La vengeance du pied fourchu : 17

Publié le 14 octobre 2008 par Porky

Il ne lui fallut pas très longtemps pour atteindre la cabane d’Asphodèle, bien qu’elle se fût arrêtée plusieurs fois afin d’examiner des empreintes de pas qui apparaissaient irrégulièrement, au hasard des plaques de boue qui jalonnaient le chemin. Aucun doute n’était possible : c’était bien celles des bottines de Catherine, ces mêmes chaussures dissimulées au bas du placard de la chambre. Plus elle avançait vers sa destination finale, plus Missia était à peu près sûre d’y trouver ce qu’elle cherchait. Et plus l’histoire lui paraissait invraisemblable, confuse, et inquiétante.

La porte de la cabane était ouverte. Rien ne semblait avoir changé dans le décor depuis qu’on avait retrouvé le corps de la sorcière. Les pierres noires dont elle se servait pour interroger les puissances infernales étaient toujours là, entassées sur le côté de la porte. Missia s’arrêta, balaya la plate-forme rocheuse d’un regard circulaire. Le foyer où Asphodèle jetait ses pierres était intact ; seul un amas de cendres noires le garnissait. Elle s’approcha, s’agenouilla devant le cercle formé par le foyer et, pensive, contempla un instant les cendres. « Il y en a trop, pensa-t-elle. Logiquement, le vent aurait dû les disperser depuis longtemps. Il y a plus d’une semaine qu’Asphodèle est morte et elles sont toujours là… » Elle posa précautionneusement un doigt sur la poussière grise : elle était encore presque tiède, en tout cas, bien moins froide qu’elle aurait dû l’être. « On a fait du feu ici cette nuit, j’en suis certaine. Mais qui ? Catherine ? Pourquoi ?... » Elle se releva lentement, se dirigea vers le seuil de la cabane et entra. L’intérieur était si obscur qu’elle dut attendre quelques minutes avant de pouvoir distinguer une table branlante, deux chaises de paille, une cheminée qui semblait n’avoir pas servi depuis des lustres ; un chaudron était posé dans l’âtre éteint. Et sur le manteau, bien en vue, elle découvrit ce qu’elle était persuadée de trouver : le collier d’émeraudes.

On a beau être préparé à certains événements, lorsqu’ils arrivent, ils vous frappent si violemment que vous en avez le souffle coupé. Missia n’échappa pas à la règle. Elle fut d’abord incapable du moindre geste : elle resta immobile, le regard figé sur le collier. Figée dans une sorte d’hébétude, elle fixait le bijou, laissant l’épouvante l’envahir et la submerger. Lorsqu’elle put enfin briser le sortilège qui la maintenait inerte, son premier réflexe fut de tourner les talons et de s’enfuir au plus vite de cet endroit où régnait une atmosphère sinistre, loin de cet objet dont la présence révélait des abîmes de sous-entendus qu’elle n’avait pas encore la force de supporter.

Elle ne reprit possession d’elle-même qu’au milieu de la descente. Elle s’arrêta, s’assit sur une pierre pour reprendre son souffle. L’horreur s’éloignait peu à peu et son départ laissait de nouveau la place à la raison et au courage. « Je suis stupide, dit-elle à voix haute. Pourquoi réagir ainsi alors que je suis venue ici parce que j’étais certaine d’y trouver le collier ? » Son mouvement de terreur lui fit bientôt honte. Vrai, elle n’avait pas le quart du courage de son aïeule et même pas le cinquième de sa détermination. Puisqu’elle avait voulu découvrir la vérité, il fallait maintenant accepter de la regarder en face. Rosette avait raison : Catherine était bien venue ici, elle avait perdu –ou laissé volontairement- son collier et elle avait dû se livrer cette nuit même à un petit rituel magique vu les indices laissés par les cendres. Mais quel rituel ? Et dans quel but ?

« Quand même… Cathy seule ici, en pleine nuit en train de… » Non, non, il y avait là quelque chose d’aberrant. Et en plus, laisser ce collier auquel elle tenait tant… Et parvenir après à jouer aussi bien la comédie de la femme détroussée qui devient hystérique ?... C’était tout simplement invraisemblable. Il devait y avoir une autre explication. Madame la Mairesse était incapable de simuler quoi que ce soit. Catherine était prétentieuse, insupportable à certains moments, folle à lier quand elle prenait ses crises, mais n’avait jamais su mentir. Dissimuler sa véritable personnalité demande une extrême habileté ; cela demande aussi un travail sur soi que Madame la Mairesse, bien trop occupée à parader, n’avait certainement pas le temps et encore moins les moyens intellectuels de faire. Donc…

« Donc, ce n’est pas elle, acheva Missia à voix haute. C’est quelqu’un qui veut faire croire qu’il s’agit d’elle. Qui et pourquoi ? Une vengeance ? Elle s’est fait tellement d’ennemis, dans le village… Mais quel intérêt aurait-on eu à monter une telle comédie ? Qu’on vole le collier, d’accord ; mais de là à monter ici, à le cacher dans la cabane –enfin, caché, c’est vite dit- à allumer un feu… C’est idiot. Et la personne qui a fait ça n’est pas idiote, j’en suis sûre. Elle poursuit un but précis… »

Elle se leva, rebroussa chemin. Tout en marchant, elle continuait d’échafauder des hypothèses qui lui paraissaient toutes plus ineptes les unes que les autres. Revenue devant la cabane, elle s’agenouilla devant le tas de pierres et posa la main dessus. Froides. Elles n’avaient donc pas été utilisées. Elle rentra à nouveau à l’intérieur, se planta devant la cheminée et, sans le toucher, examina le collier. Etait-ce bien celui de Catherine ? Qu’il en existât un autre, tout aussi semblable, eût été une coïncidence étonnante mais après tout… « Cela non plus, je ne peux pas le savoir, se dit Missia. Je n’y connais rien en pierres précieuses et de plus, je n’ai pas eu l’occasion de regarder de près le collier de Catherine. Mais si je complique encore le problème, je n’arriverai jamais à le résoudre. Partons donc du principe qu’il s’agit bien du sien. » Elle tendit la main et prit le bijou, l’approcha de ses yeux pour mieux l’examiner. Il n’y avait aucune inscription, aucun signe particulier. Des émeraudes enfilées sur une chaîne d’or. « Bon, fit Missia en le glissant dans la poche de sa jupe. Au moins ça, c’est réglé. Qu’est-ce que je fais, à présent ? Je redescends et je lui dis où je l’ai trouvé ? » Cela risquait de soulever un grand nombre de questions particulièrement embarrassantes. Mieux valait changer d’idée. « Je vais retourner chez Catherine, le planquer quelque part où on le trouvera, dans le jardin, par exemple, et je verrai bien comment elle réagira. » Mais l’énigme que posait sa présence dans la cabane n’en était pas pour autant résolue.

Alors qu’elle allait quitter la cabane, une voix sembla tout à coup surgir de nulle part. Elle n’était ni dans la pièce, ni dehors ; elle semblait venir de l’esprit même de la jeune fille. « Laisse-le là. » L’ordre était impérieux. Missia s’immobilisa, comme frappée par la foudre. « Laisse-le là », répéta la voix, encore plus impérative. Et en même temps, elle eut l’impression, en un éclair, d’avoir tout compris…

(A suivre)