L'art de lire les Ecritures. Cours pour analphabètes d'aujourd’hui

Publié le 21 octobre 2008 par Walterman

La liturgie doit de nouveau façonner la lecture et la compréhension de la Bible. Comme au temps du monachisme médiéval, créateur de la civilisation moderne. Timothy Verdon explique pourquoi, alors que le synode des évêques est arrivé à mi-parcours

ROMA, le 16 octobre 2008 - A peu près à mi-parcours de ses travaux, le synode des évêques consacré à "La parole de Dieu dans la vie et dans la mission de l'Eglise" a aussi demandé une consultation à la sociologie.

Cette consultation a eu lieu non pas dans la salle du synode, mais à proximité, dans la salle de presse du Saint-Siège. C'est là que, mardi 14 octobre, le professeur Luca Diotallevi, de l'Université Roma III, a présenté les résultats d'une grande enquête menée par GFK-Eurisko dans douze pays du monde: Etats-Unis, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Allemagne, France, Espagne, Italie, Pologne, Russie, Hong-Kong, Philippines, Argentine.

Le premier résultat est que les adultes de ces pays disent, à une large majorité, qu'ils ont fait l'expérience de Dieu, un Dieu qui "veille sur leur vie et les protège".

De plus, une majorité aussi large déclare qu'elle prie. La foi en Dieu n'est donc pas en régression. Au contraire, dans des pays comme la Russie et Hong-Kong, elle semble connaître une vigoureuse reprise.

Face à cette large et constante demande de sens religieux, la réponse des Eglises et des communautés chrétiennes apparaît faible. En effet, ayant pris la Bible comme instrument de mesure pour cette réponse, l'enquête montre qu'un petit nombre des personnes interrogées en ont lu au moins un passage au cours des douze derniers mois.

En Europe surtout, le contact avec la Bible a lieu presque uniquement à l'église, au moment de l'homélie. Dans deux pays seulement, la Bible est lue par une large majorité de la population: les Etats-Unis et les Philippines.

Bien que peu lue et peu connue, la Bible bénéficie d'une image très positive. A une large majorité, les personnes interviewées trouvent son contenu "réel", "intéressant", "vrai". Mais, en même temps, "difficile", ce qui met de nouveau en cause les responsabilités des Eglises.

Voici comment le professeur Diotallevi a résumé, en termes sociologiques, la leçon tirée de l'enquête:

"Le niveau de consommation de rites religieux a une énorme marge de croissance, mais l'offre religieuse est bien loin d'avoir satisfait toute la demande potentielle déjà présente".


Bien entendu, on peut aussi interpréter l'actuel analphabétisme biblique autrement que ne le fait la sociologie.

C'est ce qu'a fait, par exemple, Timothy Verdon dans un article magistral paru dans "L'Osservatore Romano" de dimanche 12 octobre.

Historien de l'art, Verdon dirige à Florence le service diocésain de la catéchèse par l'art et participe au synode des évêques en tant qu'expert. Dans cet article, il explique, aux points de vue artistique, liturgique et théologique, la perte de sens que les Saintes Ecritures ont subie aux époques moderne et contemporaine.

La reconstitution réalisée par Verdon est passionnante mais, pour bien la comprendre, il faut aussi se référer à son arrière-plan.

Qui est le grand discours lu par Benoît XVI à Paris, au Collège des Bernardins, le 12 septembre dernier:

Voici donc l'article de Verdon paru dans "L'Osservatore Romano" du 12 octobre 2008:


A la recherche du symbole perdu. L'analphabétisme biblique actuel


Alors que le synode des évêques médite sur la Parole de Dieu dans la vie et dans la mission de l'Eglise, il peut être utile de réfléchir à ce que l'on pourrait appeler "l'analphabétisme biblique actuel", c'est-à-dire à la perte presque totale des instincts et techniques qui ont formé au fil des siècles l'approche chrétienne des écritures saintes.

