L’album Some Time In New York City de John Lennon et Yoko Ono, sorti en 1972, fait figure d’événement majeur dans la carrière du couple. Débordant d’énergie et d’engagement, cet opus marquait une étape importante dans leur trajectoire musicale et politique, mêlant réflexion sociale, revendication radicale et une forte dose de contestation. Parmi les morceaux les plus saisissants de l’album figure « We’re All Water », un titre qui clôt l’album et qui, à travers sa simplicité apparente, cache une réflexion profonde sur la nature humaine. Ce morceau, écrit par Yoko Ono, est bien plus qu’une simple chanson ; c’est une méditation sur la fragilité et l’unité de l’humanité.
Sommaire
- Les origines de « We’re All Water »
- Un engagement politique et une critique sociale
- L’enregistrement et la production de la chanson
- Une performance inoubliable à la télévision et sur scène
- Une chanson de la révolte et de l’unité
Les origines de « We’re All Water »
Les paroles de « We’re All Water » sont extraites du poème Water Talk de Yoko Ono, écrit en 1967 et présenté dans sa performance Half-A-Wind Show à la Lisson Gallery à Londres. Ce poème, qui est aussi apparu dans la version de 1970 de son livre Grapefruit, dépeint une vision fascinante de l’humanité, considérée comme un tout, composée de personnes ayant une substance commune : l’eau. La réflexion de Ono sur ce thème suggère une forme de communion entre les êtres humains, indépendamment de leurs différences sociales, culturelles ou idéologiques.
Les paroles sont à la fois simples et profondes : « you are water / I’m water / we’re all water in different containers ». En d’autres termes, chaque individu est une forme d’eau contenue dans un « récipient » distinct, une métaphore qui renvoie à la singularité de chaque vie humaine, tout en soulignant notre nature commune. La dernière ligne du poème, « someday we’ll evaporate together », renvoie à l’inéluctabilité de la mort, qui égalise toutes les vies humaines, quelles que soient les différences sociales, de statut ou de croyance.
Dans We’re All Water, Ono tisse ce thème de la fluidité et de la transition. À travers cette métaphore, l’idée de la mortalité universelle est omniprésente, mais elle n’est pas présentée comme un point final tragique. Au contraire, elle ouvre sur une forme de réconciliation et de paix collective : « Someday we’ll evaporate together ». Cette idée de se fondre ensemble, de se dissoudre dans une même essence, fait écho à une vision spirituelle et politique, propice à l’unité et à la compréhension mutuelle, dépassant les distinctions superficielles.
Un engagement politique et une critique sociale
Comme pour de nombreuses chansons de Some Time In New York City, We’re All Water va au-delà de l’introspection personnelle. Ce morceau reflète également l’état d’esprit de Lennon et Ono à cette époque, en pleine contestation politique et sociale. En effet, l’album est marqué par une forte critique de la politique américaine, notamment à travers des références à des figures controversées telles que Richard Nixon, Nelson Rockefeller, et Jerry Rubin. Dans « We’re All Water », Ono insère une dimension politique en mentionnant ces figures publiques, un rappel évident de l’atmosphère de révolte et de protestation qui caractérisait la fin des années 1960 et le début des années 1970, en particulier aux États-Unis.
Le visuel de la pochette de l’album, représentant Richard Nixon et Mao Tse-tung dansant nus, a suscité une forte polémique, poussant de nombreux distributeurs à y apposer des autocollants or pour cacher l’image. Ce geste de censure, qui a choqué une grande partie de l’Amérique conservatrice, est un autre exemple du type de pression que subissaient Lennon et Ono à l’époque, sur le plan personnel et artistique. En 1980, Lennon reviendra sur ce sujet, exprimant son mécontentement à propos de cette censure. Il évoque non seulement la manière dont leur œuvre était étouffée, mais aussi l’impact de cette répression sur leur liberté d’expression artistique. « Every time we tried to express ourselves, they would ban it, would cover it up, would censor it », déclarait-il dans l’interview qui fait écho aux frustrations du couple.
