À qui la faute ?

Par Blandine70

Eclipsé par la figure d’Œdipe et son inévitable complexe, Laïos demeure, dans la conscience collective, un personnage de seconde zone, sans épaisseur, juste bon à remplir son rôle symbolique en étant assassiné par le fils... Ainsi, en s'attaquant à la figure du père et à la pré-histoire du mythe, Vincent Magos (psychanalyste et romancier) comble un creux littéraire et dramatique, mais pas seulement ; car lorsque l’on aborde le champ de la psychanalyse, c'est la tragédie de Sophocle qui vient à l'esprit, et l'on sait que le dramaturge antique, en recentrant l'action autour du fils, a relégué le père à l'arrière-plan. En réalité, Œdipe Roi n’est que le dernier acte de l'histoire (que ce soit celle du mythe ou du complexe élaboré par Freud…) et l'on oublie (ou on ignore) que la faute originelle revient à Laïos, coupable d'avoir abusé sexuellement d'un petit enfant (un garçon qui aurait pu être Œdipe ou qui, en tout cas, préfigure symboliquement le fils), en prenant ses désirs au pied de la lettre, aveuglé par la jouissance à venir, indissociable de celle que confère toute position de pouvoir, qu'il soit d'ordre intime ou politique.

Le roi de Thèbes a été chassé de sa ville par Amphion et Zéthos, fils de Zeus et d’Antiope (pour l’anecdote, les jumeaux ont été abandonnés, enfants, sur le mont Cithéron, puis recueillis par des bergers – l’histoire se répétera avec Œdipe) ; Laïos s'est réfugié dans le Péloponnèse chez le roi Pélops, où il s'affaire à la reconquête de Thèbes. C'est là qu'il tombe sous le charme de Chrysippos, jeune prince encore choyé par sa mère. Contre l’avis du fidèle Phorbas, il parvient à apprivoiser l'enfant, avant de le violer ; de honte, Chrysippos se suicide. Laïos, craignant la colère du père, s'enfuit pour rejoindre Thèbes, après avoir été visité par un spectre qui lui fait part de la malédiction : " Que ta descendance se dessèche dans le sein de ta femme. N’aie jamais d'enfant. Jamais ! Essaie d'avoir un fils, il te tuera et couchera avec sa mère." À nouveau maître de Thèbes, il décide de prendre pour femme la toute jeune Jocaste. Sa touchante naïveté et sa joie d’être reine sont vite émoussées quand elle comprend quel homme elle a épousé : vulgaire, brutal et lubrique, politicien sans scrupules, il refuse son amour et elle doit ruser afin de l'obliger à concevoir un enfant – condamné par son père avant même de naître. Le troisième acte débute, comme les précédents, par un discours de Laïos, homme public, s'adressant à ses "chers compatriotes" pour annoncer qu'il va prendre en main "la crise - j'ai nommé la Sphinge". Ce dernier personnage devient omniprésent au fur et à mesure qu’avance l’intrigue – elle intervient, de litanies glaçantes en énigmes, et se joue des personnages-marionnettes avec habileté, incarnation du mal ou des pulsions inconscientes qui existent en chaque humain ; mieux, elle tente de mettre Œdipe en garde : « C’est moi qui possède la connaissance. Et voici pourquoi – écoute ceci Œdipe - : je suis le fruit de la passion de ma mère Echidna pour son propre fils ! (…) Débrouille-toi. Joue les hommes conscients, les pères responsables, les rois attentifs, les gestionnaires avisés… L’obscurité est plus profonde que tu n’imagines.». Œdipe pense avoir vaincu la Sphinge... en réalité, elle a le dernier mot et on connaît la suite.

Tout comme Tendre et Cruel de Martin Crimp réinterprète la fin du général Héraclès, Laïos est une relecture passionnante du mythe et prouve que si l'on veut parler du fils, il faut aussi parler du père et remonter aux origines pour appréhender la chute. Mais au-delà de la simple allégorie qui a tant servi à Freud, c’est la contemporanéité du texte qui domine. Vincent Magos ponctue la parole de Laïos de termes et de points de vue assurément modernes, conférant au personnage des traits que l'on retrouve chez bon nombre d'hommes politiques. La pédophilie initiale de Laïos (sujet intéressant particulièrement l'auteur, qui a aussi dirigé un ouvrage collectif, Procès Dutroux : penser l'émotion) et ses violentes pulsions sexuelles incarnent toute une gamme de perversions intimes, quelles qu’elles soient, plus tard sublimées à travers le savant exercice du pouvoir ; il offre le visage paisible d’un bon démocrate désirant le meilleur pour son peuple ou d’un guerrier paradoxalement assoiffé de justice, de «pureté» et de paix, mais le lecteur n’est pas dupe : habile orateur abusant de clichés redondants, fieffé manipulateur, c’est dans l’intimité qu’il se dévoile.

D’abord avec Phorbas, à qui il confesse son attirance compulsive pour Chrysippos : «Depuis mon arrivée, Chrysippos me cherche. Mais il est timide, ne sait comment s'y prendre. C'est à moi de le guider. Pas à pas. Et lentement, patiemment, de l'ouvrir aux délices de la chair. (...) Sous quel prétexte empêcherait-on les plus jeunes de jouir de leur corps ? N'est-ce pas notre devoir que de les aider à s'épanouir ? ». En se prenant pour un pédagogue afin de légitimiser ses actes pédocriminels, en faisant passer sa propre jouissance avant toute chose, en semant la confusion entre générations, entre la sphère privée et la sphère publique, en brisant les interdits, en transgressant outrancièrement « l'ordre établi », Laïos voudrait faire croire qu'il pose les fondations «d'une véritable démocratie... », alors qu'il ne fait que rationaliser ses perversions. Dans le même temps, son cynisme apparaît au grand jour quand il confie à Phorbas la mission de corrompre, non plus un enfant, mais... la presse thébaine: «C'est grâce aux médias que s'éliminent les ennemis et se gagnent les guerres : fictions et réalités ne sont jamais qu’interprétations d'une même chanson… » Un refrain, justement, dont on connaît les effets. Laïos est aussi l'incarnation de l'impérialisme expansionniste qui, sous couvert de «progrès», cherche à étendre sa puissance économique ; il parle de «productivité», et d'«entrepreneurs», explique qu'il faut «rénover agriculture, entreprise et commerce» et s'autoproclame «l'homme nouveau, celui qui n'a plus peur des dieux.»...
L’auteur reste fidèle au mythe, ce qui rassure le lecteur, mais en poussant toujours plus loin la caricature d'une figure paradoxalement complexe, qui cristallise dans un même mouvement tous les effets pervers du pouvoir (paternel, royal...) mêlant ainsi différentes strates de lectures possibles (le politique, l'intime, et les désirs inconscients qui traversent le personnage), favorisant une pluralité d’interprétations et de questionnements - une richesse textuelle et une polysémie dramaturgique qui ravivent brillamment le mythe et étendent ses significations jusqu'à toucher chacun d'entre nous.

(B. Longre)

http://www.lesimpressionsnouvelles.com/