Le cœur est un chasseur solitaire (1/2)

Par Thibault Malfoy
Le cœur est un chasseur solitaire
Carson McCullers
Éd. Stock, coll. La Cosmopolite
Le chef-d'œuvre de Carson McCullers reparaît chez Stock dans une édition enrichie d'articles de l'auteur, notamment Esquisse pour "Le Muet", travail préparatoire au livre qui allait paraître en 1940 sous le titre Le cœur est un chasseur solitaire.
Ce premier article, consacré au roman en lui-même, sera bientôt suivi d'un second concernant Esquisse pour "Le Muet" et Écrivains, écriture et autres propos, la part non-fictive de cette très belle réédition, qui propose ainsi comme en filigrane les coulisses de cette écriture singulière.
Dans une petite ville anonyme du Sud des Etats-Unis, quatre destinées solitaires vont graviter autour d'une cinquième dans leur révolte contre l'injustice du monde et leur solitude. La figure centrale mais néanmoins impénétrable de ce livre est John Singer, le sourd-muet, que la séparation avec son seul ami plonge dans une tristesse insondable, dont seule la détresse des autres peut le distraire. Son mutisme le rend inaccessible et pourtant incite à la confession, qu'il lit sur les lèvres de ses visiteurs.
Il y a Mick, une adolescente mélomane qui veut devenir une grande musicienne ; Biff, le propriétaire d'un restaurant qui fuit une vie de couple morose dans l'observation de ses clients ; Jake, l'anarchiste qui rêve d'un monde meilleur, au même titre que le docteur Copeland, qui se bat nuit et jour pour les siens, le peuple noir.
Ces quatre personnages souffrent de l'incompréhension que leurs rêves suscitent chez les autres. Ils désespèrent de trouver l'interlocuteur qui saura les comprendre. Jusqu'au moment où ils font la rencontre de John Singer. Ce dernier, parce que son mutisme le rend impénétrable, incarne les attentes de chacun ; chacun voit en lui un frère de solitude et lui prête toutes les qualités. Bientôt, ce personnage revêt une aura quasi-mythique dans la petite ville qu'il arpente en vain pour tromper sa solitude. Il devient le réceptacle des rêves déçus et des souffrances individuelles.
Mais l'échange n'est qu'à sens unique, ou plutôt chacun recrée le dialogue imaginaire auquel il aspire. John Singer, lui, éternel solitaire banni du jeu social par une amitié exclusive, est condamné à ne jamais comprendre qu'imparfaitement ceux qui l'approchent. Seuls un calme olympien et une extrême courtoisie lui confèrent l'air compréhensif qui séduit et apaise son prochain.
D'ailleurs, c'est aussi ce qu'incarne à ses yeux son seul ami, également sourd et muet, enfermé dans un asile très éloigné de la ville. De même que sa soif de lui communiquer ses états d'âme isole John Singer du monde extérieur, de même les quatre personnages qu'il fédère autour de lui se montrent incapables d'échanger entre eux ce que chacun ressasse inlassablement en lui et avec Singer.
C'est pourquoi - quand ce dernier disparaît - chacun reste avec ses rêves et sa solitude, sans pouvoir se lier à personne d'autre. Ces personnages, rassemblés le temps d'un livre autour d'un être insondable, continuent leur vie selon des directions différentes et s'éloignent les uns des autres. Chacun continue son combat de son côté, chacun doit affronter sa solitude. Seul contre tous.