Cinq ans de retrait, une vie réapprise loin du vacarme, puis ce geste simple : revenir au micro comme on rouvre une porte après un long hiver. Avec (Just Like) Starting Over, John Lennon choisit la grammaire des origines — swing fifties, clin d’œil Elvis/Orbison, pop évidente et joyeuse — pour annoncer son retour sur Double Fantasy et se rendre à nouveau audible, sans posture, sans démonstration. Sauf que le destin s’en mêle et tord le symbole : la chanson pensée comme un recommencement devient, en quelques jours, la bande-son involontaire d’un deuil mondial. Après le 8 décembre 1980, le morceau quitte la simple trajectoire d’un hit pour entrer dans une autre catégorie, celle des refrains chargés de mémoire. Au Royaume-Uni, il atteindra même la première place le 20 décembre 1980, No.1 posthume au goût d’ironie noire : “on dirait qu’on recommence”, alors que tout s’arrête. Reste pourtant l’essentiel, intact : une leçon d’artisanat pop, un Lennon tendre et joueur, et cette lumière qui blesse autant qu’elle console.
Le destin a parfois le mauvais goût de choisir ses symboles avec un cynisme chirurgical. (Just Like) Starting Over est de ceux-là : une chanson conçue comme un grand sourire, une poignée de main tendue au monde après des années de silence, devenue en quelques jours le jingle involontaire d’un deuil planétaire. On peut l’écouter comme un morceau de rock’n’roll léger, une sucrerie bien calibrée pour la radio, un clin d’œil assumé aux idoles de jeunesse de John Lennon. On peut aussi l’entendre comme un document historique, un instantané sonore où tout est paradoxal : la joie enregistrée à la pellicule magnétique, l’optimisme en costume de scène, la promesse d’une vie qui recommence alors que, dehors, l’époque s’apprête à la réduire au silence.
Ce qui frappe, d’abord, c’est l’intention. Quand Lennon entre au Hit Factory à New York pour enregistrer ce qui deviendra le premier single de Double Fantasy, il ne cherche pas à prouver qu’il est encore capable d’écrire. Il n’a rien à démontrer à quiconque, sauf peut-être à lui-même. Il veut réapparaître. Revenir dans la lumière sans être aveuglé par elle. Dire : me voilà. Pas comme une relique, pas comme un prophète, mais comme un homme de quarante ans qui a passé la seconde moitié des années 70 à se désintoxiquer du monde, à réapprendre la lenteur, à devenir père au quotidien, à cuisiner, à écrire par à-coups, à respirer loin du vacarme.
Et pour faire ce geste-là, il choisit un langage simple, presque archaïque : la grammaire du rock’n’roll des origines. Ce n’est pas un hasard si Lennon décrira le morceau comme le titre “Elvis / Orbison”. Il y a, dans (Just Like) Starting Over, ce mélange de swing d’Oldies et de mélodrame contenu, cette façon de faire claquer une chanson comme une porte d’entrée qu’on rouvre après un long hiver. Une énergie de jukebox, oui, mais contrôlée par un artisan de la pop qui sait exactement où poser la lumière.
L’ironie tragique, c’est que ce single devait symboliser un retour à la vie publique. Il est devenu l’un des marqueurs les plus immédiats de l’après. À tel point qu’au Royaume-Uni, sur le classement du 20 décembre 1980, (Just Like) Starting Over devient un UK No.1 posthume. La chanson qui dit “on recommence” monte au sommet parce que l’homme qui l’a écrite ne peut plus recommencer quoi que ce soit. Cette contradiction est au cœur de l’histoire du morceau, et peut-être de sa puissance durable : il n’a pas été construit pour porter le poids du monde, mais le monde l’a chargé de sens.
