Zero absolu?

Par Lazare

A propos d'OMICRoN de Mickaël Hirsch (Ramsay).
Disons le d'emblée: une type qui a fait sa thèse sur John Fante ne peut pas être un mauvais gars. Pour moi en tout cas; & par un déroulement logique les choses s'enchaînent ainsi: un type qui a fait sa thèse sur Fante est un bon gars, mais si en plus c'est un libraire (tout le monde ici connaît l'admiration que je porte à cette armée de l'ombre) & qu'en plus il écrit un livre alors là je me dis: Ahaaah! Intéressant.
OMICRoN, premier livre de Mikaël Hirsch, est arrivé sur ma table basse peu de temps après que j'eus humilié son auteur en lui envoyant une bouteille de bière briançonnaise brisée en mille morceaux & empaquetée dans de vieilles pages de Playboy (tout le monde ici connaît l'admirationblahblahblah...). C'était absurde comme beaucoup de choses que je fais mais le geste était d'une beauté sans pareilBREF! Étant en plein Pynchon depuis maintenant deux mois, entre relecture de L'Arc-en-ciel de la gravité & premier round d'observation avec Contre-Jour, je trouverai assez commode de comparer le déroulement narratif d'OMICRoN à la courbe majestueuse & fatale d'une fusée V2 à laquelle on aurait attaché le personnage principal du bouquin, le bientôt célèbre, n'ayons pas peur des mots: Thomas Steren.
Thomas Steren ressemble à ce que certains d'entre nous auraient pu devenir si quelques liens sociaux assez forts ne les avaient pas gardé au milieu de la foule. Être raisonnable est aussi important que d'avoir un compte en banque régulièrement approvisionné, posséder une page Facebook & regarder Les Experts en deuxième partie de soirée. Ça aide à digérer la normalité. Thomas Steren, lui, reste flottant en marge, c'est une ombre parmi les ombres, un Bartleby solitaire qui ne s'en plaint pas, vit d'obscures travaux littéraires, nègre de nègres en manque d'inspiration, plein d'une fascination obsédante pour un certain Heinrich Reich, philosophe raté & ridicule, ami de Schopenhauer sans que celui ci fut franchement au courant & dont le seul rival intellectuel fut un caniche. Alors quoi? Thomas Steren zéro absolu? Pas si évident que ça même si la trajectoire parabolique de son histoire le laisserait penser. Le bonhomme va s'éloigner du bord, de l'anonymat dans un emballement narratif dont on sait aujourd'hui qu'il était une contrainte imposée à l'auteur.
Steren va devenir le « coach culturel » d'un richissime hongrois, Orémus Szabò, qui ne demande qu'à briller pour mieux cacher sa vulgarité & avec qui il aura une relation psycho-sado-masochiste assez marrante qui sera le moteur d'une nouvelle évolution puisque elle est à l'origine, cette relation, d'un livre dont Steren entreprend l'écriture, comme on engage un combat contre une horde de démons. Cet essai (dont le succès sera polémique & publique & qui sera le dernier moteur avant le sommet & la chute qui s'en suit) traite de la « folie meurtrière » & fait « l'apologie de la tuerie spontanée » en revisitant l'histoire de quelques aliénés qui portent, sans exception, des noms d'écrivains, d'artistes, de musiciens célèbres... Cette partie, qui selon moi est la plus intéressante du livre & aurait mérité quelques pages supplémentaires, met en avant une relation troublante que les lecteurs de Bolaño connaissent bien: l'amour scandaleux que l'art entretient avec la violence.


La seconde partie du livre (l'inévitable chute) entraîne Steren au fin fond du continent. Son succès lui a rapporté quelques rencontres scabreuses dont, à aucun moment, il ne comprend la réelle portée (tout l'humour du livre tient d'ailleurs dans ces quiproquos & l'ironie impitoyable de l'écriture de Mikaël Hirsch). On l'invite au Moyen-Orient pour quelques conférences « universitaires ». Le sujet de son livre, son apologie de la violence comme action ultime de l'humain intéresse pas mal de monde par là-bas. Lui se dit que quelques jours au soleil ne lui feront pas de mal. Les derniers moments avant le crash le voient faire escale à Chypre où il est invité à un cocktail à l'ambassade française. Chypre, point finale dans la géopolitique européenne, dans le continent liquide méditerranéen, minuscule île encerclée de conflits, elle même coupée en deux, schizophrène où Thomas viendra s'échouer, après une course folle, retrouver l'état immobile & minuscule du début.
OMICRoN m'apparaît aujourd'hui comme un bijou de frustration formidable tant le style (style absolument impeccable avec une science de la sentence qui cloue le bec & quelques phrases qui claquent comme il faut), l'univers & les multiples pistes de lecture qu'il déroule sur presque trois cent pages laisse entrevoir le talent de son auteur. En refermant le livre on se dit qu'on vient d'assister à un très beau spectacle dont la meilleure partie se jouait en coulisse & finalement l'unique frustration vient de là. Thomas Steren zéro absolu? Certainement pas, plutôt le rejeton sans compromission d'une époque absurde, embryon polymorphe d'une oeuvre que j'attends avec impatience & que j'espère libérée de quelques contraintes éditoriale.



