodie des Beach Boys que McCartney veut fignoler), Ringo laisse tomber ses baguettes et annonce qu’il s’en va. “Je ne joue pas très bien et vous avez l’air si heureux tous les trois ensemble… moi, je me sens de trop”, avoue-t-il à John et Paul en quittant le studio, persuadé qu’ils formeraient un trio plus uni sans lui. Stupéfaction générale : si le gentil Ringo en arrive là, c’est que la situation est vraiment devenue intenable. Malgré la panique que provoque son départ, les autres continuent à travailler bon an mal an – après tout, les studios sont réservés et le temps file. Ainsi, “Back in the U.S.S.R.” sera bouclée tant bien que mal avec un montage de pistes de batterie enregistrées par Paul, John et George eux-mêmes pour remplacer Ringo. De même, “Dear Prudence”, jolie ballade écrite par John en Inde, est enregistrée sans Ringo, avec McCartney assurant la batterie en service minimum.

Heureusement, après deux semaines de bouderie à faire du bateau en Méditerranée chez son ami Peter Sellers, Ringo finit par retrouver le chemin d’Abbey Road début septembre. Il est accueilli comme le fils prodigue : dans le studio 2, Mal Evans (roadie et homme à tout faire du groupe) a décoré sa batterie de fleurs avec un grand panneau “Welcome Back, Ringo!”. Touché, le batteur reprend sa place, rassuré de constater que ses compagnons l’aiment toujours et que son absence a été un électrochoc salutaire. L’incident restera secret à l’époque – personne ne saura que les Beatles ont failli perdre leur batteur en plein enregistrement de l’Album blanc. Mais en coulisses, le ver est dans le fruit : les quatre “chouettes copains” ne le sont plus tout à fait. Chacun navigue dans son coin, et la rupture à venir (qui surviendra officiellement en 1970) est déjà inscrite en filigrane dans ces sessions houleuses.

Un kaléidoscope musical : 30 chansons dans tous leurs états

De ce chaos créatif va pourtant émerger une œuvre monumentale par sa diversité. Là où Sgt. Pepper suivait un concept unificateur et un style psychédélique cohérent, l’Album blanc part dans toutes les directions à la fois, comme si chaque Beatles voulait tirer la couverture à soi et explorer son propre univers musical. Le disque aligne pas moins de 30 morceaux couvrant un spectre de genres ahurissant : folk intimiste, blues électrique, country, parodie de reggae, musique de cabaret rétro, hard rock proto-métal, collage d’avant-garde…. Jamais le groupe n’avait offert un tel patchwork. C’est un album-somme, une sorte de compilation schizophrène de tout ce que les Beatles savent (et aiment) faire, sans filtre ni censure mutuelle. “Chaque morceau est fidèle à un genre unique, sans chercher à les mélanger,” note d’ailleurs un critique, y voyant une forme d’œuvre postmoderne avant l’heure.

L’écoute de l’Album blanc est une expérience déroutante, faite de contrastes extrêmes et de surprises permanentes. La première face du disque en est le parfait résumé. On pose le diamant sur la galette immaculée et ça démarre sur les chapeaux de roue avec “Back in the U.S.S.R.”, pastiche survitaminé du rock californien des Beach Boys et de Chuck Berry. Avion qui décolle en intro, solo de guitare en forme de clin d’œil, chœurs doo-wop en hommage appuyé à Brian Wilson – McCartney s’amuse comme un fou à jouer l’Américain nostalgique… sauf que c’est pour mieux chanter l’Union Soviétique en pleine Guerre froide. Clin d’œil piquant, humour Beatlesien : dès l’ouverture, le ton est donné, l’Album blanc n’a pas peur du grand écart. On passe sans transition d’un rock’n’roll joyeux et parodique à l’enchaînement mélodique “Dear Prudence”, tout en douceur et en arpèges de guitare délicats. Écrite par Lennon en Inde pour encourager Prudence Farrow (la sœur de Mia Farrow) à sortir de sa retraite méditative extrême, la chanson déploie une atmosphère onirique, presque hypnotique, avec ses voix aériennes et sa montée crescendo irrésistible. Le contraste avec le titre précédent est saisissant : en l’espace de deux pistes, on a déjà voyagé de la Californie au fin fond de l’âme en passant par Moscou.