Sommaire
- Le contexte : la retraite, la mue, et l’envie de redevenir audible
- “Elvis Orbison” : l’ADN des années 50 comme machine à remonter le cœur
- La fabrication : un son propre, une énergie vivante, et l’élégance de ne pas trop en faire
- La sortie : un comeback qui marche, puis l’événement qui sidère
- La semaine du No.1 : quand les charts deviennent un lieu de mémoire
- L’Amérique : un No.1 comme veillée, un succès qui ressemble à un recueillement
- Double Fantasy : le disque qui ne devait pas être un mausolée
- “Imagine” qui revient : le double mouvement de la mémoire
- La lecture musicale : la pop comme discipline et comme élégance
- Lennon, les Beatles, et la question du “retour” impossible
- La réception : entre critique, émotion, et réévaluation
- Héritage : une chanson piégée dans le temps, mais jamais morte
- Le paradoxe final : l’optimisme comme douleur, l’optimisme comme force
Le contexte : la retraite, la mue, et l’envie de redevenir audible
Pour comprendre la trajectoire émotionnelle de (Just Like) Starting Over, il faut revenir à l’étrange ellipse de la fin des années 70. Lennon n’est pas “disparu” au sens médiatique, mais il s’est volontairement effacé comme musicien actif. Une partie de l’opinion publique a longtemps résumé cette période à une caricature : Lennon domestiqué, Lennon rangé, Lennon devenu un slogan de lui-même. La réalité est plus subtile, plus humaine, plus cohérente aussi. Il y a chez lui une fatigue profonde de la comédie sociale, une saturation des rôles : Beatle, porte-parole, agitateur, saint laïc, cible politique, figure de proue, punching-ball.
La retraite n’est pas une pause paresseuse, c’est une réorganisation. Lennon n’a jamais été un homme stable, mais il a toujours eu une obsession : la vérité intime. S’il se retire, ce n’est pas pour se taire à jamais, c’est pour se réaccorder. Pour essayer de vivre sans être constamment commenté. Pour donner à son fils un père présent, un père qui fait les choses invisibles. Et, paradoxalement, c’est là qu’il redevient un songwriter au sens le plus brut : quelqu’un qui observe, qui absorbe, qui note mentalement, qui laisse la vie alimenter la musique au lieu de laisser la musique dévorer la vie.
Quand il revient à l’enregistrement, il ne revient pas dans un monde figé. Entre-temps, la pop a changé de peau. Le rock s’est fragmenté. Le punk a fait exploser le vernis, la new wave a remis l’ironie et l’électricité au centre, le disco a imposé la piste de danse comme tribunal populaire. Les anciens dieux des sixties ont vieilli sous les projecteurs. Paul McCartney a continué à remplir des stades, à chercher la chanson parfaite comme on polit un galet. George Harrison a connu son propre retour en grâce. Ringo Starr a navigué entre éclats et errances. Lennon, lui, arrive avec une autre énergie : celle du type qui n’a pas “tenu la cadence”, mais qui a peut-être gardé quelque chose de plus précieux, une sorte de fraîcheur paradoxale. Parce qu’il n’a pas surproduit son image. Parce qu’il n’a pas saturé le marché de disques. Parce qu’il revient avec l’appétit du débutant.
Double Fantasy s’inscrit dans cette logique. L’album est conçu comme un dialogue entre John Lennon et Yoko Ono. Non pas une juxtaposition opportuniste, mais une architecture : deux voix, deux pôles, deux manières de raconter la même vie. On peut discuter à l’infini de la réception critique de l’époque, de la difficulté qu’a eue une partie du public à accepter Yoko comme artiste à part entière, de la façon dont les attentes “Lennoniennes” ont parfois écrasé le projet. Mais si l’on se place du point de vue du couple, le geste est limpide : “voici notre histoire, ensemble, et pas seulement la mienne.”
Et dans cette histoire, (Just Like) Starting Over fait figure de porte d’entrée. Pas la chanson la plus profonde, pas la plus risquée, mais celle qui a le plus la fonction de signal. Celle qui dit : ce n’est pas un album fantôme. Ce n’est pas un murmure. C’est un retour.
“Elvis Orbison” : l’ADN des années 50 comme machine à remonter le cœur
Le génie discret de (Just Like) Starting Over, c’est son art de la citation sans la nostalgie plombante. Lennon a toujours été un homme du passé, mais pas au sens réactionnaire : il utilise le passé comme un atelier. Les années 50 ne sont pas, chez lui, un musée. Ce sont des outils. Les harmonies, les inflexions vocales, les “shooby-doo” et les clins d’œil de crooner, tout cela n’est pas là pour faire sourire le collectionneur. C’est là parce que ce langage-là est universel. Parce qu’il est immédiatement lisible. Parce qu’il porte en lui une innocence performative : même si l’on n’y croit plus vraiment, on a envie d’y croire pendant trois minutes et demie.
