Toujours vierge

Publié le 21 octobre 2008 par Menear
Parfois je laisse mes yeux vaquer entre les caractères et le blanc de la page (écran) et je reviens vers lui (le texte) et entre ces deux moments, j'aurais juré que la silhouette de Serge Mouret, juste une seconde peut-être, était devenue celle de Quentin Compson...
Que de fois les litanies de la Vierge, récitées en commun, dans la chapelle, avaient ainsi laissé le jeune homme, les genoux cassés, la tête vide, comme après une grande chute ! Depuis sa sortie du séminaire, l’abbé Mouret avait appris à aimer la Vierge davantage encore. Il lui vouait ce culte passionné où Frère Archangias flairait des odeurs d’hérésie. Selon lui, c’était elle qui devait sauver l’Église par quelque prodige grandiose dont l’apparition prochaine charmerait la terre. Elle était le seul miracle de notre époque impie, la dame bleue se montrant aux petits bergers, la blancheur nocturne vue entre deux nuages, et dont le bord du voile traînait sur les chaumes des paysans. Quand Frère Archangias lui demandait brutalement s’il l’avait jamais aperçue, il se contentait de sourire, les lèvres serrées, comme pour garder son secret. La vérité était qu’il la voyait toutes les nuits. Elle ne lui apparaissait plus ni sœur joueuse, ni belle jeune fille fervente ; elle avait une robe de fiancée, avec des fleurs blanches dans les cheveux, les paupières à demi baissées, laissant couler des regards humides d’espérance qui lui éclairaient les joues. Et il sentait bien qu’elle venait à lui, qu’elle lui promettait de ne plus tarder, qu’elle lui disait : « Me voici, reçois-moi. » Trois fois chaque jour, lorsque l’Angélus sonnait, au réveil de l’aube, dans la maturité du midi, à la tombée attendrie du crépuscule, il se découvrait, il disait un Ave en regardant autour de lui, cherchant si la cloche ne lui annonçait pas enfin la venue de Marie. Il avait vingt-cinq ans. Il l’attendait.
Emile Zola, La faute de l'abbé Mouret, Livre premier, chapitre XIV.
– Mère très pure, Mère très chaste, Mère toujours vierge, priez pour moi ! balbutia-t-il peureusement, se serrant aux pieds de la Vierge, comme s’il avait entendu derrière son dos le galop sonore d’Albine. Vous êtes mon refuge, la source de ma joie, le temple de ma sagesse, la tour d’ivoire où j’ai enfermé ma pureté. Je me remets dans vos mains sans tache, je vous supplie de me prendre, de me recouvrir d’un coin de votre voile, de me cacher sous votre innocence, derrière le rempart sacré de votre vêtement, pour qu’aucun souffle charnel ne m’atteigne là. J’ai besoin de vous, je me meurs sans vous, je me sens à jamais séparé de vous, si vous ne m’emportez entre vos bras secourables, loin d’ici, au milieu de la blancheur ardente que vous habitez. Marie conçue sans péché, anéantissez-moi au fond de la neige immaculée tombant de chacun de vos membres. Vous êtes le prodige d’éternelle chasteté. Votre race a poussé sur un rayon, ainsi qu’un arbre merveilleux qu’aucun germe n’a planté. Votre fils Jésus est né du souffle de Dieu, vous-même êtes née sans que le ventre de votre mère fût souillé, et je veux croire que cette virginité remonte ainsi d’âge en âge, dans une ignorance sans fin de la chair. Oh ! vivre, grandir, en dehors de la honte des sens ! Oh ! multiplier, enfanter, sans la nécessité abominable du sexe, sous la seule approche d’un baiser céleste ! Cet appel désespéré, ce cri épuré de désir, avait rassuré le jeune prêtre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblait sourire plus doucement de ses minces lèvres roses.
(...)
Tout ce qu’il y a de blanc, les aurores, la neige des sommets inaccessibles, les lis à peine éclos, l’eau des sources ignorées, le lait des plantes respectées du soleil, les sourires des vierges, les âmes des enfants morts au berceau, pleuvent sur vos pieds blancs. Alors, je monterai à vos lèvres, ainsi qu’une flamme subtile ; j’entrerai en vous, par votre bouche entr’ouverte, et les noces s’accompliront, pendant que les archanges tressailleront de notre allégresse. Être vierge, s’aimer vierge, garder au milieu des baisers les plus doux sa blancheur vierge ! Avoir tout l’amour, couché sur des ailes de cygne, dans une nuée de pureté, aux bras d’une maîtresse de lumière dont les caresses sont des jouissances d’âme ! Perfection, rêve surhumain, désir dont mes os craquent, délices qui me mettent au ciel ! O Marie, Vase d’élection, châtrez-en moi l’humanité, faites-moi eunuque parmi les hommes, afin de me livrer sans peur le trésor de votre virginité !
Ibid., Livre premier, chapitre XVII.