LB: La structure de ton roman m'a beaucoup fait penser à celle de Mr. Vertigo de Paul Auster dans le sens où Thomas passe par des états successifs & contraires. Bas-Haut-Bas. Ce qui d'ailleurs, selon où l'on se place, peut être interprété de façon inverse. La structure d'un roman d'apprentissage qui ne finit sans doute pas aussi mal qu'il n'y paraît mais...
Mickaël Hirsch: J'ai beaucoup lu Paul Auster à ses débuts, La Trilogie New Yorkaise, La Musique du hasard et surtout Moon Palace. Puis je me suis progressivement désintéressé de ses livres (peut-être à tort) après Léviathan. J'avais alors le sentiment de tourner en rond. Ce qui m'avait longtemps séduit chez lui me paraissait finalement maniéré. D'une façon plus générale, je crois qu'il existe deux types d'auteurs, ceux qui tente de tracer une ligne droite menant vers un ailleurs possible qu'il n'atteindront probablement jamais et ceux qui décrivent des cercles concentriques autour d'une obsession immuable. Auster appartient sans aucun doute à la seconde catégorie, comme Modiano dont le style est pourtant très différent.
Je n'ai donc pas lu Mr Vertigo. Mais la structure du texte est bien celle d'une parabole, celle que décrit le missile dans Gravity's rainbow de Thomas Pynchon et dont la figure apparaît au sens propre à la fin d'OMICRoN. Ascension, Apex et descente qui rappelle aussi le Barry Lyndon de Thackeray, sauf qu'ici, la trajectoire n'est pas sociale, mais purement symbolique, spatio-temporelle. La situation finale est identique à la situation initiale. La chambre des Enfants terribles de Cocteau est finalement devenue ce qu'elle est en réalité, c'est à dire la caverne platonicienne. C'est un roman initiatique où l'initiation échoue. Le protagoniste n'y apprend rien. La seule différence est qu'il s'extraie du flux (d'informations, d'objets). La position statique de la fin contraste avec le mouvement du début. La courbe se trouve donc comprise entre le verbe de mouvement « rouler » qui ouvre le texte, un peu comme un manifeste de la modernité absurde, et le substantif de localisation « home » dans lequel tout semble se rembobiner à vitesse rapide.

LB: J'aimerais que tu expliques, si possible, quels liens tu entrevois entre la violence & l'art. C'est la partie du livre que je trouve la plus forte &, qui selon moi, aurait mérité plus de pages. La violence est un moyen ultime pour impliquer le quidam dans une démarche artistique, c'est convenu. Question très très bachotée mais qui me paraît être importante dans ton texte. Est ce qu'aujourd'hui un artiste/écrivain ne peut trouver de véritable finalité à son art que dans quelque chose d'aussi entier & définitif que la violence? As tu lu Bolaño?
MH: Je ne crois pas être très original en disant que détruire et créer procure le même type de jouissance. Par ailleurs, tenter de produire une oeuvre d'art, à une époque où la valeur marchande semble être le seul étalon reconnu, m'apparait comme un acte d'une violence inouï, peut-être le dernier geste véritablement transgressif.
Les artistes, plus particulièrement les écrivains, ont longtemps été des valves de sécurité. La littérature, en bouleversant les codes moraux, sociaux et religieux, permettait à la société d'évoluer. L'écrivain, comme le personnage de Falstaff dans les pièces de Shakespeare, pouvait tout se permettre, tout dire, même la vérité et se faire pardonner, car on pardonne tout au fou qui révèle et distrait tout à la fois. Il me semble qu'aujourd'hui la littérature française à abandonner cette position.
Dans Mao II de Don DeLillo, les écrivains ne servent plus à rien car les terroristes ont pris la place qu'ils avaient cessé d'occuper. Si l'art cesse d'être une forme de terreur, alors, la terreur se hisse tant bien que mal au rang d'art (on la vu avec le 11 septembre ou la tuerie de Columbine. Le massacre devient de facto un genre de happening médiatique où voir et être vu devient l'élément central du passage à l'acte). La nature a horreur du vide. Dans un climat social où les artistes ne sont plus capables, ou plus désireux, de s'emparer du malaise pour le transcrire de manière intelligible et faire sens du chaos, les criminels s'empareront à leur façon de la parole devenue disponible. Les écrivains écrivaient, les criminels tuent. Qu'on le veuille ou non, il existe une forme d'équivalence entre ces deux manières d'agir.
À ma grande honte, je n'ai découvert Bolano qu'il y a quelques mois en parcourant ton blog. Depuis, j'ai lu Étoile distante qui m'a surpris par ses similitudes avec OMICRoN et je lis actuellement 2666.