Cette liberté de ton se poursuit tout du long. Juste après, McCartney change encore de costume et livre “Ob-La-Di, Ob-La-Da”, une chansonnette pop aux accents ska caribéens, dotée d’un refrain immédiatement mémorisable (ce “la la la” entêtant). Le morceau se veut léger et fédérateur, Paul le peaufine avec l’obsession du tube parfait – au grand dam de John qui déteste ce qu’il appelle sa “chanson de grand-mère” et trouve l’exercice affreusement gnangnan. L’histoire a retenu que Lennon, excédé par les innombrables prises de la chanson, aurait fini par débouler au piano, complètement stone, pour marteler d’un coup l’accord d’introduction retentissant qui ouvre la version finale, en grognant “Voilà, on en finit et on passe à autre chose !”. Vraie ou embellie, cette anecdote illustre bien l’ambivalence du disque : aux côtés de pépites géniales se trouvent aussi quelques titres plus anecdotiques ou irritants, qui auraient sans doute été écartés d’un album normal mais survivent ici dans le grand fourre-tout du double album.

Le morceau suivant, “While My Guitar Gently Weeps”, remet tout le monde d’accord. C’est l’une des grandes réussites de l’album, une ballade rock poignante signée George Harrison, qui marque enfin l’éclosion de celui-ci en tant qu’auteur majeur. Pour donner à sa composition toute l’ampleur qu’elle mérite, Harrison fait une entorse à la sacro-sainte règle d’autarcie des Beatles : il invite son ami Eric Clapton à tenir la guitare solo. Clapton hésite – il craint de fâcher Lennon/McCartney en s’invitant chez eux – mais George insiste : “Cette chanson est ma création, elle n’a rien à voir avec eux, viens jouer dessus” lui assure-t-il. Le solo inspiré de Clapton, doublé en studio pour lui donner un effet déchirant, apporte une touche de virtuosité bluesy inédite au son Beatles. Mieux, sa présence calme les esprits : sentant un “extérieur” dans la pièce, les Beatles se comportent ce jour-là comme de vrais gentlemen entre eux. Résultat : la prise est magique, et la guitare qui pleure de George/Eric arrache des larmes au cœur de l’auditeur. Pour beaucoup, c’est un des sommets émotionnels de l’Album blanc. Harrison montre qu’il peut tutoyer le génie de ses deux comparses – une promesse de son envol futur (son chef-d’œuvre solo All Things Must Pass n’est plus très loin, en germe dans ce morceau).

Après cette parenthèse chargée d’émotion, le disque repart dans une autre direction avec “Happiness is a Warm Gun”, un véritable OVNI musical signé Lennon. Ce titre, qui clôt la première face du vinyle original, est un collage de trois chansons inachevées de John fusionnées en une seule pièce aux changements de rythmes déroutants. On y passe d’une lente intro rêveuse à une section doo-wop parodique, puis à un final rock fiévreux ponctué de chœurs féminins extatiques sur la phrase “bang, bang, shoot shoot”. Les paroles sont cryptiques et truffées de doubles sens, évoquant à la fois le plaisir addictif de l’héroïne (que Lennon commence à consommer à l’époque) et l’orgasme (“warm gun” étant une image pour l’extase sexuelle). Musicalement, la structure bancale du morceau a donné du fil à retordre au groupe : il a fallu 95 prises pour en venir à bout ! Mais l’effort en valait la peine – Lennon considère plus tard que c’est une de ses meilleures chansons, et les autres Beatles admettent avoir adoré enregistrer ce puzzle musical qui les obligeait à jouer ensemble avec discipline pour une fois. Cette collaboration intense leur rappelle leurs débuts, quand ils devaient répéter dur pour maîtriser un morceau complexe. “Happiness is a Warm Gun” devient ainsi un des morceaux préférés de John, et on comprend pourquoi : c’est une sorte de condensé de l’esprit de l’Album blanc, déroutant, subversif, mais captivant une fois qu’on en a percé les secrets.