Ainsi, à travers cette chanson, Yoko Ono et John Lennon inscrivent une dénonciation radicale des abus de pouvoir, tout en appelant à une réconciliation universelle et à la reconnaissance de notre humanité partagée. Le mariage de la poésie d’Ono avec l’engagement politique de Lennon donne une dimension complexe à un morceau pourtant simple en apparence.
L’enregistrement et la production de la chanson
« We’re All Water » est l’une des compositions les plus ambitieuses de l’album, tant par sa durée que par sa construction musicale. Avec une durée de plus de six minutes, elle est la chanson la plus longue de Some Time In New York City. La production, réalisée par Phil Spector, porte une signature caractéristique du « Wall of Sound », ce mur sonore dense et saturé qui a fait la renommée du producteur. Dans ce cadre, la chanson se présente comme un rock dynamique et percutant, propulsé par une guitare électrique de John Lennon, soutenue par un piano et un orgue joués par Adam Ippolito, ainsi que par une basse solide de Gary Van Scyoc. Les percussions, ajoutées par Richard Frank Jr et Jim Keltner, apportent un rythme entraînant, tandis que le saxophone de Stan Bronstein injecte une touche de jazz qui se marie parfaitement à l’ensemble.
Le chant de Yoko Ono, qui reste un sujet de débat parmi les fans et critiques, est un élément incontournable du morceau. Sa voix, qui peut parfois sembler dissonante, participe à la texture singulière de l’album. Si son chant n’est pas toujours parfait du point de vue de la justesse, il incarne parfaitement l’énergie brute et l’intensité émotionnelle qu’elle souhaite transmettre. Lennon et Ono n’ont jamais cherché la perfection technique, préférant laisser place à l’expression brute, à la sincérité de l’interprétation.
Une performance inoubliable à la télévision et sur scène
Le morceau a été joué en direct à deux occasions notables en 1972. Tout d’abord, sur le plateau du Dick Cavett Show en mai 1972, où John Lennon et Yoko Ono, accompagnés de leur groupe Elephant’s Memory, interprétèrent « We’re All Water » ainsi que « Woman Is The N****r Of The World ». Cette performance, dans le contexte de l’émission télévisée, a non seulement permis au couple de faire entendre leur voix contestataire, mais aussi d’attirer l’attention du public sur des problèmes sociaux et politiques brûlants. Les images de la performance ont fait sensation, contribuant à renforcer l’image de Lennon et Ono comme artistes militants et engagés.
Plus tard dans l’année, en août 1972, la chanson a été interprétée lors des concerts « One to One » à Madison Square Garden, des événements caritatifs visant à collecter des fonds pour les enfants handicapés. « We’re All Water » a été jouée lors des deux shows, mais étonnamment, elle ne figure ni sur l’album Live In New York City ni dans le film de la performance, un choix qui semble marquer une forme de révision du couple quant à la manière dont ils voulaient que ce message soit reçu. Néanmoins, cette performance en live reste un moment fort de la tournée, un instant où la musique et l’activisme se sont rencontrés sur scène dans une union parfaite.
Une chanson de la révolte et de l’unité
We’re All Water est un exemple frappant de la manière dont Yoko Ono et John Lennon ont utilisé leur art pour remettre en question les normes sociales, politiques et culturelles de leur époque. La chanson, tout en étant une réflexion intime et spirituelle, s’inscrit dans un contexte plus large de contestation contre l’oppression et de revendication pour une humanité unie dans sa diversité.
L’album Some Time In New York City, qui regroupe des titres comme « Woman Is The N****r Of The World » et « New York City », n’a jamais eu la popularité commerciale de certains albums précédents des Beatles ou de Lennon en solo, mais il reste un artefact précieux de son époque, un manifeste de son engagement. « We’re All Water », dans sa simplicité poétique et son exubérance musicale, résume bien cette dualité : une réflexion personnelle qui prend une dimension universelle et politique.
Ainsi, à travers cette chanson, Yoko Ono et John Lennon nous rappellent que, malgré nos différences apparentes, nous partageons une essence commune. Et au-delà des combats et des divisions de la vie, il existe une force qui nous lie tous ensemble : l’eau. La fin inéluctable de nos existences n’est pas une tragédie, mais un moment où nous, êtres humains, nous efforcerons de nous fondre dans une unité ultime.