Je me suis mise à genoux

Publié le 08 septembre 2008 par Unepageparjour

Je me suis mise à genoux. Je me suis penchée vers les eaux sombres. Mon visage à la surface même du courant. Sans reflet, car l’eau était si noire qu’elle semblait elle-même avoir une âme. Ou bien c’était le reflet de ma pauvre petite âme, bien triste et bien noire, que je contemplais cette nuit-là. Non, Fleur, je crois bien que c’était l’âme de la rivière, de cette sorcière noire et sévère, à la surface ridée par le souffle de la nuit. Il faut que tu t’en ailles, me disait-elle d’un air revêche. Mon désespoir ne semblait pas l’émouvoir, bien au contraire. Il faut que tu t’en ailles.

Tu n’as rien à faire ici. Pourtant, penchée sur l’eau profonde, je me sentais attirée par le dessous de cette onde que je ne voyais pas. Déjà mes cheveux me paraissaient lourds, emplis d’algues sans doute, de crapauds ventrus, boutonneux, flasques, endormis. Mes bras flottaient à la surface. Mes mains n’étaient plus que des ailes qui petit à petit s’enfuyaient au loin. Mes yeux grands ouverts, aveugles, regardaient vers le ciel comme un gouffre insensé, parfaitement obscur. Je dormais dans un lit glacé, ondoyant, un bateau ivre entre les pieds du pont de pierre. Tu vois, c’était là, juste là.

Il faut vraiment que tu t’en ailles, me disait la vielle. Mais elle paraissait moins sévère. Je devinais sur ses lèvres blanches un maigre sourire de compassion. Il faut que tu t’en ailles, mais avant, je vais te préparer une soupe chaude. Je frissonnais, car j’avais très froid, habillée d’eau dégoulinante sur tout mon corps. J’allais, je venais, comme une poupée de chiffon que j’aurais lancé dans la rivière. J’étais la petite fille qui se séparait avec colère de sa poupée inutile, en la projetant du pont de toute ses force. J’étais cette pauvre poupée morte, inerte, qui serpentait au hasard du clapotis des vagues. J’étais cette vieille femme fatiguée, cette vieille sorcière sans couleur, dont on avait cru qu’elle avait le cœur éteint, qui préparait cette bonne soupe chaude, avec une vieille recette de potion magique, aux herbes oubliées, aux saveurs inconnues, aux sorts incroyables.

Il faut que tu t’en ailles, mais bois çà, ma belle, avant. C’est la boisson des dieux, des morts et des vivants. Des enfants et des vieux.

Le nectar était bizarre, presque noir, violet, très sombre. Très odorant, aussi. Epais, sirupeux. Quelque chose d’incroyable, qui m’envahissait entièrement. J’étais si bien. Comme une sorte de torpeur qui me prenait dans tout le corps. Je n’avais plus froid, je crois bien que je souriais. Que j’étais parfaitement heureuse.

La vieille m’expliqua le chemin du retour.

Il y eu un long silence. Parce que Fleur s’était entièrement endormie. Mais aussi parce que Marie écoutait le silence, ce chuchotement parfait de la nuit. Marie, dans sa rêverie, ne s’aperçut pas qu’elle avait fait demi tour, qu’elle se dirigeait de nouveau vers le restaurant, que ses lumières n’étaient plus un point vacillant dans l’horizon nocturne, mais une belle flamme de vie bien rouge, avec des gens qui s’affairaient autour des tables.

Oui, je suis revenue, Fleur. Beaucoup on dit que je m’étais noyée, que des passants m’avaient trouvée là, sur la berge,  sans vie, presque, et que les secours avaient tardés à venir, qu’ils avaient eu bien peur pour moi, car je ne bougeais pas, je ne parlais pas, je ne respirais presque plus.

Je souriais. La mixture de la vieille sorcière de la rivière, ou de la vieille chimère de mes rêves, je ne sais pas, je ne sais plus très bien parfois, avait sauvé mon âme. La petite fille avait bien jeté la pauvre poupée de chiffon, mais elle n’était pas tombée dans la rivière avec elle.

Les gens ont dit que j’avais bien eu de la chance. Les médecins ont dit qu’après autant de temps dans le coma, il est bien difficile de s’en sortir, mais tu vois,il faut bien croire que la soupe de la vieille contenait quelques herbes magiques, n’est-ce pas, ma petite Fleur. Et puis, tu es venue à ton tour.