Et ce n’est que la première moitié du voyage… L’Album blanc continue d’explorer des territoires variés sur ses faces suivantes. Paul, en caméléon musical absolu, s’en donne à cœur joie dans le registre rétro : avec “Martha My Dear”, il compose une petite perle baroque pour piano et orchestre (en réalité dédiée à sa chienne Martha, preuve que l’inspiration se cache partout). Sur “Rocky Raccoon”, il pastiche le folk-country américain en racontant l’histoire farfelue d’un cow-boy trahi, avec un accent traînant et un piano honky-tonk – un morceau enregistré d’une traite dans l’esprit d’une jam de saloon, que George Martin trouvait tellement anecdotique qu’il ne comprenait pas pourquoi il figurait sur l’album. Paul offre aussi un numéro de music-hall victorien avec “Honey Pie”, déclaration d’amour aux chansons des années 1920 qu’il affectionne tant : il y imite le style des orchestres d’antan, grain du disque 78 tours en intro à l’appui. Ces pastiches nostalgiques auraient paru incongrus ailleurs, mais dans le kaléidoscope du White Album, ils ne choquent même plus – ils ajoutent juste de nouvelles couleurs à la palette.

John de son côté navigue entre satire acerbe et expérimentation brutale. “Yer Blues” est son exutoire cathartique : un blues-rock lourd et dépouillé, enregistré dans un réduit du studio pour sonner “live” et d’une noirceur étonnante chez les Beatles (John y clame qu’il veut mourir, sur un ton mi-sérieux mi-théâtral). On croirait entendre un power-trio crasseux dans un club enfumé de Londres, loin de la pop flamboyante de Sgt. Pepper. À l’inverse, Lennon propose aussi des moments de pure tendresse, comme “Julia”, bouleversante ballade en finger-picking qu’il interprète absolument seul à la guitare acoustique – c’est d’ailleurs le seul titre de tout le répertoire Beatles où John est en solo intégral. Il y rend hommage à sa mère décédée (prénommée Julia) tout en adressant un message codé à Yoko Ono, surnommée “enfant de l’océan” dans les paroles. Cette chanson, délicate et introspective, révèle un Lennon vulnérable comme rarement, en contraste total avec le cynisme mordant d’autres pistes du disque.

George Harrison, lui, profite enfin de la latitude offerte par le double album pour placer quatre de ses compositions – un record pour lui au sein d’un album Beatles. Outre “While My Guitar Gently Weeps”, déjà évoquée, on découvre “Piggies”, petite comptine baroque au clavecin où il se moque des « piggies » (gros porcs) symbolisant l’élite cupide de la société. La chanson a un ton sarcastique, presque montypythonesque dans son mélange d’innocence mélodique et de paroles au vitriol. Elle restera tristement célèbre car un illuminé nommé Charles Manson y puisera plus tard des “messages” fous – notamment la ligne “What they need’s a damn good whacking” (“Ce qu’il leur faut, c’est un bon coup de bâton”) que Manson interprétera comme un appel au massacre des riches, mais nous y reviendrons. Harrison propose aussi “Long, Long, Long”, une pièce quasi spirituelle et planante enregistrée dans une ambiance feutrée, et “Savoy Truffle”, un funk-rock cuivré inspiré par… une boite de chocolats dont il liste les parfums ! (Là encore, le grand écart entre le trivial et le sophistiqué est un art en soi chez les Beatles). “Savoy Truffle” est en fait une taquinerie de George envers son ami Clapton, gros mangeur de bonbons ; la chanson groove étonnamment, comme un clin d’œil soul au milieu de l’album.

Enfin, comment ne pas mentionner Ringo Starr qui, pour la première fois, signe et chante l’une de ses propres compositions : “Don’t Pass Me By”. C’est un petit morceau country-folk un peu bancal, à l’image sympathique mais sans génie, porté par un violon cajun endiablé. Ringo y assume son personnage de type simple et sentimental. Certes, la chanson ne révolutionne rien (John la trouvait gentiment ennuyeuse) et Ringo lui-même plaisantera plus tard en disant qu’avec son “ti-ti-ti” de violon guilleret c’était du “zydeco pouet-pouet” pas très sérieux. Mais qu’importe : le fait même que Ringo ait son morceau sur un album Beatles témoigne de l’esprit “libre” de ce disque où tout le monde a droit de cité. Et il faut admettre que, replacé dans l’éclectisme ambiant, “Don’t Pass Me By” ajoute une touche de simplicité rustique pas désagréable.

