Paul McCartney, la fin de la fin : quand “The End of the End” tient la lumière allumée

Publié le 21 décembre 2025 par John Lenmac @yellowsubnet

On aime croire que Paul McCartney ne peut pas disparaître, comme si ses mélodies faisaient partie du mobilier du monde. Pourtant, derrière l’éternel optimiste, il y a un survivant qui a vu l’impensable : la peur sourde des années Beatlemania, puis l’arrachement Lennon, et ce deuil mis à nu dans “Here Today”. Plus tard, la fin acceptée de George Harrison agit comme un miroir : le temps n’est pas une idée, c’est une force qui emporte. Dans les années 2000, McCartney fait l’inventaire à sa façon, en chansons, et glisse au cœur de Memory Almost Full (2007) une pièce étrange et lumineuse : “The End of the End”. Au lieu d’un adieu en marbre, il imagine une veillée où l’on pleure, oui, mais où l’on rit aussi, où l’on raconte, où l’on déroule les souvenirs comme des tapis usés par la vie. Entre hommage aux absents et consigne pour ceux qui resteront, cette chanson dit l’essentiel : la pop peut regarder la mort en face sans éteindre la lumière. Voici le fil secret qui relie ces titres et ce qu’ils révèlent du dernier chapitre maccartneyen.


Il y a des artistes dont on se dit, par superstition autant que par tendresse, qu’ils ne peuvent pas partir. Paul McCartney fait partie de ceux-là. Non pas parce qu’il serait immortel au sens biologique du terme, mais parce que sa musique a colonisé nos vies avec une telle évidence qu’elle semble avoir toujours été là, comme l’air qu’on respire. Sa voix, sa façon de faire rebondir une mélodie sur trois accords, d’accrocher un refrain à une phrase simple, ont fini par appartenir au décor du monde. On peut passer des années sans écouter sciemment un album de lui, sans acheter un ticket pour un concert, sans lire une interview, et pourtant être rattrapé à chaque coin de rue par un bout de The Beatles, un fragment de Wings, une chanson solo, un écho de basse qui marche, une montée d’accords qui serre le cœur. La présence de McCartney est devenue une sorte de bruit blanc émotionnel collectif, une lumière de veilleuse dans l’obscurité du quotidien.

Alors oui, l’idée même d’un monde où il ne serait plus là a quelque chose d’indécent. Un sentiment de “pas encore”, presque enfantin. Comme si l’histoire du rock, si souvent écrite à l’encre noire des overdoses, des accidents, des drames et des suicides, avait besoin de cette exception rassurante : un type qui traverse les décennies, qui continue de bosser, qui sourit encore, qui monte sur scène comme on monte dans un train familier, et qui joue “Hey Jude” comme si ce refrain avait été inventé hier. Mais la mortalité n’a jamais signé de pacte avec la légende. Elle attend son heure, silencieuse, et elle frappe parfois au moment où l’on s’y attend le moins. McCartney le sait mieux que personne : il a déjà vu l’impensable arriver.

Ce texte n’est pas une oraison funèbre anticipée, encore moins une spéculation morbide. C’est au contraire une manière d’observer, à travers ses chansons et ses paroles, comment un homme qui a incarné la joie pop la plus pure a appris à regarder le “dernier chapitre” sans détourner les yeux. Et comment, fidèle à lui-même, il a tenté de le faire sans éteindre la lumière, en gardant au bout des lèvres ce demi-sourire typiquement maccartneyen : celui qui dit “oui, c’est sérieux”, mais aussi “ne faisons pas comme si la tristesse avait le dernier mot”.

Sommaire

  • La peur au ventre derrière les cris
  • Vivre avec un fantôme : après John Lennon
  • George Harrison : la fin acceptée, le départ préparé
  • Le tournant des années 2000 : faire l’inventaire
  • Memory Almost Full : le disque comme carnet de bord
  • “The End of the End” : écrire sa propre sortie sans plomber la fête
  • L’inverse de “Here Today” : de l’hommage à la consigne
  • “The End” et la tentation de boucler la boucle
  • Le corps, la scène, et l’acharnement joyeux
  • Le legs : chansons, famille, et ce qui ne se mesure pas
  • La pop comme antidote au noir
  • Ce jour-là : ne pas laisser le monde devenir muet

La peur au ventre derrière les cris

On fantasme facilement la Beatlemania comme un carnaval permanent : des cris, des flashes, des limousines, des costumes, une euphorie de jeunesse devenue mythe. Mais il y a, derrière cette folie douce, une tension plus sombre que l’imagerie officielle a longtemps laissée hors champ. Les Beatles ont grandi dans un monde où l’on pouvait être abattu en public, devant des caméras, comme un symbole qu’on veut faire taire. L’assassinat de Kennedy a marqué l’époque, et même si les garçons de Liverpool n’étaient pas des figures politiques, ils ont compris très tôt ce que signifiait devenir une cible, être projeté dans une hystérie qui vous dépasse.