LB: Où nous mène la relation entre Thomas & Szabò?
MH:Tous les personnages du roman sont des avatars d'une seule et même personnalité, celle de Thomas. Où qu'il aille, quoi qu'il fasse, il se retrouve toujours confronté à un double qui le renvoie à son propre mal être. Il y a des gémellités imaginaire, fictives, d'autres au contraire s'épanouissent dans la réalité. Certaines consolent, comme celle nouée avec Henrich Reiss, d'autres à l'inverse servent de catalyseur, à la manière d'une expérience de chimie. On peut dire que Szabò est une sorte de réactif qui ferait changer la solution de couleur. Sans lui, pas de prise de conscience possible, pas de déplacement, pas d 'écriture non plus.
Toute la question est de savoir qui est le double de qui? Qui est l'ombre et qui est la proie? Quand on s'invente un doppelganger, on en vient vite à se demander si l'on n'est finalement pas que le reflet de l'autre, plutôt que l'original. Le nom « Orémus Szabò » lui même commence par un « o » majuscule et se termine par un « o » minuscule. Il figure une fraction de la trajectoire romanesque, symétrie et diminuendo. Les doubles eux-mêmes ont leurs propres doublures, Reiss avec Schopenhauer, Szabò avec Jozsef, et ainsi de suite...
Par ailleurs, Thomas est une figure du zéro absolu, le zéro informationnel de la cybernétique. Son nom complet « Thomas Steren » est une translitération de « Thomas Stearns » Eliot, le poète britannique auteur du Waste land. Ses initiales « TS » évoquent également une « Tentative de Suicide ». La confrontation de ses deux personnages antithétiques résume à elle seule la rencontre du Omicron et de L'Oméga.
LB: Dans V Pynchon faisait de Malte un noeud d'intrigues (as tu lu V?). Est ce que le Chypre du livre est une espèce de reflet burlesque de ces lieux littéraires emblématiques comme La Havane de Green, Le Caire nid d'espions... punaise je m'égare là. Les hommes politiques français n'arrêtent pas de nous faire bouffer du gaullisme (nous sommes en 2008!!!!), de la grandeur de la France, la supériorité diplomatique républicaine (sic) ... La soirée que passe Thomas à l'ambassade flotte entre le mauvais rêve, le vaudeville, une belle description ironique d'un passé franchement révolu & la fabuleuse "insouciance" d'un St Germain expatrié dans une île coupée en deux par un conflit centenaire. Est ce que c'était le seul endroit, le bout du bout de l'Europe, le bout du bout de ce no man's land, où Thomas pouvait recouvrer son état originel?
MH: J'ai beaucoup lu Pynchon et notamment V. Je n'avais pas vraiment songé (du moins consciemment) à la correspondance éventuelle. La Nicosie du roman me semblait plus proche de la Casablanca du film éponyme de Michael Curtiz ou bien à la Vienne du Troisième homme de Carol Reed. Ce qu'elle est d'ailleurs véritablement. C'est un un nid d'espions assez impressionnant !
Sur un territoire minuscule, on trouve un conflit local, gréco-turc, ainsi que les marges du conflit régional israélo-palestinien. Rien de ce qui se joue aujourd'hui en Méditerranée n'y est vraiment étranger. S'ajoutent alors à ces deux strates, les conflits intérieurs de Thomas, ainsi qu'une guerre mondiale que j'invente pour l'occasion afin de chapeauter le mille feuille. A la différence des oeuvres précitées, les imbroglios diplomatiques sont traités ici avec dérision et grotesque. Une fois que le pouvoir a fui, ne reste plus que l'humour pour appréhender les ruines. La semaine dernière, je feuilletai à nouveau Mao II, livre que j'ai lu il y a une dizaine d'années et qui m'a profondément influencé. J'ai réalisé que le personnage de Bill Gray se rend lui aussi à Chypre, avant de s'envoler pour le Liban où il est attendu. Ce passage ne fait que quelques pages et m'était complètement sorti de l'esprit. Je me demande maintenant si mon roman n'est pas qu'une excroissance du livre de DeLillo, un appendice, une uchronie...
