Paroles, Parole

Publié le 18 septembre 2008 par Roman Bernard
Aujourd'hui, je laisse la parole à mon frère aîné, Matthieu Bernard.
S’il a certainement été un sommet de la visite du Saint-Père en France, le discours au Collège des Bernardins a pu toutefois dérouter dans la mesure où il semblait s’écarter de ce que l’on attendait pour cette intervention, à savoir une détermination précise des rapports entre foi et raison, ou encore une revendication d’une laïcité « positive », ou « apaisée ». Il nous semble toutefois que ce discours touche au cœur des enjeux auxquels notre culture est confrontée, lorsqu’il nous convie à une écoute attentive de la Parole. « La Parole de Dieu et Son action dans le monde se révèlent dans la parole et dans l’histoire humaine », disait Benoît XVI vendredi dernier. Nous voudrions ici rebondir sur ce jeu entre la Parole et les paroles. Certes, dans le contexte du discours du Pape, il s’agissait avant tout de qualifier la manière dont le Logos divin se dit dans les paroles humaines des Écritures ; mais il est possible d’élargir cette réflexion.
La question du langage, du discours est en effet centrale dans notre culture occidentale actuelle. On le voit à l’essor considérable du téléphone portable, des logiciels de messagerie instantanée, etc. Mais c’est vrai également dans le champ de la réflexion universitaire, toute focalisée sur le langage, tant dans la philosophie continentale, avec le vif succès de l’herméneutique (Gadamer), que dans le monde anglo-saxon, ou s’est déployée au XXème siècle la philosophie analytique. De même, la réflexion sur l’agir de l’homme est bien souvent menée dans le cadre d’une éthique de la communication (Habermas, Appel, mais on pourrait ranger ici Rawls également) ; dans ses formes les plus grossières, une telle éthique se réduit à un vague espoir : dans le dialogue, on finira toujours par s’entendre – dans les deux sens que ce verbe revêt en français. Mais n’y a-t-il pas ici le risque d’en rester à la loi du plus fort, en l’occurrence la loi de celui qui parle – ou plutôt crie – le plus fort, ou celui qui parle le plus, c’est-à-dire qui maîtrise les moyens modernes de communication et en tire parti pour imposer son propre point de vue ?
Autrement dit, le souhait affirmé de parvenir à un consensus raisonnable n’est-il pas illusoire, tant que les partenaires de l’échange n’admettent pas de devoir renoncer aux limites de leur propre point de vue et d’être mesurés par une Parole plus englobante ? En fait, toute la pensée contemporaine nous semble traversée par une nostalgie, ou une attente d’une Parole – de la Parole. Le 11 septembre 2001 ayant en quelque sorte signifié l’échec d’une espérance béate dans les seules forces de la rationalité occidentale, des penseurs s’interrogent. Ainsi Habermas, dans un débat de grande qualité avec un certain Josef Ratzinger, concédait et même assumait l’exigence de « fonder, du côté de la philosophie, une volonté d’apprendre de la part des religions » #. De même, Gadamer postule que, par le dialogue, advient comme une épiphanie de la vérité ; mais l’on peut objecter que cette épiphanie n’est possible que dans le contexte d’une conception théologique et même chrétienne du Logos#, lequel est « voie, vérité et vie » (Évangile selon saint Jean 14, 6) : si le dialogue n’est pas lové dans un Logos transcendant, qu’est-ce qui m’assure d’échapper à l’arbitraire et au fanatisme ? Deux dangers que pointe justement Benoît XVI dans son discours :
Cette tension entre le lien et la liberté, qui va bien au-delà du problème littéraire de l’interprétation de l’Écriture (…) se présente à nouveau à notre génération comme un défi face aux deux pôles que sont, d’un côté, l’arbitraire subjectif, de l’autre, le fanatisme fondamentaliste. Si la culture européenne d’aujourd’hui comprenait désormais la liberté comme l’absence totale de liens, cela serait fatal et favoriserait inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction.

Ajoutons que cette attente d’une Parole, d’un Logos transcendant, est confirmée par l’aspect compulsif de l’utilisation des moyens modernes de communication : n’y a-t-il pas dans ce phénomène l’expression d'une frustration sans cesse renouvelée, tant les bavardages de la Toile sont inadéquats à répondre au désir infini du cœur humain ?
« Les paroles s’envolent, les écrits restent », apprenait-on à l’école. Qui se préoccupe encore de « rester », de « demeurer », de la durée ? Très révélateur à cet égard, le comportement d’adolescents dans un camp de jeunes l’été dernier : lors d’un grand jeu, plusieurs avaient choisi de baptiser leur équipe « les sans-nom » ; se présentant aux autres, beaucoup refusaient de décliner leur identité complète, taisant leur nom de famille. Mais sans cet enracinement, ce patient ancrage dans une histoire et une tradition, comment fonder une culture ? C’est pourquoi la Parole dont notre monde est en attente, ne peut-être qu’une parole qui s’enracine, qui se fait grosse de sa littéralité, autrement dit qui s’incarne : Verbum caro factum est, le Verbe s’est fait chair (Évangile selon saint Jean 1, 14).
C’est à la lumière de l’incarnation que l’on peut comprendre certaines constantes du discours de Benoît XVI : d’une part son intérêt pour la liturgie, mais dans le cadre d’une libre tribune sur Criticus nous insisterons plutôt sur la question des « racines chrétiennes » de la France et plus largement de l’Europe. Si l’Église, et singulièrement le Pape, insiste sur ce point, ce n’est pas en raison d’un vulgaire « esprit de clocher », mais pour le bien de la nation elle-même, qui se désintègre si elle oublie dans quelle terre elle a germé. Dans son allocution aux évêques français dimanche à Lourdes, Benoît XVI rappelait ainsi :

« La Nation est en effet, pour reprendre les termes du Pape Jean-Paul II, la grande communauté des hommes qui sont unis par des liens divers, mais surtout, précisément, par la culture. La Nation existe “par” la culture et “pour” la culture, et elle est donc la grande éducatrice des hommes pour qu’ils puissent “être davantage” dans la communauté. »
(Discours à l'UNESCO, 2 juin 1980, n. 14)

Dans cette perspective, la mise en évidence des racines chrétiennes de la France permettra à chacun des habitants de ce pays de mieux comprendre d'où il vient et où il va.
Ainsi donc, la question du rapport entre les paroles et la Parole n’est pas sans lien avec celle de la « laïcité ». Nulle revendication théocratique ici, mais simplement une invitation à ouvrir l’oreille pour entendre, au sein du tumulte ambiant, la Parole de Vie, qui assoit toutes les réalités humaines dans une juste autonomie inséparable d’une intime dépendance.
Matthieu Bernard
Criticus est membre du Réseau LHC.