Chacun pour soi ? Le travail en solo au sein du groupe

Si la richesse de styles de l’Album blanc fait son charme, elle est aussi le reflet d’une réalité plus amère : les Beatles n’agissent plus vraiment en groupe uni lors de ces sessions de 1968. Faute de s’entendre sur tout, ils ont pris l’habitude de travailler en parallèle, chaque auteur devenant un peu le chef de son propre morceau, avec les autres relégués au rang d’accompagnateurs – quand ils participent. Une statistique résume bien la situation : sur les 30 chansons de l’album, seulement 16 voient les quatre Beatles jouer ensemble de bout en bout. Pour le reste, on assiste à un éclatement inédit des forces.

Quelques exemples révélateurs :

  • Paul McCartney enregistre entièrement seul plusieurs titres, jouant tous les instruments lui-même. C’est le cas de “Wild Honey Pie” (une courte vignette expérimentale de 52 secondes où il s’amuse avec sa voix), de la ballade folk “Mother Nature’s Son” ou encore de “Blackbird”. Sur ces morceaux dépouillés, il ne reste souvent que la patte de Paul, en solitaire dans la cabine, peaufinant minutieusement ses arrangements. Pour “Why Don’t We Do It in the Road?”, un blues-rock basique et torride inspiré à Paul par la vision de singes copulant en pleine rue en Inde, il ira même jusqu’à tout jouer sauf la batterie, où il fait juste appel à Ringo pour taper le rythme.

  • John Lennon, de son côté, tient à interpréter “Julia” sans aucun accompagnement – juste sa voix et sa guitare, pour cette déclaration intimiste qu’il ne voulait pas voir dénaturée. C’est le seul titre du double album (et de la discographie du groupe) qui soit crédité uniquement à John en performance solo. Un moment suspendu, presque en dehors du temps, où l’on oublie qu’on écoute le plus grand groupe du monde tant on a l’impression d’entendre Lennon chanter dans notre salon.

  • George Harrison se heurte parfois à l’indifférence de ses collègues sur ses compositions. Sur “While My Guitar Gently Weeps”, on l’a vu, il a dû inviter Clapton pour susciter l’enthousiasme. Un autre de ses titres, “Not Guilty”, a carrément été enregistré plus de 100 fois (!) en studio dans l’espoir d’une version satisfaisante – pour finalement être écarté du disque. Une vraie frustration pour Harrison, qui avait mis beaucoup de lui-même dans cette chanson traitant justement des reproches que lui faisaient John et Paul… Le double album aurait pu comporter 31 morceaux si “Not Guilty” n’avait pas été abandonné au bout du 101e take par épuisement.

  • Quant à Ringo Starr, s’il brille moins instrumentalement sur cet album (plusieurs chansons se font quasiment sans lui), il prend sa revanche avec “Don’t Pass Me By”, sa première composition enregistrée par les Beatles. Les autres l’ont aidé à l’arranger (Paul au piano, et un violoniste invité sur l’intro), mais Ringo en est l’auteur à part entière, ce qui lui tenait à cœur depuis des années.

En somme, l’Album blanc voit chaque membre apprendre à se passer partiellement des autres. Il n’est pas rare qu’un Beatle s’isole dans un studio annexe pour bosser sa chanson pendant qu’un autre enregistre ailleurs avec un ingénieur différent. McCartney et Lennon se retrouvent même parfois dans deux pièces séparées d’Abbey Road, chacun enregistrant sa piste avec son équipe technique, signe que la collaboration à quatre têtes s’est fissurée. Ce fonctionnement en parallèle tranche radicalement avec la période 1963-67 où tout ou presque était enregistré en groupe uni, sous l’œil direct de George Martin. D’ailleurs, ce dernier s’éloigne volontairement du processus : dépité de voir son “influence décroître”, Martin délègue beaucoup à son assistant et ne supervise quasiment pas certaines prises. L’Album blanc comporte ainsi très peu d’arrangements orchestraux sophistiqués – hormis sur “Martha My Dear” ou “Good Night” – comparé aux albums précédents, ce qui témoigne du retrait du producteur star. On est loin des innovations en studio de Revolver ou Pepper : ici, le son est plus brut, moins habillé. Paradoxalement, en laissant les Beatles livrés à eux-mêmes, George Martin les a poussés à revenir à une forme de simplicité et de rugosité dans le son. L’Album blanc a une production relativement dépouillée (du moins selon les standards Beatles de l’époque), comme si la sophistication de Pepper avait été mise de côté pour revenir à quelque chose de plus organique.

