La Voix de la mer de Jacques Ancet (lecture d'Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

La publication de cet ensemble de textes est remarquable. Seize essais plus ou moins longs, dont l’écriture s’échelonne de 1987 à 2005. Autant dire un parcours réflexif en parallèle à l’œuvre poétique. Sept essais sont repris d’un ouvrage épuisé (Un homme assis et qui regarde, Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997), un essai a été publié en revue et les huit autres sont inédits. Je ne sais si le terme d’ « essai » est préférable à celui d’article ou de texte… en tout cas, ce ne sont pas des notes : chaque essai (conservons ce terme en pensant à Montaigne) se développe à partir d’une problématique initiale, selon une construction rigoureuse de la réflexion, avec une qualité de clarté que le non-philosophe apprécie, alors même qu’il s’agit toujours d’enjeux complexes de pensée.
On n’a pas besoin de lire ce livre pour lire les poèmes d’Ancet mais, en lisant, on peut mesurer l’épaisseur de terreau culturel qu’ils traversent. Sur un plan philosophique, tout d’abord, on voit l’apport des Présocratiques, Nietzsche, Bergson, Husserl, les mystiques et notamment Saint Jean de la Croix, la pensée chinoise… Sur un plan littéraire : Faulkner, Beckett, Mallarmé, Juarroz, Woolf, Novalis… C’est assez étonnant de voir fonctionner une pensée, autant pour ce qui est de trouver prise, prendre appui, que pour se détacher et repousser (Cf. la critique de Heidegger par exemple).
Puissance de l’intellect, donc, mais tout autant insistance sur l’expérience (cf. Le poème et l’ennui) et plus précisément encore, l’enfance. Parler le monstre, qui ouvre le recueil, renvoie à une expérience traumatique : « l’enfance n’est pas le paradis auquel on voudrait la réduire (…) elle est une déchirure. » Dans le très beau texte La voix de la mer, on retrouve une expérience déterminante : l’enfant, dix ans, dans le bureau de son père, parle avec lui d’astronomie et regarde un cendrier en forme de coquille Saint Jacques ; brusquement, il a l’intuition que « le passé est là, coexistant avec chaque instant présent vécu ». Et le lecteur des poèmes sait bien qu’il ne faut pas rabattre cette intuition de façon proustienne, car ce n’est pas seulement d’un passé personnel qu’il s’agit, mais bien d’une illumination beaucoup plus large telle que celle décrite dans L’imperceptible : « un accord soudain : celui de sa fragile destinée humaine et de l’instant absolu du monde. »
Au travers de ces pages, c’est toute une poétique qui se déploie, et on est frappé par sa robustesse au fil des années : elle s’explicite et se construit davantage, mais elle ne varie pas.
D’abord, même si ce livre affirme des choix, il pose tout autant que la recherche est sans fin : « La poésie, quand elle est vraiment elle-même, on ne sait pas ce que c’est », sauf qu’elle a à voir avec de l’inconnu qui est de l’ordre du langage et du corps. De la même manière, quelques années auparavant : la poésie est «  toujours autre chose que ce qu’on voudrait qu’elle soit, puisqu’elle n’est pas mais passe : mouvement d’inconnu qui, traversant le langage, le transforme et nous transforme avec lui. » Telle est la « voix » d’un écrivain : un tuyau d’orgue particulier dans lequel passe de façon unique la langue commune, pour une « musique » qui peut voisiner le « parler en silence ».
Dès lors, si la poésie se rencontre dans les poèmes, bien sûr, elle n’y est aucunement enfermée. Ancet la définit comme « l’entre des genres », « une parole de lisières » : de fait, si écrire, c’est « voir se lever le monde dans le jour de la langue », il n’y a pas lieu de réserver cela à l’espace du seul poème : «  la poésie n’est pas un genre puisque cette intensification vitale peut être tout aussi perceptible dans un roman, une tragédie, un essai. Non pas précisément dans ce qu’ils disent, racontent ou montrent, mais dans ce qu’ils font. » Cela revient à dire que tout texte véritablement littéraire est d’ordre poétique, et donc mettre à la poubelle la majeure partie de la production romanesque actuelle. Ancet ne s’en prive pas.
Plusieurs essais (Ce qui ne dit rien, L’avenir de la poésie…) reviennent sur la raison d’exister de la poésie dans un monde où le langage lui-même est aliéné, médiatiquement saturé. En réponse, la poésie persiste « à ne rien dire » ; le poème est « interruption du monde », coupure du son, du bruit quotidien et de la langue utile. Le dernier essai, Le poème et l’ennui, qui est en fait un poème en prose, dit parfaitement cette nécessité de faire le vide pour accueillir les mots porteurs d’un « réel » dans son « apparition, disparition ». Il faudrait développer ici la réflexion qu’Ancet reprend plusieurs fois sur la distinction à faire entre réalité et réel, et sur ce que peut le langage (notamment la notion essentielle d’ « intra-référentialité »).
Mais je voudrais conclure sur un essai particulier, Liberté surveillée, parce qu’Ancet nous fait entrer directement dans son atelier d’écriture, à propos de la question formelle. Aucune forme n’est préétablie, programmée ; la forme se construit en cours de travail ; l’exemple de la dernière section de La mémoire des images montre à quel point cette élaboration peut être rigoureuse. Mais s’ajoute à cela, de livre en livre, « une dialectique du continu et du discontinu » qui va peser sur le choix formel sans pour autant le décider a priori. C’est tout à fait passionnant de suivre le poète dans ce qui apparaît comme une auto-analyse de son propre travail. De même pour ses raisons d’explorer le vers impair, non pas dans un but de prouesse métrique mais au contraire pour rendre floue la lisière entre vers et prose. « Je n’adopte donc les formes que pour les traverser. »

Contribution d’Antoine  Emaz

Jacques Ancet
La voix de la mer
éd. Publie.net
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