L’ombre de Elvis Presley plane dans le phrasé, dans cette manière de poser la voix avec une nonchalance travaillée. L’ombre de Roy Orbison se glisse dans la mélodie, dans la façon dont la chanson sait se tendre, ouvrir l’espace, laisser passer une émotion presque théâtrale sans basculer dans le kitsch. Lennon, qui a toujours été un chanteur extraordinaire quand il décidait de l’être, joue ici avec ses propres masques : parfois rocker de Liverpool, parfois crooner, parfois gamin qui imite ses héros devant une glace, parfois homme adulte qui se souvient de ses vingt ans.
Ce mélange produit un effet rare : la chanson est à la fois légère et chargée. Légère parce qu’elle danse, parce qu’elle claque, parce qu’elle ne s’excuse pas d’être pop. Chargée parce que tout Lennon est là, en filigrane : l’obsession du couple, la peur de perdre, le besoin de croire à une seconde chance, la conviction que l’amour n’est pas un acquis mais une discipline.
Le refrain, dans sa simplicité, fonctionne comme un mantra. “We’re just like starting over.” Ce “just like” est crucial : il ne dit pas “we are starting over” comme une proclamation héroïque. Il dit “on dirait qu’on recommence.” Il y a une nuance, une modestie, presque une superstition. Comme si l’idée même de recommencer était fragile, comme si la phrase devait être prononcée doucement pour ne pas briser le sort.
La magie du morceau tient aussi à ce contraste entre la forme et le fond. La forme est joyeuse, rétro, presque télévisuelle. Le fond est celui d’un couple qui a connu la tempête, l’exposition, la violence symbolique du monde, et qui choisit malgré tout de se regarder comme au premier jour. C’est une chanson d’adulte qui emprunte les vêtements d’une chanson d’adolescent. Et c’est précisément ce décalage qui la rend touchante.
La fabrication : un son propre, une énergie vivante, et l’élégance de ne pas trop en faire
On a souvent tendance à parler de Double Fantasy comme d’un album “sage”. Le mot est paresseux. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que l’album cherche la clarté. Lennon revient après cinq ans de silence discographique : il ne va pas noyer son comeback dans une production opaque ou expérimentale. Il veut que les chansons existent immédiatement. Qu’elles passent à la radio. Qu’elles aient un corps net.
(Just Like) Starting Over profite de cette volonté de lisibilité. Tout y est à sa place : la rythmique qui entraîne sans écraser, les guitares qui cinglent juste ce qu’il faut, les chœurs qui évoquent les vieux groupes vocaux sans tomber dans la parodie. Il y a un côté “band in a room” maîtrisé, mais on n’est pas dans la capture brute. On est dans une pop soigneusement assemblée, celle d’un artiste qui a toujours su que l’émotion passe aussi par la précision.
Le chant de Lennon mérite qu’on s’y attarde. Il se permet une douceur qui, chez lui, est souvent plus bouleversante que la colère. Lennon a écrit certaines des chansons les plus abrasives de son époque, il a hurlé des vérités en pleine face, il a craché le cynisme quand il le fallait. Ici, il caresse la mélodie. Il joue le charmeur. Et surtout, il assume le plaisir. On sent un type qui s’amuse. Un type qui est content d’être de retour au micro.
Cette joie-là, dans l’histoire du rock, est parfois sous-estimée parce qu’elle a l’air simple. Mais la simplicité est une conquête. Il faut une confiance immense pour faire une chanson qui ne se cache pas derrière la sophistication. Lennon, qui a souvent été obsédé par la “vérité”, aurait pu revenir avec un disque austère, une confession grave, un sermon. Il revient avec une chanson qui donne envie de prendre quelqu’un par la main.
C’est aussi ce qui explique sa puissance radiophonique. Le morceau a une dynamique classique, presque scolaire : introduction accrocheuse, couplets qui avancent, refrain qui s’élargit, pont qui relance, final qui s’allume. La pop, quand elle est bien faite, ressemble à une évidence. Et l’évidence, quand elle touche juste, devient une arme de mémoire.