Il en résulte un disque à l’aspect “live” par moments, plein d’aspérités. Sur “Yer Blues”, on entend quasiment le souffle de la pièce tant c’est cru. Sur “Helter Skelter”, l’enregistrement a été volontairement saturé, criard, pour être le plus intense possible. McCartney voulait faire “la chanson la plus sale et la plus bruyante possible”, après avoir lu une interview de Pete Townshend des Who se vantant d’un titre ultra-violent. Paul releva le défi avec “Helter Skelter” – une cavalcade de guitares distordues et de hurlements où l’on entend à la fin Ringo crier “I’ve got blisters on my fingers!” (“J’ai des ampoules aux doigts !”) tant ils l’ont jouée fort et longtemps en studio. Le morceau sera plus tard souvent cité comme un des prémices du heavy metal, et il est clair qu’en 1968 peu de groupes mainstream s’étaient aventurés dans un son aussi saturé et chaotique. Mission accomplie pour McCartney, donc, qui offrit là aux Beatles l’un de leurs titres les plus couillus de leur carrière.

Polémiques et interprétations : un album dans son époque

Malgré – ou à cause de – son éclectisme apolitique, l’Album blanc s’inscrit évidemment dans le contexte bouillonnant de 1968, une année de révoltes et de remises en question. Or, de manière surprenante, les Beatles ne prennent pas clairement position dans leurs nouvelles chansons. Eux qu’on sollicitait pour chaque cause (la paix au Vietnam, les droits civiques des Noirs américains, Mai 68 en France…) répondent ici par un grand disque blanc, neutre, désenchanté. Ce choix a décontenancé certains observateurs engagés. La chanson “Revolution” cristallise ce malaise. John Lennon l’a écrite en réaction aux mouvements révolutionnaires qui grondent partout (émeutes étudiantes, contestation de la guerre) – c’est sans doute le morceau le plus explicitement politique que les Beatles aient jamais sorti. Et pourtant, quel étrange manifeste ! La version rapide et saturée de “Revolution” parait d’abord combative quand elle sort en face B du single Hey Jude en août 68 : guitares fuzz, chant hargneux, on croit entendre un hymne pro-révolte. Mais un vers sème le trouble : “But when you talk about destruction… don’t you know that you can count me out” (“Quand vous parlez de tout casser… sachez que ce sera sans moi”). Lennon exprime son rejet de la violence révolutionnaire, ce qui dans le climat de l’époque passe mal auprès de l’extrême-gauche. Le magazine Ramparts traite Lennon de traître pour ce “out” perçu comme un abandon du combat, New Left Review fustige un réflexe peureux petit-bourgeois de la part du millionnaire Beatle. Piqué au vif, John ajoutera alors un ambigu “out… in” sur la version plus lente “Revolution 1” incluse dans l’Album blanc (sous-entendu “vous pouvez compter sans moi… ou avec moi”, comme s’il hésitait lui-même). Mais le mal est fait : aux yeux de beaucoup de militants, les Beatles apparaissent comme dépolitisés, trop riches et déconnectés pour s’engager. Nina Simone enregistrera même une réponse cinglante intitulée “Revolution” où elle conseille à Lennon de “mettre de l’ordre dans sa tête”. Et le cinéaste militant Jean-Luc Godard, à l’époque fasciné par les Rolling Stones, raillera l’apolitisme des Beatles en les comparant défavorablement aux “vrais révoltés” que seraient Jagger et sa bande. Dure époque où chaque idole pop était sommée de prendre parti sous peine d’être accusée de lâcheté…