Pour mesurer la gravité de cette situation, il suffit d'observer les livres enluminés que les monastères ont produits au Moyen Age pour la liturgie. L'homme moderne qui découvre de tels trésors dans le cadre d'une exposition ou d'un texte d'histoire de l'art ne conçoit peut-être même pas la distance qui nous sépare aujourd'hui du monde qui les a produits: entre notre expérience du livre et celle qu'en avait le Moyen Age, il existe en effet des différences si fondamentales que nous risquons de ne pas les percevoir. A l'ère d'Internet, le concept de "livre" commence déjà à nous échapper et, à la lumière d'études bibliques et liturgiques modernes, l'idée traditionnelle de "livre sacré" n'a plus le même poids que jadis. Concrètement, il est presque impossible aujourd'hui de concevoir l'autorité sacrale que pouvait avoir un texte biblique ou liturgique au Moyen Age.

Il en est de même pour les miniatures qui ornent les textes. Notre époque, saturée d'images aux couleurs brillantes dans les revues, dans les journaux, à la télévision - photos instantanées, prises en direct, images produites par ordinateur - n'arrive pas à saisir la surprise, la délicieuse fraîcheur de miniatures aux couleurs limpides, étincelantes d'or, qu'entourent les colonnes serrées du texte d'un manuscrit. Nous ne savons pas non plus retrouver le rapport intellectuel et affectif qui subsiste entre l'image fixe et un texte ancien que l'on connaissait, que l'on aimait, auquel on croyait.

Pourtant, pendant plus de mille ans d'histoire de l'Europe, les livres ont toujours été perçus précisément dans le contexte d'une foi intensément vécue, profondément méditée, nourrie par des textes si anciens qu'ils semblaient "éternels": des textes qui plaçaient le lecteur à la frontière entre sa propre situation et des réalités universelles, le contexte liminal que nous pouvons simplement définir par le mot "prière". Les livres liturgiques servaient en effet à la prière en communauté et les Bibles à la "lectio divina" qui, à son tour, était nourrie et en quelque sorte façonnée par la liturgie et la dévotion.

Par liturgie, nous entendons ici l'ensemble des rites ecclésiaux avec, au centre, la liturgie eucharistique ou messe. Les textes de la messe, qui changent en fonction des fêtes ou des périodes de l'année, imposent en effet une sorte de "lectio divina" communautaire, une souplesse dans l'interprétation de l'événement ou du personnage célébré, que l'on doit qualifier de contemplative. Tout est constamment ramené au centre mystique de la foi chrétienne - le sacrifice de soi que Jésus a accompli en mourant sur la croix - et à la vie nouvelle de sa résurrection. Même pendant la nuit de Noël, les textes de la messe obligent à lier la joie d'une naissance au fait dramatique de la mort sur la croix; le petit corps dans la mangeoire, le corps de l'homme adulte crucifié, le "Corpus Christi" réellement présent dans le pain eucharistique et le "Corps Mystique" que forme la communauté réunie par la prière ne font plus qu'un. Voilà pourquoi, sur la fresque de la basilique d'Assise représentant saint François qui dépose l'Enfant dans la mangeoire de la crèche de Greccio, cette mangeoire est placée sous une grande croix et à côté de l'autel.

Cette façon de voir - et de comprendre - les rapports de causalité entre des événements historiques, métahistoriques et surnaturels, est différente de la nôtre: c'était une façon de voir - et de comprendre - qui influençait la manière de lire et donc aussi d'imaginer et de représenter les contenus des textes.

Prenons l'exemple de l'illustration reproduite ci-dessus: une superbe lettrine peinte du bréviaire du XIVe siècle qui se trouve à la bibliothèque municipale Queriniana de Brescia. C'est le "B" du premier mot du psaume 1 en latin de la Vulgate: "Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum", heureux l'homme qui ne va pas au conseil des impies. Les pères de l'Eglise lisaient le début de ce psaume en pensant au Christ. Ainsi, le miniaturiste du "B" utilise les vides dans cette initiale pour évoquer toute la vie du Christ, avec des scènes de l'annonciation, de la nativité, de la crucifixion et de la sépulture. En plaçant les mots "Beatus vir" dans l'initiale et au bord en dessous de ces scènes, l'artiste anonyme associe la "béatitude" du rapport de l'homme avec Dieu - le sujet du psaume - avec Jésus-Christ.

