L'écriture, selon Georges Friedenkraft, poète français.

Par Ananda
Humour /Témoignage : comment on devient scientifique et poète.(*)


Parvenu au seuil de ce qu'on appelle pudiquement le "troisième âge", il m'a paru éclairant de retrouver, dans mes souvenirs d'enfance, des éléments qui ont pu contribuer à mes choix d'adulte. J'exposerai d'abord ces souvenirs lointains pour tenter ensuite de démêler leurs conséquences et de répondre à la question : comment devient-on à la fois scientifique et poète ?
Je suis né en France en 1945. C'est à dire que j'appartiens au "baby-boom" d'après-guerre, qui est en train de se transformer en "papy-boom", à la grande surprise des hommes politiques qui n'avaient jamais imaginé qu'une marée de bébés pourrait donner, soixante ans après, une marée de retraités ! Je suis né dans une famille aisée et intellectuelle, d'une mère charentaise très attachée à ses racines, et d'un père bordelais, professeur de Grec à Paris. On verra plus loin qu'il n'est pas sans importance de signaler que ma mère avait été l'étudiante de mon père, qu'elle était, d'une quinzaine d'années, plus jeune que lui.
J'ai donc vécu ma petite enfance dans le milieu universitaire parisien, fier que mon père appartienne à ce que je considérais, du haut de mes trois pommes, comme l'élite du monde. Familiarisé dès le berceau aux dieux grecs, je buvais mon biberon sous les statues d'Athéna et de sa chouette. Un instant enfant unique, puisqu'aîné de la famille, je fus sur-choyé et appris à marcher et parler un peu plus tôt qu'il n'est d'usage. Plusieurs évènements marquants vinrent cependant troubler cette enfance idyllique.
Quand j'aus trois ans, je vis brusquement un bébé faire intrusion dans mon univers feutré. C'était ma petite soeur. Pour que je puisse débarrasser le plancher, on me mit alors, pour une année, au jardin d'enfants. Furieux, j'y allais tirer les cheveux de toutes les petites filles. En outre, et bien involontairement cette fois, j'y attrappai nombre de maladies infantiles-coqueluche, varicelle, angines...-que je passai aimablement à ma petite soeur. A la fin de l'année, mes parents décidèrent que, finalement, je serais mieux à la maison.
Quand j'eus cinq ans, des évènement apparemment indépendants rompirent mes habitudes. D'abord j'entrai en classe où j'appris à lire. D'autre part, ma grand-mère paternelle mourut. Une vieille dame qui marchait avec difficulté entre la rue Notre-Dame-des-Champs et le jardin du Luxembourg, et à propos de laquelle ma mère émettait des propos amers que je comprenais mal. C'est aussi à cette époque que le père Noël eut la bonne idée de me donner un superbe ours en peluche, qui allait, des années durant, être mon animal fétiche.
Les deux derniers points, qui paraissent anecdotiques, appellent quelques réflexions. A la mort de ma grand-mère, un certain nombre d'objets arrivèrent en héritage. On me donna notamment des recueils de poésie "contemporaine" qui lui avaient appartenu. A l'âge où l'on commence à feuilleter des livres, j'y découvris avec passion des poèmes courts, à la métrique rigoureuse proche de la chanson - Paul Fort, Richepin, Maeterlinck... - , qui me marquèrent considérablement. Le goût prononcé de mon père pour les calembours, goût que j'acquis moi aussi à son contact, produisit également un intérêt précoce pour le jeu des mots et de leurs sonorités. Quand aux animaux, j'ai toujours eu pour eux une grande attirance. Tout petit, j'allais spontanémént vers les chiens du village de Saintonge où je passais mes vacances avec ma mère et mes grands-parents maternels. Un peu plus tard, à l'âge où, à ce qu'on m'a appris, les petits garçons s'intéressent aux voitures et aux soldats, et les petites filles aux poupées, moi, je m'intéressais aux nounours. Et celui qui m'avait été donné par le père Noël, et qui allait devenir le fleuron d'une impressionnante collection, allait être un compagnon fusionnel de toute mon enfance.
Un autre souvenir me revient : la joie de contempler avec mon père le ciel en Août, d'apprendre à reconnaître le premier et le dernier quartier de la lune, de savoir ce que sont les planètes, les étoiles... Ma décision fut prise ce soir-là : je serai astronome ! Mon père encourageait tous les désirs. Peu après, avec lui je rédigeai (c'est à dire qu'il rédigea pour moi) un mini "traité d'astronomie", qui me permit d'épater mes camarades de classe. Comme je m'intéressais aux poètes de ma grand-mère et aux rimes, il rédigea aussi pour moi un poème régulier de trois quatrains, comportant les trois organisations possibles des rimes : abba, abab et aabb. Il était question d'une baignade suivie d'un risque de noyade et seules les deux dernières strophes me sont restées en mémoire(mille fois pardon, lecteur éduqué, pour ces vers de mirliton, évidemment adaptés par mon père à un bambin de cinq ans !) :

...Alors mon ours joli
En me voyant noyer
A fait un clapotis
Pour venir me sauver.

Et nous rentrons tous deux
En contemplant les cieux
Jusqu'à notre maison
Où nous nous reposons.