En interne, “Revolution” aura une autre conséquence, plus musicale : elle ouvrira la porte à “Revolution 9”, la fameuse piste expérimentale bruitiste de près de 8 minutes qui demeure probablement la pièce la plus controversée jamais publiée par les Beatles. “Revolution 9” n’est pas une chanson à proprement parler, mais un collage abstrait de sons, de boucles de bandes passées à l’envers, de cris, de bruits de foule, de phrases parlées (dont le fameux “Number nine… number nine…” répété en boucle). Lennon, fortement encouragé par Yoko Ono, a composé cette œuvre avant-gardiste pour représenter selon lui le chaos ambiant de l’année 68. On y entend un fouillis de fragments sonores glanés à EMI, superposés en un cauchemar auditif volontairement dépourvu de mélodie ou de structure classique. John est fier de cette expérimentation digne des musiques concrètes de Stockhausen qu’il admire ; Yoko y voit l’occasion d’introduire l’art contemporain dans le temple de la pop. Mais les trois autres Beatles détestent franchement “Revolution 9”. Ils estiment que ce délire est avant tout l’œuvre de Yoko (John étant sous influence à leurs yeux, d’autant qu’il commence à toucher à l’héroïne autour de cette période) et surtout… qu’il s’agit d’une sombre merde sans nom qui n’a rien à faire sur un disque des Beatles. Paul, en particulier, est vent debout : il n’accepte pas qu’on crédite Lennon de toutes les audaces pendant que lui passerait pour le gentil faiseur de bluettes (“Ob-La-Di, Ob-La-Da” et “I Will” ayant renforcé cette image). D’autant que McCartney avait lui-même enregistré en 1967 une pièce expérimentale (Carnival of Light) qu’il n’avait jamais osé publier – il est furieux que John, lui, impose son trip sonore au public Beatles. Une véritable guerre interne éclate autour de la présence de “Revolution 9” en tracklist : trois Beatles contre un. John tiendra bon envers et contre tous, et arrachera l’accord final de laisser la plage abstraite sur l’Album blanc, où elle occupe une place incongrue en fin de disque. Le résultat, on le sait, divisera profondément les auditeurs. Beaucoup sautent systématiquement ce long brouhaha qu’ils jugent inécoutable ; d’autres y voient au contraire un coup de génie prémonitoire (préfigurant l’ère des samplers, du collage sonore qu’on retrouvera plus tard dans le hip-hop et l’électro). Quoi qu’on en pense, “Revolution 9” reste un témoignage fascinant de la liberté totale que s’est arrogée Lennon sur cet album, quitte à choquer son monde.

Mais les chocs ne s’arrêtent pas là : le monde extérieur va se charger de donner à l’Album blanc une aura encore plus trouble. En 1969, l’affaire Charles Manson éclate et jette une ombre sinistre sur plusieurs chansons du disque. Ce gourou illuminé, responsable de meurtres atroces à Los Angeles, affirme avoir trouvé dans l’Album blanc le scénario codé d’une guerre apocalyptique entre Blancs et Noirs qu’il baptise Helter Skelter. Il est obsédé par certaines pistes : “Helter Skelter” justement (qu’il interprète comme l’annonce du chaos imminent), “Piggies” dont il reprend le terme pig pour stigmatiser ses victimes issues de la haute société, ou encore “Blackbird” où il croit déceler un appel aux Afro-Américains à s’élever contre l’oppression des “oiseaux blancs”. Évidemment, tout cela n’existe que dans l’esprit dérangé de Manson. Paul McCartney précisera plus tard qu’en écrivant “Blackbird” il pensait bien aux droits civiques, mais comme un message d’espoir métaphorique aux femmes noires du Sud des États-Unis, certainement pas comme une incitation à la violence. “J’avais entendu parler des troubles à Little Rock et ailleurs, je me suis dit que ce serait bien d’écrire quelque chose qui donne un peu d’espoir aux gens qui traversent ces épreuves. Alors j’ai écrit Blackbird” racontera McCartney, confirmant la dimension allégorique de l’oiseau noir qui attend son heure de vol vers la liberté. Malheureusement, Manson et sa “famille” entendent tout de travers et se servent des paroles de l’Album blanc comme de justifications délirantes à leur entreprise meurtrière. Lorsqu’en août 1969 ils assassinent l’actrice Sharon Tate et ses amis, ils écrivent “Piggies” et “Helter Skelter” avec le sang des victimes sur les murs – un choc absolu pour les Beatles, horrifiés de voir leur musique pervertie de la sorte. John Lennon dira dans une interview peu après : “Ce type Manson est complètement cinglé… Il a pris nos chansons au premier degré comme aucun esprit sain ne le ferait”. L’Album blanc, malgré lui, entrait dans la légende noire du rock.