L'ancien mode de lecture avait en outre une dimension de parabole que nous risquons de perdre, à l'heure des études bibliques "scientifiques". L'antienne du "Benedictus" pour les louanges de la solennité de l'Epiphanie, par exemple, relie de manière tout à fait suggestive les trois événements bibliques qui, dans leur suite chronologique, constituent ensemble la première manifestation du Christ au monde: l'arrivée des mages apportant leurs présents au nouveau-né Jésus (Matthieu 2, 1-12); le baptême de Jésus à trente ans dans le Jourdain (Matthieu 3, 13-17; Marc 1, 9-11; Luc 3, 21-22); l'eau changée en vin aux noces de Cana (Jean 2, 1-12). Mais l'auteur anonyme de l'antienne inverse la chronologie et place les noces avant le baptême, en disant: "Aujourd'hui, l'Epoux céleste s'unit à son Eglise que le Christ lave de son péché dans le Jourdain". Ayant ainsi évoqué le mariage de Dieu et avec son peuple conformément à la promesse des prophètes, mais aussi l'obligation pour "l'époux" de purifier son "épouse", en la lavant (cf. Ephésiens, 5, 25-27), l'auteur introduit alors les Mages, qu'il fait arriver avec leurs présents comme des invités à la fête nuptiale dont les convives se réjouiront de l'eau transformée en vin - premier miracle du Christ, à Cana: "Hodie caelesti Sponso juncta est Ecclesia, quoniam in Iordane lavit eius crimina: currunt cum munere Magi ad regales nuptias, et ex acqua facto vino laetantur conviviae, alleluia!". Ce qui signifie: "Aujourd'hui, l'Eglise s'est unie à l'Epoux céleste, qui l'a lavée de ses péchés dans le Jourdain. Les Mages accourent avec leurs présents aux noces royales dont les convives se réjouissent de la transformation de l'eau en vin. Alléluia!".

Le premier et le dernier mot de l'antienne - "hodie" et "alléluia" - font comprendre ce mode de lecture. Ici, les textes du Nouveau Testament ont été interprétés à la lumière de la liturgie. Une liturgie où le sens du temps change, si bien que des événements passés et qui se suivent même entre eux sont vécus de manière extatique dans l'unique "aujourd'hui" de Dieu. Cela a pour effet de transformer des superpositions historiques impossibles en mystères simultanés et entremêlés. Chaque événement éclaire tous les autres, dans l'unique projet du Père révélé par la vie-mort-résurrection du Christ: voilà la "forma mentis" sous-jacente à d'innombrables images chrétiennes, depuis les catacombes jusqu'au XXIe siècle.

L'initiale enluminée et l'antienne de l'Epiphanie sont toutes deux le fruit de l'imagination monastique et cette origine est d'une importance fondamentale. Le monachisme est en soi une œuvre d'art: il rend visible et tangible une intensité particulière de la vie chrétienne, parce que le moine veut être, comme le Christ, icône ou image de la beauté de Dieu. Le monastère est le lieu où, avec l'aide de confrères qui ont la même vision intérieure, l'œuvre peut être tranquillement menée à bien, dans une sorte de laboratoire de l'âme.

La plus répandue des formulations occidentales de la vie monastique, la "Regula monachorum" de saint Benoît de Nursie, se réfère explicitement à cette analogie quand elle compare le monastère à un atelier d'artisan et présente la vie des moines toute entière comme un processus de création (Regula 4, 75-78). Cette affirmation fait aussi écho à une tradition plus ancienne selon laquelle la vie de tout croyant est embellie "par l'or des bonnes actions et les mosaïques de la foi persévérante". Les moines diffèrent des autres chrétiens, au moins dans la pensée de saint Benoît, par la profondeur de leur engagement: ils investissent toutes leurs énergies humaines dans leur projet spirituel et leurs "outils" sont les préceptes moraux de la vie chrétienne, "instrumenta artis spiritalis" (Regula 4, 75).

Même si ces phrases sont clairement métaphoriques, rien d'étonnant à ce que la métaphore se soit transformée en une réalité et que les monastères soient devenus des centres de développement des arts, ce que prévoyait d'ailleurs saint Benoît (cf. le chapitre 57 de la règle, sur "Les artisans au monastère"). Un climat de créativité dans un domaine d'activité suscite une même créativité dans d'autres secteurs. De plus la vie monastique favorise la production d'art sacré parce que, excluant les distractions profanes, elle permet à l'artiste de s'immerger dans les Ecritures et les actions sacramentelles qui donnent couleur et forme à sa foi, en lui garantissant de plus un "public" dévot et préparé.