Je crois que la France est malade de son passé glorieux. La gloire est passée, mais le passé, lui, ne passe décidément pas. Si notre classe politique était raisonnable, elle cesserait de commander des porte-avions nucléaires qui ne marchent de toute façons qu'un an sur deux et investirait la ressource disponible dans l'éducation, la santé, la recherche et les retraites, comme le font les pays civilisés, le Danemark ou la Norvège. Notre influence internationale est nulle, mais seuls les diplomates, calfeutrés dans leurs ambassades et dinant dans des services de Sèvres, en ont véritablement conscience. Les rogatons de l'Empire m'intéressent d'un point de vue romanesque parce que s'y superposent le passé, le présent et l'avenir de notre société. On y voie les coutures, les rapiéçages idéologiques, les bricolages culturels. Nous sommes aujourd'hui dans « l'après », dans le moyen-âge qui suivit la chute de Rome. Cette période devrait être d'une grande influence pour le roman contemporain, mais personne ne semble y trouver la richesse pourtant disponible. Je compte bien en faire la toile de fond de mes prochains romans. D'une certaine manière, ce livre est une observation de la membrane qui sépare l'intérieur de l'extérieur, le microcosme de la volonté de puissance, l'Omicron de l'oméga, le zéro du un, Borges de Pynchon, et ainsi de suite... Cette membrane est une réalité physique aussi bien qu'une métaphore psychologique. Chypre m'est apparue comme la transcription politique et géographique de ce paysage mental que je cherchais à décrire, deux États, dont l'un n'existe pas vraiment, séparés par un no man's land où le temps s'est arrêté. C'est en changeant d'État, que l'on change ici d'état (de conscience). C'est dans le pays de nulle part, celui de Peter Pan, que Thomas cherche à se rendre depuis toujours, sans savoir que cet espace existe pour de bon, le bout du bout, où les morceaux éparses de l'histoire, du temps et de la conscience se recomposent.
LB: Qu'est devenu Szabò?
MH: Le personnage de Szabò était beaucoup plus développé dans la version initiale du roman. On découvrait son enfance dans les faubourgs de Buda, sa famille d'extrême droite, les persécutions communistes après 56, bref, c'était toute l'histoire de la Hongrie moderne qui y passait. Ces passages donnaient lieux à d'innombrables digressions bollanesques (sans le savoir) ou pynchonesques (en le sachant) sur le goulag, le cinéma soviétique, les missions Apollo, l'élaboration de la bombe H et bien évidemment les origines extraterrestres du peuple hongrois. Ce background permettait d'étayer la thèse d'un complot burlesque, mondial et intersidéral autour du pauvre Thomas qui, décidément, n'en mène pas large dans cette histoire. Szabò en était l'instigateur principal, figure du mal absolu, étranger partout et à tout, manipulateur roublard ou bien chef de secte ésotérique?
Publier un roman (quand on a cette chance) c'est parvenir à un compromis avec son éditeur (et beaucoup d'autres intervenants, jusqu'aux commerciaux qui vont tenter de vendre le livre). On m'a « suggéré » de couper ces passages qui, il est vrai, ralentissaient considérablement la narration et rendaient la lecture plus difficile. J'assume aujourd'hui ces choix, même si l'agencement du roman et l'épaisseur des personnages en souffre parfois.
Quant à Szabò, il est clair qu'il s'agit en réalité d'une pieuvre de l'espace, habilement camouflée sous une apparence humaine très réaliste. Je ne m'en fais donc pas pour lui. Il retombera toujours sur ses (huit) pattes.


OMICRoN, le blog de Mickaël Hirsch.