Réception et héritage : le double album de tous les superlatifs

À sa sortie le 22 novembre 1968, The Beatles (alias l’Album blanc) est accueilli avec un mélange de perplexité admirative et de réserves intrigantes. La critique, globalement favorable, salue la richesse musicale et le culot du groupe à ne pas se répéter après Sgt. Pepper. Jann Wenner de Rolling Stone y voit un chef-d’œuvre fourre-tout qui réinvente ce que peut être un album pop. D’autres, en particulier en Europe, sont plus circonspects : on reproche au disque son apparente insouciance face aux événements du monde (ses chansons potaches et sans message tranché dans un 1968 bouillonnant semblent à côté de la plaque politiquement). Le célèbre critique de The Times, William Mann, note que les Beatles donnent l’impression de tourner en rond sur eux-mêmes, de parodier tous les styles sans se mouiller, là où on attendait peut-être un statement engagé de leur part. Lester Bangs écrira quelques années plus tard que L’Album blanc et Revolver surpassaient Sgt. Pepper dans la hiérarchie des meilleurs albums des Beatles, justement parce qu’ils n’essayent pas d’être “importants” et laissent libre cours à la créativité brute. En tout cas, une chose est sûre : le public, lui, répond massivement présent. Le double album se vend par palettes entières dès sa parution. En un mois, plus de 4 millions d’exemplaires s’écoulent à travers le monde, un record absolu pour l’époque (il restera longtemps le double album le plus vendu de l’histoire, avant d’être détrôné 10 ans plus tard par la BO de Saturday Night Fever dans un tout autre genre). En Grande-Bretagne et aux États-Unis, il se classe numéro 1 des ventes pendant des semaines, malgré l’absence de single extrait (les Beatles ayant sorti “Hey Jude”/“Revolution” à part). Preuve de l’aura du groupe : même un album déroutant, sans tube évident (hormis le charme un peu niais d’“Ob-La-Di Ob-La-Da” qui deviendra quand même un hit repris partout), peut devenir un phénomène commercial dès lors qu’il porte la signature Beatles.

Sur le long terme, l’Album blanc va asseoir son statut d’œuvre culte, justement par son côté hétéroclite et inépuisable. Chaque nouvelle génération de fans y puise des trésors cachés et refait le débat sans fin : fallait-il en faire un simple album en ne gardant que les chefs-d’œuvre, ou le double album est-il parfait tel quel dans son exubérance ? Le principal intéressé George Martin a toujours campé sur la première position, persuadé qu’un seul disque avec, disons, 14 titres triés sur le volet, aurait donné “le meilleur album des Beatles jamais fait” selon lui. Paul McCartney, en vieux sage fier de sa création, a quant à lui cette phrase sans appel à propos du format double : « C’était très bien comme ça. Ça s’est vendu. C’est le foutu Album Blanc des Beatles – fermez-la ! ». Ambiance. Ringo plaisante de son côté en disant qu’on aurait pu l’appeler The White Album et The Whiter Album si on l’avait coupé en deux disques séparés, tant qu’à faire. Mais au fond, aucun d’eux ne regrette vraiment ce grand laboratoire qu’a été l’Album blanc. John Lennon, qui pourtant pouvait être très critique envers ses propres albums, a toujours eu un faible pour celui-ci. “On a vraiment recommencé à jouer ensemble sur ce disque”, dira-t-il en substance, soulignant le retour à un son plus cru, plus rock, sur plusieurs titres. Lui et Ringo le citent souvent comme leur album favori des Beatles justement parce qu’il n’a pas la perfection léchée de Sgt. Pepper : c’est un disque plus spontané, bruyant, par moments, qui leur rappelle leurs jeunes années de rockers et leur a redonné le frisson du jeu en groupe sur des morceaux comme “Helter Skelter”, “Yer Blues” ou “Birthday”.