La célébrité, à ce niveau, n’est pas seulement un tapis rouge. C’est un champ magnétique qui attire aussi le pire. Et McCartney, derrière son image d’éternel optimiste, a parfois parlé de cette angoisse très concrète : la possibilité d’être “atteignable”, vulnérable, au milieu d’une foule. On imagine mal aujourd’hui la fragilité logistique de ces tournées : des scènes ouvertes, des mouvements de foule, une sécurité qui n’avait rien à voir avec les standards actuels. On imagine encore moins ce que ça fait, psychologiquement, de monter chaque soir sur scène en se demandant si quelqu’un, quelque part, n’a pas décidé de transformer la fête en tragédie.

Cette peur n’a rien d’une paranoïa glamour. Elle dit quelque chose de la condition des idoles pop quand elles deviennent des objets de projection totale : amour absolu, haine absolue, fantasmes absolus. Être aimé par des millions, c’est aussi être détesté par quelques-uns avec une intensité démente. Et dans les années 60, alors que le monde bascule, que la violence politique s’invite à la télévision, que l’Amérique s’embrase, ce sentiment diffuse chez McCartney comme une brume : la conscience brutale que la vie peut s’interrompre net, même quand tout semble invincible.

Ce n’est pas un hasard si, bien plus tard, quand il écrira sur la fin, il ne le fera pas comme un vieux sage perché sur une montagne, mais comme quelqu’un qui a compris tôt que la chance tourne, que le destin est un animal imprévisible. La mort n’est pas un concept philosophique chez McCartney. C’est une possibilité, déjà entrevue dans les reflets d’une époque électrique.

Vivre avec un fantôme : après John Lennon

La première vraie rupture, celle qui arrache un morceau de lumière au monde, c’est évidemment la mort de John Lennon. On peut analyser la relation Lennon/McCartney sous tous les angles : rivalité créative, fraternité, tension, dépendance artistique, amour déguisé en sarcasmes. Il reste un fait : ces deux-là ont inventé une langue pop à deux voix. Quand Lennon est assassiné, ce n’est pas seulement un ami qui tombe. C’est l’autre moitié d’un système solaire. Et McCartney se retrouve, d’un coup, avec un ciel amputé.

Le choc a été public, violent, médiatisé. McCartney a subi, en plus de la douleur intime, la cruauté du regard extérieur : ce besoin malsain de scruter sa réaction, de jauger s’il souffre “comme il faut”, s’il dit “les mots justes”, s’il incarne le deuil de manière satisfaisante pour les spectateurs. Comme si la mort d’un ami devait se plier à une dramaturgie collective. Comme si la compassion passait par une performance.

Mais McCartney, lui, a fait ce qu’il sait faire quand les mots manquent : il a écrit une chanson. “Here Today”, sur Tug of War, est l’un des moments les plus nus de son œuvre. Pas de grand discours. Pas de posture. Un dialogue imaginaire, une conversation impossible, une manière de dire “je ne t’ai pas tout dit, et maintenant je ne peux plus”. C’est une chanson sur la gêne masculine de l’affection, sur cette pudeur du Nord de l’Angleterre où l’on s’aime sans le dire, où l’on se pique pour ne pas s’avouer qu’on tient l’autre à bout de bras.

Ce qui rend “Here Today” si bouleversante, c’est qu’elle refuse l’héroïsme. Elle ne transforme pas Lennon en statue. Elle le ramène à ce qu’il était pour Paul : un type complexe, brillant, parfois dur, souvent drôle, profondément présent. Et elle dit en creux quelque chose d’essentiel sur McCartney : sous la surface du faiseur de tubes, il y a un homme qui porte ses morts comme on porte un poids discret, toujours là, jamais exhibé.