La sortie : un comeback qui marche, puis l’événement qui sidère
À sa sortie, le single se comporte comme le premier signal d’un retour attendu mais pas forcément acquis. Lennon n’est pas un débutant qui débarque, c’est une figure mythique, mais un mythe peut devenir un poids : le public réclame, compare, juge. Et pourtant, (Just Like) Starting Over trouve sa place. Au Royaume-Uni, le single entre au classement, grimpe, recule, remonte. Il suit la logique normale d’un morceau pop qui cherche son maximum.
Et puis survient l’irréel. Le 8 décembre 1980, John Lennon est assassiné à New York, près du Dakota Building, là où il vit avec Yoko Ono. Il y a des événements qui semblent appartenir à un autre régime de réalité, comme si l’histoire, soudain, cessait d’être une suite de jours et devenait un mythe noir. La mort de Lennon est de ceux-là. Non seulement parce qu’elle frappe un homme qui a incarné une époque, mais parce qu’elle frappe un symbole d’espoir, un homme associé à une idée de paix, de liberté, de musique comme langage commun.
Le monde réagit comme il réagit toujours quand une figure gigantesque disparaît brutalement : d’abord le choc, puis l’afflux, puis la ritualisation. Les disques deviennent des objets de recueillement. Les radios passent les chansons comme on allume des bougies. Les gens se retrouvent, parlent, pleurent, se taisent ensemble. La musique, qui était divertissement, redevient un lien.
Dans ce contexte, la trajectoire du single change de nature. (Just Like) Starting Over n’est plus seulement une chanson. C’est un message involontaire venu d’avant la catastrophe. La phrase “on dirait qu’on recommence” se retourne contre le réel. Et le public, par un geste collectif qui dépasse la consommation, le propulse au sommet.
Sur le classement britannique du 20 décembre 1980, le morceau devient UK No.1 posthume. C’est un phénomène connu : la mort d’un artiste entraîne souvent un sursaut commercial, parce que les gens reviennent aux œuvres, parce qu’ils veulent posséder, écouter, comprendre, parce que la musique devient un langage du deuil. Mais dans le cas de Lennon, l’ampleur est autre. Ce n’est pas seulement une star. C’est une pièce centrale d’un récit collectif.
Et ce n’est pas un détail que ce soit (Just Like) Starting Over. Si le titre qui grimpe avait été une chanson sombre, l’effet aurait été plus “logique”. Ici, l’effet est presque insupportable : l’optimisme en tête des charts comme une ironie qui grince. Une chanson lumineuse au sommet d’un pays en larmes.
La semaine du No.1 : quand les charts deviennent un lieu de mémoire
On se moque parfois des classements, et à juste titre : l’industrie musicale a toujours su transformer l’art en compétition de chiffres. Mais il arrive que les charts cessent d’être un simple baromètre économique et deviennent un miroir social. La semaine où (Just Like) Starting Over atteint le sommet au Royaume-Uni, le classement n’est plus un jeu. C’est un mémorial déguisé. C’est une manière, pour des millions de gens, d’écrire une phrase collective : “nous avons entendu.”
Dans l’histoire de la pop, la mort a souvent reconfiguré la perception d’une œuvre. On redécouvre, on réévalue, on amplifie. On transforme des chansons en épitaphes. Mais Lennon occupe une place particulière parce que sa musique a toujours été liée au commentaire du monde. Même quand il chantait l’amour, il y avait derrière l’amour une vision politique, une façon de dire : l’intime est collectif.
La réaction britannique est aussi celle d’un pays qui “reprend” Lennon. Un artiste qui avait vécu ailleurs, qui s’était éloigné, qui était devenu une figure globale, redevient soudain un enfant du pays, un gars de Liverpool, un ancien Beatle. La douleur a besoin de proximité. On pleure plus fort ce qui nous appartient.
Ce moment-là installe (Just Like) Starting Over dans une catégorie étrange : la chanson est datée, volontairement rétro, et en même temps intemporelle parce qu’elle se retrouve associée à un choc universel. Elle devient un morceau qu’on ne peut pas écouter innocemment. Même si l’on veut l’entendre comme une simple pop song, on entend derrière chaque note la mémoire du 8 décembre 1980.