Si j'ai tenu à citer cet humble souvenir de la petite enfance, c'est que, sans que je m'en rende compte, il portait sans doute en lui mon attrait ultérieur pour la poésie en général et pour certaines règles de métrique en particulier.
La mort de mon père, alors que j'avais huit ans, fut un cataclysme dont je ne me suis jamais vraiment remis. Ma mère dut prendre un double visage, difficile à assumer, à la fois maternel et paternel. Des parents, des amis me vinrent aussi en aide : un grand-père maternel médecin de campagne et collectionneur de papillons, un oncle et une tante pharmaciens, un ami de mon père, archéologue mais très ouvert sur la biologie...Quand j'eus treize ans, je passais une année entière chez cet ami, à Beyrouth au Liban. J'y découvris le jeu d'échecs, le multiculturalisme, l'odeur enivrante des citronniers en fleurs, la peinture abstraite, enfin la poésie de Georges Schéhadé et une manière non rationnelle d'utiliser les mots. Derrière la fleur, me disait Schéhadé, il n'y a pas un singe, mais un enfant, le visage en pleurs. A l'époque, jeune garçon rationnel, j'eus beaucoup de mal à comprendre et à assimiler l'esprit de ce message, qui me paraissait tout à fait illogique. Mais, amplifié par les découvertes ultérieures des Symbolistes et des Surréalistes, il devait en fait me suivre toute ma vie.
Quand il fallut choisir des études, mon goût de toujours pour les sciences, pour la nature, pour les animaux, me poussa vers la biologie. Le milieu dont j'étais issu me fit naturellement préparer les Grandes Ecoles et, avec la biologie pour guide, je me retrouvai au sein d'une carière toute tracée : l'Ecole normale Supérieure en biologie, puis le CNRS. Mais, en parallèle, me hantaient des élèments importants depuis mon enfance et auxquels la biologie ne répondait pas vraiment.
Depuis toujours, mon intérêt scientifique pour les animaux se doublait d'une affection pour eux. Or la biologie conduisait parfois à leur faire des misères. Bien sûr, c'était permis, c'étaient des misères absolument légitimes ! Comme l'avaient dit Descartes et Malebranche. Comme on me l'avait répété toute mon enfance, aussi bien à l'école laïque qu'au catéchisme : l'homme avait, sur la bête, tous les droits. Tous les droits. Y compris celui de tirer sur les écureuils, comme s'en était vanté, durant mon enfance, le coiffeur de mon village en Charente, chasseur passionné, devant son public de clients admiratifs et amusés. Y compris celui d'abattre les animaux pour les manger, comme cette jeune vache aperçue là où, gamin, je n'aurais jamais dû être, dans un abattoir artisanal des Pyrénées. Cette jeune vache qui, traînée dans les flots de sang de la précédente victime, me regardait fixement, moi, enfant comme elle. Y compris celui d'asphyxier les papillons à la benzine, pour les épingler dans des cadres où ils pourriront quelques années plus tard. De la superbe collection de mon grand-père, tout est finalement tombé en poussière.
Ces souvenirs, en même temps qu'une réflexion sur ma discipline, la biologie, science des systèmes complexes, me conduisirent à la philosophie, à laquelle j'ai consacré de nombreux livres.
Quant à la poésie, depuis le Maeterlinck de mes cinq ans, elle n'a jamais cessé de m'accompagner. j'ai conscience d'être d'abord un rêveur. Ensuite seulement je suis devenu un "savant", ou plutôt un poète égaré dans la science et qui y a, très modestement, réussi. Je terminerai par deux forfaits involontaires, deux journées qui auraient dû être consacrées exclusivement à la science et que la poésie a partiellement détournées de leur fin première. Le jour où, grace au regretté Jacques Arnold, je découvris le "monostiche" ou poème en un seul vers. Le jour où, grâce à Haruki Majima, de Tokyo, je découvris le "haïkou" (dont j'aime bien franciser le nom) et son rythme traditionnel : trois vers de cinq, sept et cinq pieds respectivement.
Dans les heures qui suivirent ma tête se mit à travailler sans arrêt sur ces formes, nouvelles pour moi, et me fit accoucher, sans que je le demande, de cascades de monostiches et de marées de haïkous ! Mes travaux au laboratoire en furent quelque peu perturbés, car, au détour de chaque problème scientifique ou technique que je devais me poser, un poème surgissait de façon impérative et m'obligeait à en marteler le rythme ou la mélodie. Heureusement aucun de mes collègues scientifiques n'a jamais su que, tout en dévissant une prise de courant ou en nettoyant la cage d'un rat, j'étais ainsi obsédé par des formes poétiques dont je n'arivais pas à me débarrasser !
Et la question, alors ? Comment devient-on à la fois scientifique et poète ? On remarquera qu'une large part de la réponse réside dans l'endroit où l'on est né. Et puisque c'est une bénédiction d'être poète (je suis moins affirmatif sur le fait d'être scientifique), pour ce point au moins il faut être né chanceux, avec un père qui aime regarder les étoiles et une mère prête, en cas de coup dur, à consacrer toute sa vie à l'éducation de ses enfants. Quant à la liberté là-dedans, elle reste bien cachée, et se trouve peut-être dans la manière très personnelle que nous avons chacun de regarder les mêmes étoiles.


Georges FRIEDENKRAFT
(*) Une première version de ce texte est parue en 2004 dans la "Revue Indépendante" (Paris), N° 300, pp 9 -12.