“Here Today” est un deuil mis en musique, mais aussi un apprentissage : celui de vivre avec un fantôme. Et quand on vit avec un fantôme, on finit forcément par penser à la place qu’on laissera soi-même.

George Harrison : la fin acceptée, le départ préparé

Quand George Harrison meurt, c’est un autre type de déchirure. Lennon a été arraché brutalement. Harrison, lui, a eu le temps de regarder venir la fin, de s’y préparer, de l’apprivoiser à sa manière. La spiritualité de George a souvent été caricaturée, réduite à un folklore exotique, à une marotte de célébrité. En réalité, chez lui, cette quête a toujours eu une colonne vertébrale : l’idée que le corps est un vêtement, que l’âme est en transit, que la mort est un passage, pas une annihilation.

On peut trouver cela consolant ou irritant, peu importe. Ce qui compte, c’est l’effet que ça produit sur ceux qui restent. Face à Harrison, McCartney ne peut pas seulement pleurer. Il doit aussi entendre, même s’il n’adhère pas à tout, cette forme de sérénité. George, jusque dans sa disparition, propose une manière d’être au monde : accepter l’impermanence, lâcher prise, remercier pour ce qui a été.

McCartney a toujours eu un rapport plus terrien à la vie. Il aime les choses concrètes : les instruments, les studios, les mélodies, le travail. Sa spiritualité, quand elle affleure, est souvent plus diffuse, plus intuitive, moins doctrinale. Mais la mort de George agit comme un miroir : elle lui rappelle que le temps n’est pas une abstraction, qu’il avance, qu’il prend, qu’il emporte.

C’est aussi à cette période qu’on voit Paul multiplier les clins d’œil affectueux à son ami. Des harmonies, des couleurs d’accords, un goût renouvelé pour certaines guitares, une manière de laisser respirer la musique. Il y a dans des titres comme “Friends To Go” une tendresse en filigrane, un hommage sans panneau publicitaire, une façon de dire “je t’ai entendu”. Ce n’est pas de la copie, c’est une conversation posthume : McCartney continue de parler à Harrison avec son langage à lui, celui des chansons.

Et plus il parle aux absents, plus il est forcé d’imaginer ce que les vivants diront de lui quand il passera, à son tour, “de l’autre côté”.

Le tournant des années 2000 : faire l’inventaire

Vieillir, ce n’est pas seulement accumuler des années. C’est apprendre à faire l’inventaire. Les gens ordinaires le font avec des photos, des albums de famille, des regrets, des projets remis à plus tard. Les artistes le font en musique. Et chez McCartney, l’inventaire prend souvent la forme d’un dialogue avec sa propre légende : revisiter, recomposer, se souvenir, parfois se contredire.

Il y a aussi, dans ces années-là, une conscience plus aiguë de ce que signifie être un survivant. McCartney a survécu à ses camarades, à son époque, à plusieurs cycles du rock qui ont tous proclamé la mort des anciens. Il a survécu au punk qui devait brûler les dinosaures. Il a survécu au cynisme qui ridiculise la tendresse. Il a survécu aux procès, aux divorces, aux tabloïds, à la fatigue, aux deuils intimes. Il a même survécu à cette rumeur absurde, presque comique, qui l’annonçait mort dans les années 60, preuve que la culture pop peut fabriquer des fantômes avant même que les corps disparaissent.

Mais survivre n’est pas un état stable. C’est une tension permanente. Quand on survit longtemps, on finit par se demander pourquoi on est encore là, et ce qu’on fait de ce temps supplémentaire. McCartney, fidèle à sa nature, répond par le travail. Il enregistre, il tourne, il écrit, il recommence. Il ne s’installe pas dans un mausolée. Il refuse d’être un monument immobile.

Et pourtant, parfois, la question de la fin revient, comme une marée. Non pas sous forme de panique, mais sous forme de lucidité. Et c’est là qu’intervient un morceau singulier dans sa discographie : “The End of the End”, sur Memory Almost Full.

Memory Almost Full : le disque comme carnet de bord

Memory Almost Full est un album souvent sous-estimé, coincé entre la mythologie Beatles et les grands chapitres solo plus unanimement célébrés. Il a pourtant quelque chose de précieux : il ressemble à un carnet de bord. Pas un journal intime au sens voyeuriste, mais un assemblage de scènes, de humeurs, de souvenirs, de fragments d’identité. On y entend McCartney se frotter à sa propre histoire, jouer avec l’idée du temps, de la célébrité, du corps qui vieillit, de la mémoire qui sature.