Et pourtant, ce serait injuste de réduire la chanson à son contexte tragique. Car le morceau vit aussi par lui-même, par son efficacité mélodique, par son charme. Le piège du mythe, c’est d’écraser l’œuvre sous le symbole. Lennon, lui, avait choisi une chanson qui était d’abord une chanson. Pas un discours. Pas une banderole. Et c’est peut-être cela, paradoxalement, qui la rend plus humaine.
L’Amérique : un No.1 comme veillée, un succès qui ressemble à un recueillement
Le phénomène ne s’arrête pas au Royaume-Uni. Aux États-Unis, (Just Like) Starting Over devient également un sommet, et d’une manière tout aussi chargée : il s’impose comme le dernier Billboard Hot 100 No.1 de l’année 1980, et occupe la première place pendant une période qui se prolonge tout au long de janvier, comme une sorte de veillée collective. Une chanson pop transformée en rituel.
Là encore, il ne s’agit pas seulement de chiffres. Il s’agit de ce que représente Lennon en Amérique à ce moment-là. Il y a le Lennon militant, celui qui avait inquiété certains cercles politiques, le Lennon surveillé, le Lennon de la contre-culture. Il y a le Lennon artiste, bien sûr, le compositeur génial, le chanteur au timbre unique. Et il y a le Lennon new-yorkais, celui qui a choisi cette ville comme scène finale, celui qui s’y est reconstruit.
Le fait que la mort ait eu lieu à New York donne au choc un caractère immédiat pour l’Amérique. Ce n’est pas la disparition d’une star lointaine. C’est un drame local devenu mondial. Et dans cette géographie, (Just Like) Starting Over sonne comme une bande-son involontaire de la ville elle-même : un morceau enregistré à New York, par un Lennon new-yorkais, qui revient au monde depuis Manhattan, et qui, soudain, n’est plus.
Ce qui est troublant, c’est l’écart entre la chanson et l’image de Lennon au moment de sa mort. L’opinion publique, quand elle pense à Lennon, pense souvent à l’homme en colère, à l’iconoclaste, au provocateur. (Just Like) Starting Over montre un Lennon différent : apaisé, joueur, presque tendre. C’est comme si le morceau révélait une facette que le mythe n’avait pas tout à fait intégrée. Il dit : Lennon n’était pas seulement un symbole. C’était un type qui avait envie d’aimer et d’être aimé, d’écrire des chansons simples, de faire swinguer un refrain.
Dans cette perspective, le No.1 américain n’est pas seulement un succès posthume. C’est une réécriture. La culture populaire, en portant ce titre au sommet, choisit une image de Lennon : celle de l’homme qui revient, pas celle de l’homme qui s’en va. Et ce choix est en lui-même un geste de consolation.
Double Fantasy : le disque qui ne devait pas être un mausolée
Il y a une cruauté particulière dans le fait que Double Fantasy soit devenu, malgré lui, un album de fin. Le disque était pensé comme un commencement. Une renaissance artistique. Une prise de parole après des années de silence. Il devait annoncer une suite, une nouvelle décennie, un Lennon quarantaine qui allait peut-être explorer d’autres couleurs, d’autres formes, d’autres combats. À la place, il devient un testament.
Mais un testament involontaire, et donc imparfait, et donc fascinant. Lennon n’a pas eu le temps de polir le récit. Il n’a pas eu le temps de corriger la perception. Le disque reste tel quel : un instantané. Et c’est ce qui le rend précieux. On y entend un homme qui n’est pas dans la posture du “dernier disque”. Il n’écrit pas pour l’éternité. Il écrit pour demain.
Dans l’histoire du rock, les albums posthumes ou les derniers albums sont souvent chargés de présages. On cherche des signes. On interprète chaque phrase comme une prophétie. Avec Double Fantasy, la tentation est forte, parce que certaines lignes semblent, après coup, presque insoutenables. Mais il faut résister à cette lecture totalisante. Lennon n’écrit pas en sachant qu’il va mourir. Il écrit en croyant qu’il va vivre. Et cette croyance est, en soi, une émotion.
