« t. e. lawrence, stratÈge » par lucien poirier

Par Francois155

Éditions de l’Aube, 1997. Publié à l’origine dans la Revue militaire d’information, nº 318 et 320, juillet et octobre 1960.

Préface de Gérard Chaliand.

C’est un curieux texte que nous offre Lucien Poirier avec son « T. E. Lawrence, stratège » : ni biographie, ni étude académique froide et distanciée, le lecteur se trouve plutôt confronté à une analyse virtuose, aussi poétique qu’intellectuelle, de « l’homme en guerre » Lawrence, commandant atypique dont le style tranche si nettement avec celui de son époque et qui, pourtant, sut jouer le rôle si important que l’on sait dans la Révolte Arabe contre les Turcs.

Nous connaissons tous un peu de Lawrence d’Arabie, ne serait-ce qu’à travers le film éponyme ou, pour les plus courageux des lecteurs, via son monumental ouvrage « Les sept piliers de la Sagesse » : personnage complexe, changeant, ambigu, extrême, agaçant, mais aussi flamboyant, charismatique, attachant. Un homme de contradiction et un homme qui va se trouver plongé, sans qu’il y fut d’ailleurs prédisposé, à mener une forme de guerre elle-même atypique et encore tâtonnante, non enseignée dans les académies militaires européennes, au contact de ces peuples de l’Orient dont nous avions, et dont nous avons d’ailleurs encore toujours, du mal pénétrer la psyché.

Car c’est de cela que nous parle Lucien Poirier dans son livre : la révélation d’un guerrier probablement unique dans son temps ; l’initiation itérative et dynamique à la guerre subversive ; enfin, la rencontre, pour ne pas dire le choc, entre l’homme Européen du début du 20éme siècle et l’Orient.

D’entrée, Poirier confesse la fascination qu’il éprouva pour Lawrence dès son apprentissage à Saint-Cyr, vers la fin des années 30. Curieuse, voire même suspecte référence, du reste, et tellement à « contre-histoire », comme il le dit lui-même, car dénoncée comme trop poétique, trop romantique, trop individualiste lors même que le chef de guerre ne tire sa légitimité que par « délégation ». Comme le note l’auteur, Lawrence « ne respecte pas, et c’est une litote, le modèle courant de l’homme de guerre » tel qu’il est enseigné à l’époque : il est d’une autre race, de celle des combattants « qui n’attendaient de leur combat aucune solde, sinon la monnaie de l’absolu ».

Ces guerriers « n’étaient pas comme les stratèges de la Première Guerre mondiale, les hérauts de corps sociaux solidement structurés. Engagés dans une œuvre marginale, ils n’existaient que par la violence d’une protestation contre un ordre reconnu. Sans autre foi que l’inépuisable ressource de l’homme révolté et de leur propre génie, ils réhabilitaient le style individuel sans le vouloir expressément (…) ; et ceci, paradoxalement, dans un domaine – la guerre – qui, en accord avec l’ère des sociétés anonymes, consacrait la prépotence des équipes, des comités, des armées-foules au service de nations termitières ».

Lucien Poirier, au-delà de l’attirance romantique pour le destin et la personnalité de l’homme, raisonne également cette exaltation de valeurs supérieures :

« Bien que de plus en plus marqué par le technologique et le quantifiable, le métier militaire n’est pas pur de romantisme. Par-delà l’observance d’un rituel et l’appel aux puissances obscures de l’individu ou de la foule, le soldat cherche, d’instinct, à conférer à l’acte de guerre une signification méta-historique justifiant destructions, sang versé, et ce qui lui semble l’inéluctable conséquence d’une recherche systématique de l’efficacité : une transmutation des valeurs ».

À travers l’exemple de Lawrence, et son ambiguïté, voire son dégout pour les actes qu’il est amené à commettre, Poirier nous rappelle également cette vérité, aujourd’hui presque unanimement rejetée, sur la guerre :

« Mais, contre l’opinion courante, la guerre ne traduit qu’exceptionnellement une volonté de destruction : phénomène ambivalent accélérant le rythme des transformations naturelles par quoi une civilisation ou une aire géopolitique tend vers d’autres équilibres – en réalité, nouveaux faux équilibres – la guerre est aussi processus de création, mais au prix d’un démentiel gaspillage d’énergie ».