Le titre lui-même dit beaucoup : “mémoire presque pleine”. Comme un disque dur qui arrive à saturation. Comme si la vie avait accumulé tellement de fichiers, tellement d’images, tellement de refrains, qu’il fallait choisir ce qu’on garde, ce qu’on efface, ce qu’on transmet. Il y a dans l’album une énergie rock, parfois nerveuse, parfois jubilatoire, mais aussi des moments où la mélancolie affleure, discrète, sans pathos.

McCartney n’a jamais été un artiste du désespoir exhibitionniste. Il ne fait pas partie de ces songwriters qui transforment chaque blessure en spectacle. Chez lui, la tristesse est souvent masquée par une pirouette mélodique, un changement d’accord, une modulation qui fait sourire alors même que le texte pique. C’est une esthétique de la pudeur : on pleure en chantant, mais on chante quand même.

Et puis, au cœur de cet album, il y a ce morceau qui agit comme une lettre laissée sur la table : “The End of the End”.

“The End of the End” : écrire sa propre sortie sans plomber la fête

Écrire une chanson sur sa propre mort, ce n’est pas anodin. La plupart des artistes évitent le sujet ou l’abordent par métaphores, comme s’ils craignaient qu’en le nommant ils l’attirent. McCartney, lui, choisit la frontalité douce. Il ne décrit pas la mort comme un grand gouffre romantique. Il la décrit comme un moment social, un rituel, une scène où les autres seront là, où quelque chose se dira, où des souvenirs circuleront.

Ce que Paul demande, dans cette chanson, est à la fois simple et profondément révélateur : il veut que ce jour-là ne soit pas uniquement un effondrement. Il veut des blagues. Il veut des histoires. Il veut qu’on déroule les souvenirs “comme des tapis” sur lesquels les enfants ont joué. L’image est magnifique : la mémoire n’est pas un musée, c’est un sol vivant, usé, habité, transmis. Les chansons, dans cette perspective, ne sont pas des reliques, mais des objets familiers qu’on manipule, qu’on partage, qu’on abîme un peu en les aimant.

On pense à ces veillées où l’on rit malgré les larmes, où l’on boit un verre en disant “il aurait adoré ça”. On pense à la tradition du wake irlandais, cette manière de tenir la mort à distance par l’humour, le récit, la communauté. McCartney n’est pas en train de minimiser la gravité de la disparition. Il est en train de poser une question : que fait-on, collectivement, de la tristesse ? Est-ce qu’on la fige en cérémonie glacée, ou est-ce qu’on la traverse en rappelant que la personne disparue était vivante, drôle, contradictoire, et qu’elle mérite mieux qu’un silence de marbre ?

Dans une interview de l’époque, McCartney a expliqué que cette honnêteté-là lui semblait presque inévitable, comme si les sujets s’étaient imposés. Il ne présente pas “The End of the End” comme une provocation, mais comme un constat : oui, il a écrit sur la mort, et oui, c’est “assez honnête”. Cette simplicité de ton est typiquement paulienne. Pas de grand concept. Juste une phrase et une mélodie qui disent : “j’y ai pensé, moi aussi”.

Ce morceau n’est pas lugubre. Il est grave, mais lumineux. Il ne demande pas qu’on le sanctifie. Il demande qu’on le raconte.

L’inverse de “Here Today” : de l’hommage à la consigne

Il y a un jeu de miroirs fascinant entre “Here Today” et “The End of the End”. Dans la première, McCartney parle à un absent. Dans la seconde, il parle à ceux qui seront là quand lui-même deviendra l’absent. Dans la première, il tente de combler un vide. Dans la seconde, il organise le vide qu’il laissera.

“Here Today” est une chanson de l’après-coup : elle naît d’une blessure déjà infligée. “The End of the End” est une chanson d’anticipation : elle imagine la blessure avant qu’elle n’arrive. L’une est un hommage, l’autre une consigne. Mais les deux partagent la même obsession : comment transformer l’absence en quelque chose de vivable ?