(Just Like) Starting Over est l’exemple parfait de cette innocence. C’est une chanson qui ne regarde pas la mort. Elle regarde l’avenir. Elle regarde le couple. Elle regarde la possibilité d’une nouvelle phase. Et c’est exactement ce que la mort vient interrompre.
On peut aussi comprendre, à travers ce morceau, la manière dont Lennon concevait sa relation à Yoko Ono à ce stade. Ce n’est plus le couple scandale des années 60, le duo qui choque, le symbole de rupture. C’est un couple domestique, solide, éprouvé, qui parle de sa propre intimité. Lennon, souvent accusé d’égocentrisme, place ici l’histoire à deux au centre. Le “starting over” n’est pas un retour solo. C’est un recommencement conjugal.
“Imagine” qui revient : le double mouvement de la mémoire
Après le choc, un autre phénomène se produit : le passé revient en bloc. Les gens ne se contentent pas d’écouter le single du moment, ils replongent dans l’ensemble de l’œuvre. Et, inévitablement, Imagine réapparaît au premier plan. La chanson, déjà mythique, devient une sorte d’hymne funéraire paradoxal : un chant de paix dans un monde qui vient de prouver, brutalement, qu’il reste violent.
Le retour d’Imagine au sommet des classements, au début de l’année 1981, agit comme une seconde vague de deuil. (Just Like) Starting Over est l’immédiat, le réflexe, la réaction. Imagine est la méditation, le recul, la symbolisation. L’une est une chanson d’amour en costume de rock’n’roll. L’autre est une utopie minimaliste, presque une prière laïque. Ensemble, elles encadrent ce que Lennon représentait : la pop et le manifeste, le couple et le monde, le sourire et le slogan.
Il y a une leçon là-dedans sur la façon dont la culture populaire fabrique ses monuments. Un artiste disparaît, et soudain ses œuvres se hiérarchisent autrement. Des morceaux qu’on aimait deviennent des morceaux qu’on vénère. Des chansons qu’on fredonnait deviennent des textes qu’on cite. Et dans cette recomposition, (Just Like) Starting Over trouve une place singulière : ce n’est pas la chanson “la plus importante” de Lennon, ce n’est pas la plus révolutionnaire, mais c’est celle qui incarne le plus cruellement l’idée d’un futur volé.
C’est aussi une chanson qui, par sa tonalité positive, permet un type de deuil différent. On ne pleure pas seulement. On se rappelle qu’il était vivant. On se souvient de son humour. De sa légèreté. De son goût du pastiche. Le deuil, parfois, a besoin de rire doucement pour ne pas devenir pierre.
La lecture musicale : la pop comme discipline et comme élégance
Si l’on met de côté le contexte, et qu’on se concentre sur l’objet musical, (Just Like) Starting Over reste un modèle d’écriture pop. La mélodie est immédiate, mais pas pauvre. Les accords sont classiques, mais la progression est suffisamment mobile pour éviter la monotonie. Le refrain est un crochet, mais il n’est pas un slogan vide. Il est soutenu par une vraie ligne vocale.
L’arrangement est également remarquable dans sa capacité à évoquer sans imiter. On pense aux années 50, mais on n’a jamais l’impression d’un pastiche figé. Le son est contemporain de son époque. La batterie, la production, l’espace stéréo : tout rappelle le tournant des années 80. C’est un morceau qui joue avec le rétro, mais qui parle la langue de 1980. Et cette hybridation est peut-être l’une des raisons pour lesquelles il a pu toucher aussi largement : il rassure les nostalgiques et séduit les modernes.
La voix de Lennon, surtout, est un instrument narratif. Il sait faire entendre un sourire. Il sait faire entendre une caresse. Et il sait aussi, par petites touches, glisser une fragilité. Même dans une chanson optimiste, Lennon ne peut pas s’empêcher de laisser une ombre au bord du cadre. Non pas une ombre morbide, mais une conscience : celle que le bonheur est un choix, et donc un effort.
Ce qui est fascinant, c’est que Lennon, qui a souvent été présenté comme un artiste de rupture, revient ici à une forme d’artisanat. Il écrit comme un vieux maître de la chanson populaire. Comme quelqu’un qui a compris que la modernité n’est pas une obligation, mais une option. On peut être moderne en 1980 en écrivant un morceau qui pourrait presque sortir d’un juke-box des fifties, à condition d’y mettre une vérité de 1980.
