Qui touche à mon corps je le tue *à**

Par Essel
Trois narrateurs s'entrecroisent entre deux aubes, sous le régime de Vichy : Marie G., faiseuse d'anges, est sur le point d'être guillotinée ; Lucie L. avorte seule dans sa chambre ; Henri D. sera le bourreau de la première.   

Un titre provocateur qui annonce la couleur, car on découvre ici une bien jolie plume pour mettre en mots la douleur, la mort, l'avortement, le sexe sans amour, sans plaisir, sans envie d'enfantement.


"Qu'un homme la prenne, me prenne, entière, la peau, le dedans le dehors, les nerfs, le sang les cavités les creux les bosses, les trous noirs, la lumière dans le ventre les pupilles, tout ça serré dans une étreinte totale, qu'on la tienne fort sans que rien dépasse qu'on l'embrasse qu'on la presse qu'on la lèche, qu'on la suce et qu'elle jouisse à pleurer, qu'on l'épluche, patiemment, couche après couche, qu'on la délivre des j'ai peur, des je ne peux pas, il ne faut pas, je ne sais pas, des peut-être, du bien, du mal, des bonnes intentions, des craintes de mal faire, de la morale bourgeoise, qu'on lui plaque une main sur la bouche et qu'on noue ses poignets, tais-toi, qu'on la force à jeter une à une toutes les chairs artificielles superposées depuis l'enfance et dans lesquelles elle s'est perdue, où je me perds, invisible, inconnue à moi-même, qu'un homme arrache toutes les peaux mortes et qu'il la retrouve recroquevillée dessous, lave brûlante, me trouve, au lieu de ça elle a fait toute sa vie l'amour vêtue comme en hiver, étouffant, elle a vécu comme ça, ensevelie vivante et pourtant persuadée d'être heureuse et en donnant l'image, elle n'a pas fait l'amour elle fait la morte, sans savoir." (p. 106)

Des phrases qui s'étalent parfois sur deux pages, trois pages, pour décrire une étreinte, un regret, un cri de désespoir. Etirement des phrases, entrecroisement des narrateurs, drames à mots couverts, il est probable que d'aucuns trouvent ce roman passablement confus. Pourtant, il n'en est rien : l'intrigue tient en ces quelques lignes résumées ci-dessus. La première est mère et a empêché la vie, la seconde souhaite avoir la maîtrise de son corps et de la vie qu'il peut engendrer, le troisième a perdu son fils et va tuer la mère. Trois destins d'une époque révolue, où les femmes devaient se cacher pour choisir de ne pas donner la vie, et où les hommes rendaient justice et condamnaient à mort au grand jour...

"Je dors encore tout habillée, j'attends l'homme qui me mettra nue, qui me mettra moi, dans je t'aime il y a "je", sans "je" rien n'est possible, mon père mon mari sont des hommes admirables, ils ont lu Kant et Smith, admirent Monet et Renoir et tout le Louvre, ils sont allés à Rome et à Athènes, ils discourent sur le cinéma, fabriquent des machines, savent cuisiner le poulet basquaise et réparer un moteur de voiture, ils goûtent le vin, parlent trois langues, font des dons aux oeuvres de charité, vont à l'opéra, ils ont des opinions politiques, ce sont des hommes bons qui épongent nos visages quand nous sommes malades, serrent nos mains dans la douleur, baisent nos fronts au coucher par-dessus toutes les strates accumulées depuis le début de la vie, et aucun n'a su nous en extirper, nous faire jouir, vraiment, nous dépouiller de tout ce que le monde extérieur a jeté sur nos épaules, nous sommes lourdes et rongées de mousses, de coquilles, de lichens, nous mettre à vif, ils ont tout fait, tout su sauf ça, ils ont donné leur sperme, je l'ai rejeté, ma mère l'a pris, elle m'a eue à la place d'elle, voilà, et moi j'espère encore l'homme qui m'attendra, aura cette patience, cette impatience et m'atteindra, par qui je deviendrai vivante une fois pour toutes, qui aimera le goût de mon sel, le goût de mon sexe dans sa bouche par-dessus tout le reste, et moi pareil et définitivement parce que ça ne peut pas être autrement, s'il me trouve je le trouve je le garde, peut-être il sera incapable d'autre chose" (...), (p. 106-107), et la phrase n'est toujours pas finie !!!