McCartney n’est pas du genre à dire “ne pleurez pas”. Ce serait violent, presque insultant. Il sait que l’émotion est incontrôlable. Ce qu’il fait, en revanche, c’est proposer un cadre : pleurez si vous devez pleurer, mais racontez aussi. Riez aussi. Chantez aussi. Ne laissez pas la mort voler la totalité de la scène.

C’est une philosophie profondément pop, au sens noble. La pop, quand elle est grande, n’est pas superficielle. Elle est une manière de rendre l’existence supportable. Elle dit “je sais que ça fait mal, mais écoute cette mélodie : tu vas tenir”. McCartney a passé sa vie à fabriquer ce genre de béquilles émotionnelles. “The End of the End” est une béquille pour un moment où il ne sera plus là pour la tendre.

“The End” et la tentation de boucler la boucle

Impossible de ne pas entendre, dans le titre même “The End of the End”, une résonance avec “The End” d’Abbey Road. Chez les Beatles, “The End” sonnait comme une fermeture majestueuse, presque cinématographique, avec cette phrase devenue maxime : l’amour que tu reçois est égal à l’amour que tu donnes. C’était une conclusion élégante à une aventure collective déjà fissurée.

McCartney, des décennies plus tard, ne répète pas la formule. Il fait autre chose : il prolonge l’idée de fin, comme si la fin elle-même avait une fin. “The end of the end” : la fin de la fin. Comme si la mort n’était pas le dernier mot, mais le dernier point d’une phrase qui continue d’être lue. C’est à la fois métaphysique et très concret. Métaphysique parce que ça suggère un au-delà, ou au moins une persistance. Concret parce que ça parle de ce qui reste ici : des blagues, des histoires, des chansons.

La boucle est tentante pour les commentateurs : Beatles, Abbey Road, le grand final, McCartney qui “referme le livre”. Mais ce serait le trahir de croire qu’il cherche à écrire un épilogue officiel à sa propre légende. McCartney n’a jamais su être “définitif”. Il n’a jamais su s’arrêter proprement. Même quand il prétend conclure, il ajoute un couplet. Même quand il dit au revoir, il revient avec un nouveau disque. C’est presque comique : son refus instinctif de l’arrêt.

Et pourtant, “The End of the End” sonne comme un moment où il accepte l’idée de la ponctuation. Pas parce qu’il renonce, mais parce qu’il veut choisir la forme du point final. Pas un point de silence, mais un point de récit.

Le corps, la scène, et l’acharnement joyeux

Ce qui rend ces réflexions sur la fin encore plus frappantes, c’est qu’elles cohabitent avec une réalité opposée : McCartney continue. Il continue à enregistrer. Il continue à tourner. Il continue à réapparaître là où on ne l’attend pas, à collaborer, à bricoler des idées, à tester des sons. Il a cette énergie de travailleur du studio, presque artisanale, qui n’a rien à voir avec l’image du millionnaire blasé.

Le rock a longtemps entretenu un romantisme de l’autodestruction : mourir jeune, laisser un cadavre photogénique, devenir un mythe figé. McCartney est l’antithèse de ce cliché. Il a choisi l’endurance. Il a choisi la répétition. Il a choisi la joie comme discipline. Et ça aussi, c’est une manière de défier la mort : non pas en la niant, mais en continuant à fabriquer du vivant.

Bien sûr, il y a des moments de gravité. On ne traverse pas autant de décennies sans blessures. Mais chez lui, la gravité n’est jamais un état permanent. C’est une couleur parmi d’autres. Il peut écrire une chanson sur la mort, puis enchaîner avec un morceau qui ressemble à une carte postale ensoleillée. Cette alternance n’est pas de l’inconséquence. C’est une stratégie de survie.

Et c’est peut-être là que se trouve la leçon la plus maccartneyenne : la lumière n’est pas un don gratuit, c’est un choix répété. On peut sombrer, et puis on remonte, parce qu’on a un refrain à finir.

Le legs : chansons, famille, et ce qui ne se mesure pas

Quand on parle d’héritage pour un artiste comme McCartney, on pense immédiatement aux chiffres : ventes, records, stades, catalogues, récompenses. Mais l’héritage réel ne se mesure pas comme ça. Il se mesure en scènes minuscules : un ado qui gratte “Blackbird” dans sa chambre, un couple qui danse sur “Maybe I’m Amazed”, un père qui fredonne “Let It Be” pour calmer un enfant, un inconnu qui pleure dans sa voiture sur “Here Today” parce que ça lui rappelle quelqu’un.