Et cette vérité, ici, c’est l’histoire d’un couple qui survit. Qui décide de recommencer. Ce n’est pas un drame grandiose. C’est une intimité. Lennon, devenu adulte, comprend que l’héroïsme est parfois là : dans la répétition, dans la fidélité, dans le fait de dire “on réessaie”.
Lennon, les Beatles, et la question du “retour” impossible
Toute discussion sur Lennon après 1970 est hantée par une question fantôme : et si les Beatles s’étaient reformés ? C’est un jeu de l’esprit, un sport mondial, une nostalgie rentable. Mais c’est aussi une manière de rater ce que Lennon faisait réellement. En 1980, Lennon ne cherche pas à revenir aux Beatles. Il cherche à revenir à lui-même.
Pourtant, on ne peut pas écouter (Just Like) Starting Over sans entendre la mémoire Beatles en arrière-plan. Pas parce que le morceau sonne comme un titre du groupe, mais parce que la voix de Lennon est, pour des millions d’oreilles, un portail instantané vers l’adolescence du monde. Lennon chante, et tout un pan de l’histoire culturelle se met à vibrer.
Le paradoxe, c’est que ce retour solo tardif aurait pu ouvrir une nouvelle phase, peut-être une phase plus libre, plus expérimentale, plus surprenante. Lennon était un homme de cycles, de ruptures. Il aurait pu, après avoir reconquis le territoire de la pop classique, repartir ailleurs. La mort fige ce mouvement. Et le mythe, ensuite, transforme ce qui devait être un chapitre en point final.
Dans ce contexte, (Just Like) Starting Over ressemble à une porte qu’on voit s’ouvrir, mais qu’on n’a pas le droit de franchir. Elle donne un aperçu d’un Lennon qui, peut-être, allait redevenir prolifique. Qui allait, peut-être, se confronter à l’Amérique reaganienne, à l’ère MTV, à la mutation du rock. Qui allait, peut-être, écrire des chansons plus dures, ou plus tendres encore. Tout cela n’existera pas. Il ne reste que l’écho.
Et c’est aussi pour cela que le morceau est resté. Parce qu’il ne clôt pas. Il ouvre. Et quand une œuvre ouvre sur un futur qui n’a pas eu lieu, elle devient un objet de fascination. On y projette ce qui manque. On y cherche ce qui aurait pu être.
La réception : entre critique, émotion, et réévaluation
Il faut être honnête : à sa sortie, Double Fantasy n’a pas été unanimement célébré. Certains y ont vu un disque trop poli, trop domestique, trop “adulte” au sens ennuyeux du terme. D’autres ont jugé le dialogue avec Yoko Ono déséquilibré, ou ont simplement refusé d’entendre sa voix à égalité. C’était une époque où le regard critique sur Lennon était parfois prisonnier d’un cliché : Lennon devait être radical, sinon il “trahissait” quelque chose.
La mort a évidemment reconfiguré cette réception. D’un coup, le disque devient intouchable, ou au contraire scruté avec une intensité nouvelle. Les critiques se taisent, puis reviennent plus tard. Et avec le recul, une évidence apparaît : Lennon n’avait pas besoin d’être radical pour être Lennon. Il avait besoin d’être vrai. Et sur Double Fantasy, il y a une vérité simple : l’homme était heureux, au moins par instants, et il avait envie de le dire.
(Just Like) Starting Over a bénéficié de cette réévaluation. La chanson, parce qu’elle est immédiatement efficace, a toujours eu des défenseurs. Mais elle a aussi été parfois considérée comme mineure, précisément parce qu’elle est trop joyeuse, trop rétro, trop accessible. Or, l’accessibilité n’est pas un défaut quand elle est le résultat d’un savoir-faire. Lennon n’a jamais méprisé la pop. Il l’a prise au sérieux comme forme d’art. Il savait qu’une grande chanson pouvait être simple, et qu’une chanson simple pouvait porter un monde.
Aujourd’hui, le morceau est souvent entendu comme l’un des emblèmes de la dernière période Lennon, et pas seulement comme un hit posthume. On y entend le plaisir de chanter. Le retour au micro. La vitalité. Et ce retour au rock’n’roll des origines, chez un artiste qui avait déjà traversé tant de styles, ressemble à une forme de boucle bouclée : Lennon revient à la source, non pas parce qu’il est à court d’idées, mais parce qu’il sait que les sources sont inépuisables.
