Tradition et modernité

Par Chatperlipopette

Nous sommes dans les années 30, au Japon, dans la région de Kobe, Tanizaki nous présente quatre soeurs, Tsourou ko, Satchi ko, Youki ko et Tae ko Makioka issues d'une famille bourgeoise très connue (mais en perte de prestige), aux destins bien différents: les deux aînées sont mariées et leur avenir est tout tracé alors que celui des cadettes est loin de l'être.

Entre tradition et modernité, le lecteur suit les heurs et malheurs de ces femmes au rythme des cerisiers en fleurs et de la saison des pluies. Lentement, finement, une photographie du Japon s'esquisse sous les mots subtils et d'une grande poésie de Tanizaki. Ce dernier prend son temps pour exposer les situations, les scènes et parfois c'est du théâtre Nô qui se joue entre les lignes. Doucement le Japon s'ouvre à l'Occident et adopte ses conduites révolutionnaires: les vêtements qui libèrent les mouvements des hommes et des femmes, la nourriture et surtout les moeurs. En effet, la benjamine de la famille, célibataire et fantasque aux yeux de ses soeurs (elle travaille non pour s'occuper mais pour gagner sa vie et devenir indépendante!), créée d'extraordinaires poupées, prend des cours de couture européenne, souhaiterait se rendre en France pour se perfectionner et surtout mène une vie sentimentale bien agitée, défrayant la chronique et faisant peser sur Youki ko, la troisième soeur toujours célibataire, un lourd fardeau, celui des rencontres matrimoniales qui invariablement échouent! Pourtant Youki ko a la beauté et la sensibilité typiquement japonaises dotées d'une éducation traditionnelle des plus raffinée.
La chronique familiale tourne autour des rencontres organisées tant par la maison aînée, celle de la famille de Tsourou ko, que par la maison cadette, celle de Satchi ko. Le lent ballet des repas chaperonnés, des conversations, des enquêtes menées par les familles respectives, est une peinture souvent humoristique mais aussi d'une grande émotion: le regard occidental du lecteur ne peut l'empêcher d'avoir le coeur serré lorsque Youki ko est emmenée pour être jaugée. Peu à peu, les rencontres se répétant, il en arrive cependant à se demander si Youki ko ne provoque pas, sans en avoir l'air, les réponses négatives. A-t-elle vraiment envie de devenir une épouse exemplaire dans la plus pure tradition japonaise? Ne désire-t-elle pas rester solitaire plutôt que de subir un mariage arrangé? Son attachement envers sa nièce, Etsou ko, semble la combler, de même que sa vie auprès de sa soeur Satchi ko. Youki ko est un des personnages les plus complexes du roman malgré son apparent effacement, sa fragilité et son étrange transparence qui n'en est pas une: est-elle attachée au prestige ancien de sa famille au point de refuser les différents partis qui se présentent à elle et ne sont que mésalliance à ses yeux?
Tae ko, la plus jeune et la moins conformiste (alors qu'elle excelle dans les danses traditionnelles), navigue entre deux prétendants: le benjamin d'une famille de joaillers qui lui a été dévolu depuis longtemps et qu'elle ne peut épouser avant que Youki ko ne soit mariée, selon la coutume, et un photographe issu d'un milieu des plus modestes. Le premier fréquente le quartier des plaisirs et les geishas, et insouciant dilapide son argent en jouissant de toutes les joyeuses distractions proposées à tout homme de sa classe sociale; le second sait ce que le labeur signifie et n'hésite pas à risquer sa vie pour sauver celle de Tae ko lors des grandes inondations. Le premier la harcèle alors qu'elle n'a qu'un seul souhait, celui de rompre leur engagement; le second parvient à l'émouvoir par ses attentions et sa tendresse mais est happé par la mort. Pour finir, Tae ko atteint les sommets de l'inconvenance et de la déchéance en attendant un enfant hors mariage! Le comble pour les Makioka, famille prestigieuse malgré les aléas de leurs finances.
Ce qui est fascinant dans ce roman fleuve, c'est le brio avec lequel Tanizaki parvient à tenir en haleine son lecteur avec une chronique familiale où l'action est loin d'être trépidante. Tout tient dans les atmosphères (les petits poèmes écrits par Teinosuke et Satchi ko suite à la visite des cerisiers en fleurs de Kyôtô, échos sensuels de leur union), les personnages secondaires attachants tels que les enfants des voisins allemands, porte ouverte sur l'Occident et ses coutumes (la scène de l'enlacement du couple après l'angoisse des inondations stupéfie et interpelle Satchi ko!) ou encore la servante O Harou, incorrigible bavarde mais indispensable auxilliaire du quotidien. Le lecteur se laisse transporter dans les trains électriques reliant Osaka à Tokyo, en compagnie des bagages des soeurs, savoure le spectacle des danses ou du théâtre Kabouki, les dîners au restaurant où de succulents sushis sont servis et se trouve sous l'empire du charme immatériel des cerisiers en fleurs!
Tanizaki ne chante pas le regret de l'ancien Japon qui disparaît à mesure que la modernité gagne ce dernier mais laisse percer la douleur et la déception de voir son pays accéder à l'ère moderne en se niant et en minimisant sa culture et sa capacité à apporter des richesses au monde occidental: le sentiment d'infériorité du Japon transparaît dans la confiance moindre accordée aux médicaments japonais (notamment pour le béribéri dont souffrent les soeurs Makioka) qui ne tiennent pas la comparaison avec les produits pharmaceutiques allemands.
"Quatre soeurs" est un roman à découvrir, à lire avec patience et à déguster lentement comme on déguste un Oolong délectable. Le lecteur féru de culture et de littérature japonaises ne pourra qu'y succomber!

"(...) un matin où Satchi ko était entrée dans le cabinet de travail de Teinosuke pour en faire le rangement comme d'ahbitude, elle remarqua une feuille de papier demeurée sur sa table. Dans la marge, à côté de quelques lignes tracées à la hâte, elle découvrit ce poème écrit au crayon:
A Saga par un jour d'avril
S'assemblent de jolies femmes aux beaux atours:
Les cerisiers de la capitale sont en fleurs.
(...)
Je regarde les fleurs de Heian s'envoler.
Ces pétales qui nous laissent le regret d'un printemps qui s'en va,
Je les conserverai en secret dans ma manche.
Satchi ko écrivit son poème au crayon dans la marge à la suite de celui de son mari (...) d'autres vers étaient écrits à la suite des siens (...):
Que je puisse conserver en secret au moins un pétale
Dans la manche du kimono pour voir les fleurs,
En souvenir du printemps qui passe."
(p 310)

Roman traduit du japonais par Georges Renondeau