McCartney a donné au monde un langage émotionnel. Il a donné des mots simples pour des sentiments complexes. Il a donné des mélodies qui servent de pont entre des générations qui ne se comprennent pas toujours. Et c’est précisément pour ça que sa disparition, quand elle arrivera, ne pourra pas être seulement une page tournée. Elle sera un moment où l’on réalise que certains repères humains étaient attachés à un corps, à une voix, à une présence.

Mais “The End of the End” suggère une autre perspective : la présence peut continuer autrement. Pas dans la superstition, pas dans le culte, mais dans le récit. Dans la manière dont on raconte quelqu’un. Dans la manière dont on continue à le faire vivre par des anecdotes, des chansons, des rires. McCartney ne demande pas qu’on le pleure comme un saint. Il demande qu’on se souvienne de lui comme d’un homme qui a essayé de faire du bien avec des notes.

Et il y a, derrière cette demande, une forme de modestie paradoxale. Il sait l’ampleur de ce qu’il représente, évidemment. Mais il choisit de se penser à hauteur humaine : un type dont on peut encore raconter des histoires, un type dont on peut encore se moquer gentiment, un type dont les chansons peuvent encore servir de tapis sous les pas des enfants.

La pop comme antidote au noir

On peut voir “The End of the End” comme un morceau tardif dans une discographie immense. On peut aussi le voir comme un manifeste involontaire. McCartney y condense une idée qui traverse toute sa carrière : la pop n’est pas un divertissement futile, c’est un antidote au noir.

Dans les pires moments, il a toujours répondu par une chanson. Quand l’amitié est devenue impossible, il a écrit. Quand la perte a frappé, il a écrit. Quand le temps a commencé à peser, il a écrit. Cette obstination n’est pas seulement une habitude d’artiste. C’est une manière de tenir le monde à distance de l’effondrement.

Et si l’on doit un jour lever un verre à Paul McCartney, ce ne sera pas seulement pour l’homme qui a écrit des tubes. Ce sera pour l’homme qui a compris que la tristesse est inévitable, mais que la noirceur totale est un choix. Ce sera pour l’homme qui a passé sa vie à remettre une ampoule dans la nuit.

Ce jour-là : ne pas laisser le monde devenir muet

Il y aura un jour, forcément, où la nouvelle tombera. Les sites d’info ouvriront leurs pages. Les radios lanceront des compilations. Les réseaux sociaux se rempliront de souvenirs, de photos, de “je me souviens”. Ce sera le rituel contemporain, un mélange de sincérité et d’automatisme. Et au milieu de ce vacarme, il faudra essayer de faire ce que McCartney demande dans “The End of the End” : raconter, rire, dérouler les histoires comme des tapis.

Ce ne sera pas “joyeux”. Ce ne sera pas simple. Mais ce ne devra pas être uniquement sombre. Parce que ce qu’il a offert au monde n’a jamais été une esthétique du désespoir. Il a offert une énergie de renaissance permanente. Même quand il était triste, il gardait une porte entrouverte.

Alors peut-être que, ce jour-là, certains mettront “The End of the End”. Peut-être que d’autres choisiront “Here Today”, parce que la douleur de la perte renverra forcément à Lennon, à Harrison, à l’idée même que les Beatles deviennent un continent englouti. Peut-être que beaucoup reviendront aux évidences : “Let It Be”, “Hey Jude”, “Yesterday”, “In My Life”, ces chansons qui semblent avoir été écrites pour absorber le chagrin du monde.

Et puis, au bout du compte, il restera ce fait simple : la lumière qu’il a allumée ne s’éteindra pas parce qu’un corps s’arrête. Elle se déplacera. Elle changera de forme. Elle vivra dans des voix anonymes, dans des salons, dans des stades, dans des chambres d’ados, dans des enterrements, dans des mariages. Elle vivra parce que les chansons, quand elles sont grandes, continuent de travailler le monde après le départ de celui qui les a écrites.

McCartney a voulu, jusque dans l’idée de sa propre fin, que rien ne devienne muet. Qu’on parle. Qu’on chante. Qu’on raconte. Qu’on se souvienne en vivant.

Et c’est peut-être ça, au fond, la définition la plus juste de l’héritage de Paul McCartney : une musique qui refuse que tout devienne soudainement noir.