L'épouvantail

Par Inisfree

Rain on the scarecrow Blood on the plow
This land fed a nation This land made me proud
And Son I'm just sorry there's no legacy for you now

John Cougar Mellencamp

Si certains nous replongent actuellement au coeur des années 80, je suis pour ma part plutôt occupé à revisiter les années 70. A combler les lacunes dont je parlais il y a quelque temps. Sous l'influence récente du documentaire No subtitles necessary de James Chressantis consacré aux chefs opérateurs Lazlo Kovacs et Vilmos Zsigmond. Il aura suffit, comme pour le film de Bogdanovich, d'un seul plan pour que me vienne l'irrépressible envie de voir enfin Scarecrow (L'épouvantail), troisième film de Jerry Schatzberg tourné en 1973, avec un couple désormais entré dans l'histoire du cinéma, Al Pacino et Gene Hackman.

Un seul plan, le premier. Une vaste étendue, les rondeurs d'une colinne herbeuse assombrie par un passage de nuages comme chez John Ford. Un plan qui ramène au King Vidor de Man without a star (L'homme qui n'a pas d'étoile – 1955) ou au David Miller de Lonely are the brave (Seuls sont les indomptés – 1962). Les grands espaces, le western, l'Amérique, l'idée de l'Amérique, le rêve de l'Amérique et de son cinéma. Un seul plan et tout est dit. Un point, un homme qui s'avance. Il porte une valise, ça pourrait être une selle. Puis il se heurte à une clôture, comme Kirk Douglas dans les films précités. Une clôture et une route qui file vers l'horizon. C'est encore le rêve américain, mais il vient de changer de forme.

A cheval entre ces deux rêves, il y a la rencontre de deux hommes. Gene Hackman est Max, il sort de prison, il est taciturne, maniaque, violent, généreux, paranoïaque, touchant, obstiné. Il veut monter une affaire de lavage de voiture et vivre son rêve américain à lui. Il a tout planifié, tout noté dans un petit carnet. Al Pacino est Lion, c'est le surnom que lui donne Max quand il brise la glace. Il a une théorie sur les épouvantails. S'ils font partir les oiseaux, ce n'est pas en les effrayant, mais en les faisant rire. Lion trimballe avec lui une lampe, un cadeau pour son jeune fils qu'il n'a jamais vu. Juvénile, innocent, bavard, enthousiaste, ouvert, incandescent, il a un rêve lui aussi. Il regrette ses bêtises et veut (re)fonder une famille, sa famille avec cette femme qu'il a quitté par lâcheté et ce fils qu'il ne connaît pas. Lion est un épouvantail.

A cheval entre deux rêves de l'Amérique (la libre entreprise et la famille), le film est la rencontre de ces deux hommes et leur tentative de donner corps à ces rêves en les unissant. Une rencontre dans la lumière sublime de Lazlo Kovacs. Scarecrow n'a pas d'intrigue, mais c'est une belle histoire, le récit d'une amitié, un road movie comme on dit, dans lequel on est invité à partager la vie des personnages, un peu de la même façon que chez Cassavetes, en s'immergeant dans de longues scènes du quotidien filmées avec attention et précision. De longs moments (au bar, chez la soeur) où Schatzberg prend le temps de donner à voir vivre. C'est à ce prix que le réalisateur peut nouer le drame final avec tant de force et nous laisser avec ce sentiment de déchirement authentique. Scarecrow, à travers ces deux petits personnages pitoyables et magnifiques, incarnés au sens le plus fort par le duo d'acteurs, c'est bien sûr un portrait de l'Amérique de l'époque. C'est à la fois le mythe (L'espace, la route, le rêve) et la critique du mythe (comme dirait Manchette). Une critique assez radicale, le constat d'une résignation qui gagne les âmes qui se sont heurtées au réel. C'est du beau cinéma parce que cette petite histoire de deux paumés est filmée comme une tragédie grandiose. Un film que je rapprocherais volontiers du superbe Five Easy Pieces tourné en 1970 par Bob Rafelson, avec Jack Nicholson et sur des images de Lazlo Kovacs, ce qui boucle la boucle.