Claude et Lydia Bourguignon, damnés de la terre

Publié le 27 février 2008 par Scienceblog

LE MONDE | 26.02.08 | par Hervé Morin

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eux gros boeufs tractant une charrue trônent dans le laboratoire de Claude et Lydia Bourguignon. Cette aquarelle originale du peintre animalier Olivier de Penne (1831-1897) est un clin d’oeil : les Bourguignon, spécialistes des sols, ne peuvent pas voir le labourage en peinture. Ni les techniques agricoles intensives qui contribuent, selon eux, à tuer la terre.

Le couple ne police plus son discours sur la dégradation des sols, fine pellicule sur laquelle repose l’essentiel de la vie de la planète. « C’est la fin de la civilisation, alerte Claude Bourguignon. Nous sommes dans la phase d’effondrement. Partout on voit baisser les rendements agricoles. »
Voilà bientôt vingt ans, les Bourguignon ont quitté l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), où ils estimaient ne pas pouvoir travailler sur les vrais enjeux de l’agriculture.

Depuis leur laboratoire, une superbe grange de 1754, à Marey-sur-Tille, au nord de Dijon, ils alertent les agriculteurs et étudient leurs sols. En francs-tireurs. Gens de terrain, ils ont à leur actif quelque 5 500 analyses – en France et à l’étranger.

D’une formule, Lydia résume le problème : « La plante est incapable de sucer le caillou. Il faut que des microbes le dissolvent. » Sans ce grouillement souterrain, les plantes végètent, le sol se dérobe. Elle montre ces photos de champs ravinés, dans la Somme : « Des canyons, les tracteurs ne peuvent plus passer ! » Leur solution : renoncer au travail mécanique du sol et laisser microbes, champignons et vers de terre s’en charger, sous un couvert végétal qui étouffe les mauvaises herbes et réduit l’érosion.

Pour Claude, l’agriculture intensive est devenue « de la gestion de pathologies végétales » : les variétés à haut rendement, fragiles, sont protégées en permanence par des batteries d’engrais, d’insecticides et de pesticides. En conséquence, les sols souffrent et « l’humanité ne mange que des plantes malades ».

L’épidémie d’obésité, la montée des allergies ? Ce n’est qu’un début, assurent les Bourguignon. L’espérance de vie va chuter. « Les vieux d’aujourd’hui ont été nourris aux produits bio, avant l’intensification agricole, dit-il. Les jeunes générations n’auront pas ce capital. »

Leurs arguments, bien charpentés, s’imbriquent – même s’ils mériteraient parfois d’être réactualisés. Leurs coq-à-l’âne finissent par faire sens, voire système : « Les mêmes boîtes produisent les engrais, les pesticides, les médicaments : de l’or en barre, indéracinable », lâche Claude.

Leur unité de pensée est née de mondes opposés. Lui, Parisien d’origine, issu d’une lignée de scientifiques médicaux. Elle, née en Bourgogne d’un père menuisier et d’une remailleuse de bas italiens, arrivés en France en 1945.

Enfant, Claude se passionne pour la vie sauvage, fonde avec des copains de lycée le « groupe ornithologique parisien ». « Il savait tout des animaux, se souvient Brice Lalonde, qui fréquentait alors sa soeur aînée. Il m’a ensuite influencé comme ministre. J’admire ces ouvreurs de chemin, qui ont raison avant tout le monde. » Cette grande soeur fameuse, l’actrice Anémone, est toujours admirative du « courage » de son érudit de frère, « un peu professeur Nimbus », qui a converti l’ensemble de la famille à l’écologie.

Le jeune homme se rêve gardien de réserve naturelle. Mais une mission de comptage des tigres pour le WWF, en Inde, lui ouvre les yeux : « Les gens crevaient de faim. J’ai décidé de faire l’Agro. » Ses réticences face à ce qu’il y apprend – « nourrir les bovins avec de la viande, l’abattage de masse » – lui valent parmi ses condisciples le surnom de « Papillon », en référence à l’évadé de Cayenne, Henri Charrière.

Il se spécialise en microbiologie. Nommé au centre INRA de Dijon, il développe une méthode de mesure de l’activité microbienne des sols, au moment où sa discipline s’étiole. « Elle a été rejetée parce que les microbes, contrairement aux engrais, travaillent gratuitement. »

A l’INRA, on lui demande de se concentrer sur le cycle de l’azote, pour trouver des micro-organismes capables de nettoyer les nappes phréatiques polluées aux nitrates. « J’ai dit qu’il serait peut-être plus simple d’épandre moins d’engrais. » Le message est mal passé.

De son côté, Lydia, contrainte par son père à travailler dès 16 ans, poursuit ses études en cours du soir. Sa maîtrise de biologie lui ouvre les portes du laboratoire « graisses chauffées » de l’INRA à Dijon. Elle y est aux premières loges pour suivre la controverse de l’huile de colza érucique qui, bien que mauvaise pour le coeur, sera produite jusqu’à ce qu’une nouvelle variété soit développée. Elle est vaccinée vis-à-vis des discours lénifiants des scientifiques officiels, amiante, OGM, nucléaire… Et assume des vices dénoncés par la Faculté : elle tolère le cigare et goûte le vin – elle est diplômée d’oenologie, toujours en cours du soir.

Leur rencontre à l’INRA conduira finalement à un divorce avec cette institution. Ils y sont aujourd’hui perçus comme des amateurs trop peu soucieux d’étayer scientifiquement leurs discours alarmistes. Ou comme des « idiots utiles », capables d’attirer l’attention sur la fragilité des sols. L’INRA évoque d’ailleurs le sujet dans un colloque, le 26 février, lors du Salon de l’agriculture.

En 1989, lorsqu’ils se « défonctionnarisent » pour s’installer à leur compte, c’est d’abord « la galère ». Claude enchaîne les conférences, autour de son livre Le Sol, la Terre et les Champs (édition La Manufacture/Sang de la Terre, épuisé).

C’est grâce à l’une d’elles qu’Anne-Claude Leflaive, responsable d’un prestigieux domaine de Puligny-Montrachet, décide de produire ses vins en suivant ses préceptes. « En dégustation, ils ont davantage de complexité aromatique », se félicite-t-elle aujourd’hui. L’approche fait tache d’huile. Aujourd’hui, 90 % des clients des Bourguignon sont viticulteurs. « Ils vont vite et parfois choquent, note Anne-Claude Leflaive, mais ils sont écoutés dans notre secteur. »

L’agriculture fait encore la sourde oreille, plus confiante dans les analyses de sol gratuites des vendeurs d’engrais que dans leurs prestations payantes (800 euros hors taxes). Mais en Argentine, John Waymel, un Français qui exploite blé, maïs et soja en rotation sur 22 000 hectares, les a fait venir sur ses terres. Il ne tarit pas d’éloges sur la méthode Bourguignon. Même si, en passant aux OGM, il a commis une entorse que ceux-ci déplorent. « Ils proposent une agriculture réfléchie, soutenable dans le temps, à l’inverse de l’Europe où on applique des recettes subventionnées », juge John Waymel, qui souhaite aux Bourguignon de faire école. La situation n’est pas désespérée : leur fils travaille actuellement, en Nouvelle-Zélande, à une thèse en… microbiologie des sols.

LE MONDE | 26.02.08 | par Hervé Morin