Héritage : une chanson piégée dans le temps, mais jamais morte
L’héritage de (Just Like) Starting Over est étrange. C’est un morceau que tout le monde connaît, même ceux qui ne connaissent pas vraiment l’œuvre solo de Lennon. Un refrain qui s’incruste. Une ambiance qui évoque immédiatement un “avant”. Et pourtant, ce n’est pas une chanson qu’on écoute sans contexte, ou du moins, rares sont ceux qui parviennent à le faire.
C’est là le prix des chansons associées à un drame. Elles deviennent des objets de mémoire. Elles portent une histoire qui les dépasse. Et parfois, elles souffrent de cette charge, parce qu’on ne les entend plus pour elles-mêmes. On les entend comme des reliques.
Mais (Just Like) Starting Over résiste à cette réduction par une qualité simple : elle est vraiment bien écrite. Elle tient debout. Elle swingue. Elle séduit. Elle a ce charme des chansons qui n’ont pas peur d’être chansons. Et quand on arrive à la réécouter avec un peu de distance, on retrouve ce que Lennon voulait probablement offrir : une bouffée d’air.
Il y a aussi, dans son héritage, une dimension presque morale. La chanson raconte la possibilité du recommencement. Non pas un recommencement naïf, mais un recommencement malgré tout. Et quand on sait ce qui est arrivé, ce thème devient plus poignant. Il rappelle que le futur est fragile, que le bonheur est précaire, que la vie peut être interrompue sans logique. Mais il rappelle aussi quelque chose d’autre : que l’art, lui, recommence toujours. Qu’une chanson peut continuer à dire “on dirait qu’on recommence” même quand celui qui l’a chantée est parti. Et que ce recommencement-là, paradoxalement, est une forme de survie.
Le paradoxe final : l’optimisme comme douleur, l’optimisme comme force
Écouter (Just Like) Starting Over aujourd’hui, c’est accepter ce paradoxe : on est à la fois attiré par sa lumière et blessé par elle. La chanson n’est pas triste, mais elle déclenche une tristesse. Elle est optimiste, mais son optimisme est devenu une cicatrice.
Et pourtant, il y a une raison pour laquelle elle continue d’exister au-delà de son contexte tragique. Parce qu’elle touche à quelque chose de profondément humain : la volonté de recommencer. La volonté de se donner une chance. La volonté de croire que les relations peuvent se réparer, que les cycles peuvent repartir, que les échecs ne sont pas définitifs.
C’est un message simple, et c’est précisément ce qui le rend puissant. Lennon, qui avait écrit des hymnes politiques, des cris de colère, des confessions crues, termine sa trajectoire publique avec une chanson qui dit, en substance : “on y retourne.” Comme si, après avoir affronté les idéologies, les médias, les guerres culturelles, il revenait à l’essentiel : l’amour comme chantier quotidien.
Le fait que ce morceau soit devenu un No.1 posthume au Royaume-Uni le 20 décembre 1980 n’est pas seulement un fait de classement. C’est une image. Un symbole involontaire de ce que la pop peut faire : transformer un choc en rituel, donner à une communauté une manière de ressentir ensemble, offrir une phrase simple quand les mots manquent.
Au fond, (Just Like) Starting Over n’est pas la chanson la plus “importante” de Lennon si l’on mesure l’importance en innovation ou en révolution. Mais c’est peut-être l’une des plus révélatrices. Elle montre un Lennon qui n’est pas figé dans la posture du génie torturé. Elle montre un Lennon vivant, joueur, amoureux, conscient du passé mais pas prisonnier de lui. Elle montre un Lennon qui, après tout, voulait simplement refaire le premier pas.
Et c’est pour cela que la chanson reste. Parce qu’elle n’est pas seulement un monument funéraire. Elle est une respiration. Une preuve que, même dans une histoire brisée, il y a eu, juste avant le silence, un homme qui chantait encore la joie. Et que cette joie, paradoxalement, continue de circuler, comme une onde qui refuse de s’éteindre.