L’Album blanc a ainsi ceci de fascinant qu’il concentre en lui les germes du futur. On y entend en creux la suite de l’histoire : la dissolution prochaine du groupe, certes, mais aussi l’essor des carrières solo. Certains titres sonnent déjà comme des avant-goûts des albums à venir de chacun : “Glass Onion” et ses auto-références truffées d’humour noir annoncent le John Lennon caustique et introspectif de Plastic Ono Band (1970). “All You Need is Love” n’est pas sur l’Album blanc, mais l’idéalisme de “Revolution 1” et ses doutes préfigure le Lennon militant et ambivalent des années suivantes. Chez Paul, “Mother Nature’s Son” ou “I Will” laissent entrevoir le style pastoral et les ballades épurées qu’il affectionnera dans McCartney (1970) ou Ram (1971). George, bien sûr, éclôt carrément ici : “While My Guitar Gently Weeps” et “Long Long Long” portent en germe le souffle mystique et mélodique de All Things Must Pass (1970). Même Ringo trouve son style bonhomme qu’il déploiera en solo. Au-delà des Beatles eux-mêmes, ce double album hors norme a influencé une myriade d’artistes par son audace tous azimuts. Il n’existe pas deux albums comme celui-ci, qui montre qu’on peut juxtaposer sans complexe une berceuse pour enfant (“Good Night”, chantée par Ringo avec un orchestre à cordes hollywoodien) et un collage bruitiste angoissant (“Revolution 9”), un rock ultra lourd et un numéro de music-hall, le tout sur un même disque – et que cela fonctionne quand même, par la grâce d’une certaine magie.

D’aucuns diront que seul le génie des Beatles pouvait se permettre une telle folie. D’autres estimeront qu’il faut justement être au sommet pour oser publier un album aussi décousu. Quoi qu’il en soit, l’Album blanc occupe une place à part dans la discographie des Beatles et dans l’histoire du rock. Tour à tour qualifié de chef-d’œuvre inégal, de “tour de Babel musical” ou de fatras génial, il continue de susciter des passions.

Sa pochette immaculée, absurde pour un disque aussi foisonnant, est devenue iconique, au point que d’autres y rendront hommage (Metallica nommera un album The Black Album en contraste, Jay-Z fera The Black Album également, et Danger Mouse mêlera celui-ci avec The Black Album de Jay-Z pour créer le mashup The Grey Album…). En 2018, pour ses 50 ans, il a eu droit à une réédition luxueuse, remixée par Giles Martin (fils de George) avec pas moins de 6 CDs de démos, prises alternatives et sessions inédites – preuve que les archives de cette période sont un trésor sans fond pour les collectionneurs.

Pourquoi un tel engouement persistant ? Sans doute parce que l’Album blanc est un miroir sans tain : chacun y trouve un reflet différent. Ceux qui aiment le rock y piochent “Helter Skelter” ou “While My Guitar…”, ceux qui préfèrent la pop sucrée choisissent “Ob-La-Di…” ou “Honey Pie”, les fans d’expérimental ont “Revolution 9”, les nostalgiques des Beatles moptop se consolent avec un “Back in the U.S.S.R.” plein d’humour… Il y en a pour tous les goûts, quitte à ce que l’ensemble paraisse disparate. C’est un catalogue de tout ce que savaient faire John, Paul, George et Ringo. Écouté en 1968, il pouvait déconcerter par son manque de message unitaire ; écouté après-coup, il apparaît comme l’acte de liberté suprême d’un groupe au faîte de sa créativité, qui se permet tout, absolument tout.

En définitive, l’Album blanc des Beatles est un paradoxe ambulant : c’est l’œuvre d’un groupe en train de se désagréger, mais qui accouche d’un monument de diversité ; c’est un disque né du conflit et de la compétition, mais dont le résultat final se savoure comme une célébration de la musique sous toutes ses formes. Inégal, oui, mais d’une fécondité rare. Il annonce aussi bien le hard rock à venir (merci “Helter Skelter”) que le lo-fi intimiste (les nombreuses chansons acoustiques maison), ou même le punk dans son esprit do it yourself éclaté. On a pu dire qu’avec cet album, les Beatles avaient involontairement prophétisé le futur du rock, jusque dans ses errances les plus folles.

Plus de cinquante ans après, on ne cesse toujours pas de l’explorer pour en découvrir les moindres recoins. Et si l’unité du groupe s’y lézarde, l’ensemble forme pourtant un tout indispensable, une fenêtre ouverte sur l’âme de quatre musiciens d’exception au crépuscule de leur aventure commune. Un an plus tard, ils entameront leur véritable chant du cygne (Abbey Road, 1969) puis se sépareront définitivement. Mais l’Album blanc restera comme le témoignage brut et sans fard de ce moment charnière où tout pouvait encore arriver – le meilleur comme le pire – et où les Beatles, dans un dernier élan de grâce chaotique, ont décidé de tout laisser sur la bande. Et pour notre plus grand bonheur, cette bande-là est devenue immortelle.