Lawrence, homme de guerre atypique, mène également, sur le théâtre où il combat, une guerre totalement atypique pour l’esprit du temps et au regard des enseignements habituellement propagés par les penseurs occidentaux. Il le fait néanmoins en toute connaissance de cause, raisonnant avec son propre bagage intellectuel des circonstances inédites pour en tirer une stratégie à efficacité maximale qui deviendra plus tard la guerre subversive :

« En langage de grande stratégie, on peut dire que la substitution progressive d’un ordre nouveau à l’ordre turc – processus de subversion – est intellectuellement une forme de guerre indirecte, une manœuvre sur les arrières de l’adversaire : au lieu de chercher à l’abattre par une série de coups droits appliqués au point central (selon la formule napoléonienne) de l’ensemble de ses moyens – les forces armées. Lawrence calcule le bénéfice autrement appréciable d’une corrosion de son instrument de guerre et, plus particulièrement, de sa volonté de résistance. Cet esthète calcul en marchand le bilan de l’opération : il ne s’agit pas de vaincre à tout prix, mais au meilleur prix et, si possible, sans payer en vies humaines l’habituelle facture des agressions politiques. Il étend ainsi, aux dimensions du conflit considéré dans sa totalité, les préceptes que Maurice de Saxe – il ignorait les anciens chinois- dicte pour la stratégie : « Je ne suis pas partisan de livrer bataille, surtout au début d’une guerre. Je suis même convaincu d’un général habile peut faire la guerre toute sa vie, sans se laisser contraindre au combat. »

Mais Lawrence, c’est aussi l’Européen de son temps contraint de comprendre, de vivre, de penser, d’agir comme ces peuples peu ou mal connus de l’Orient. Il le fait sans tenter d’imposer un style de guerre de toute façon inadéquat, mais en adaptant lui-même ce qu’il pense de la guerre aux tactiques, aux rivalités politiques, aux ambitions qui prévalent là-bas :

« Lawrence ? Un autodidacte de la guerre, confronté par hasard avec un ensemble de données – aussi bien politiques et sociologiques que militaires – non prévues par les traditions des écoles ou des corps d’Etat, rejette délibérément leurs recettes et prétend obtenir, de sa seule démarche intellectuelle, l’outillage donnant la clé d’un phénomène nouveau. Mieux : d’une analyse de situation et des solutions locales, il tire la preuve expérimentale des insuffisances des théories, doctrines et pratiques politico-stratégiques uniformément enseignées en Occident. Il se convainc qu’elles ne proposent que des solutions par défaut (…). Avec le recul et compte tenu de la variété des conflits que nous avons connus depuis 1918, l’aventure de cet archéologue catapulté dans la guerre annonce des temps nouveaux. Elle remet en cause rien moins que l’adaptation des armées modernes, du type européen, à des problèmes qui échappent, précisément, aux habituelles déterminations de la politique européenne ».

À la lecture du livre de Poirier, on se demande d’ailleurs comment un officier formaté par les académies occidentales aurait pu réussir ce que Lawrence a accompli… Et l’on se prend à penser que le Destin de l’homme de guerre unique, à « contre-histoire » ou, à l’inverse, « tout contre l’histoire », c’est la rencontre entre une personnalité brillante qui appréhende justement des circonstances inhabituelles et y imprime sa vision personnelle. Lawrence, à ce titre, n’est plus un stratégiste : au contact de la guerre, il devient un stratège. Et c’est pourquoi ce personnage parfois exaspérant par sa mégalomanie, son masochisme, ses excès, ses mensonges, même, reste fondamental malgré le rôle apparemment ténu qu’il a pu jouer dans le grand choc de la Première Guerre mondiale. Lucien Poirier note en conclusion :

« Un homme de trente ans intitule le chapitre 103 de son livre : « Moi-même » sans que nous songions à ricaner. Parvenus à la page 700 des « Sept piliers de la sagesse », nous savons comment il a exemplairement répondu à la question essentielle de l’Européen : Que peut un homme ? L’agacement que nous ne laissons pas de ressentir lorsqu’un contemporain prend déjà la pose de sa figure posthume alors que rien n’est achevé de ce qu’il devient et que son destin demeure suspendu à la dernière réplique du dernier acte, ce sourire par quoi le sceptique attentif, en chacun de nous, commente le contour apparent des vrais et pseudo créateurs d’histoire, nous ne songeons pas à en condamner Lawrence ».