Dans l'histoire du christianisme, les fruits culturels du monachisme ne se limitent pas aux moines. En effet le silence et la vie retirée des monastères n'ont pas éloigné la masse des fidèles, ils l'ont attirée. L'histoire monastique confirme l'attrait que les moines ont toujours suscité dans de larges groupes sociaux. Bien avant qu'Alcuin n'enseignât ou qu'Anselme n'écrivît, les habitants d'Alexandrie d'Egypte allaient écouter saint Antoine l'Ermite dans le désert et les Romains envoyaient leurs fils chez saint Benoît. Même quand l'âge d'or de la culture monastique a commencé à décliner, à partir des XIIIe et XIVe siècles, l'idéal d'une solitude pleine de prière est resté comme un exemple pour les ordres religieux actifs de la fin du Moyen Age et pour les laïcs à qui ils prêchaient.

On peut dire sans exagération que les conquêtes formelles des moines - leur art et leur architecture, leurs pratiques en matière de liturgie et de dévotion, leurs structures d'organisation et leurs méthodes éducatives, agricoles et commerciales - ont imprégné la conscience culturelle de l'Europe. Plus encore, la vie monastique elle-même, considérée comme choix social créatif et libre, s'est profondément gravée dans l'imaginaire des chrétiens, au point que certaines des aspirations les plus fondamentales de notre civilisation ne sont compréhensibles qu'à la lumière de l'"entreprise" monastique.

Dans tout cela, il est important de noter le double rôle de l'imagination. La vie monastique demande un effort d'imagination à ceux qui la choisissent en devenant moines; elle en demande aussi un à ceux qui ne deviennent pas moines, c'est-à-dire à la société chrétienne en général. Celui ou celle qui renonce aux biens légitimes de la vie et se retire pour chercher Dieu dans le silence et la prière a besoin d'une forte capacité d'"imagination" sociale et morale pour continuer à croire à "ces choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, mais que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment" (1 Corinthiens 2, 9): ce passage est d'ailleurs cité dans la règle de saint Benoît (4, 77). C'est surtout dans les rapports parfois problématiques avec les confrères que l'imagination, en plus de la foi, permet au moine de sentir que "chaque fois que vous avez fait cela à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait" (Matthieu, 25, 40; cf. Regula 36, 3).

Par un effort identique d'imagination, ceux qui n'entrent pas au monastère ont choisi, à travers les siècles, de voir dans les moines des "sages" et des "prophètes" plutôt que de dangereux dissidents en marge de la société. Les chrétiens - de ceux qui, par milliers, sont allés écouter la parole d'Antoine l'abbé dans le désert égyptien à ceux qui, par centaines de milliers, lisent aujourd'hui Thomas Merton ou Enzo Bianchi - ont toujours cru que la solitude des moines n'implique pas le mépris pour autrui et que leur silence peut faire jaillir une sagesse au service de l'homme.

Cette confiance, émouvante dans sa simplicité, fait entrevoir la plus importante fonction du monachisme dans l'imaginaire des chrétiens, celle de "symbole" qui sanctifie ce qui s'en approche. Ceux qui viennent en visite dans un monastère ont, comme les moines eux-mêmes, l'impression que, dans le recueillement contemplatif du cloître, les lieux et les objets prennent quelque chose des intentions et du dévouement des habitants de ces lieux. Les objets, même humbles, sont soudain perçus comme des signes qui révèlent la solidarité entre l'homme et le sacré, les barreaux d'une échelle qui va de la terre au ciel. C'est dans cet esprit que saint Benoît dit que même les outils ordinaires du monastère doivent être traités comme si c'étaient des vases sacrés pour la liturgie (Regula 31, 10).

C'est une façon de voir sacramentelle, dans laquelle la surface des choses devient transparente pour révéler une perspective infinie et donne de l'efficacité aux images. Une représentation de la Dernière Cène dans le réfectoire d'un couvent, comme celle que Léonard de Vinci a peinte à Santa Maria delle Grazie, à Milan, n'est pas seulement décorative, c'est aussi un objet fonctionnel qui communique et nourrit la foi dont elle est née. Les choix opérationnels dans la genèse formelle de l'œuvre, qui relèvent normalement du domaine de l'histoire de l'art, sont ici associés à d'autres choix qui ne sont pas esthétiques, mais existentiels.


Le "journal du pape" dans lequel est paru l'article:


La documentation relative au synode, sur le site du Vatican: