La crise est née aussi d’une carence étatique / par Argoul

Publié le 28 octobre 2008 par Alains

Les années 1980 ont vu la fin du capitalisme de managers salariés, déployé dans les années 1950 de reconstruction d’après-guerre. La société se complexifiait, les relations se bureaucratisaient, et les managers ont remplacés les héritiers de famille à la tête des entreprises. Les actionnaires ont été disqualifiés après le krach de 1929 et la rationalité du ‘Nouvel Etat Industriel’, selon le titre d’un livre de Galbraith, engendrait ce ‘socialisme’ sociologique du salariat qu’a évoqué Schumpeter. Ne pensons pas cependant que ce capitalisme de managers ait été un capitalisme industriel, donc social, fondé sur l’ancienneté dans l’entreprise, de gros syndicats et des services sociaux étendus. Il s’appuyait sur la fraternité née de la guerre, sur l’essor du salariat et des villes, sur la frénésie de consommation d’une société en plein baby boom.

Très vite, les conglomérats qui faisaient de tout en grossissant au petit bonheur ont montré leurs limites. Les mastodontes à la IBM, aux centaines de milliers de salariés, fabriquant de grosses machines, se sont fait tailler des croupières par de petites sociétés montées par des étudiants dans des garages, les Apple, Microsoft et autres. Dans le même temps, la crise du pétrole a fait monter l’inflation et le chômage de concert, rendant brutalement obsolètes les politiques keynésiennes de relance par la demande, pratiquées depuis les années 30. L’Etat redistributif est devenu ce mastodonte empêtré de dettes et de fonctionnaires à vie, très dur à réformer. Enfin, une nouvelle pensée économique fondée sur l’offre – et non plus sur la demande – s’est imposée avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

Durant cette période (1982-2007), la régulation d’Etat apparaît finie : les Etats ne sont plus les détenteurs du principal de l’investissement et ils n’ont plus les moyens de relancer la consommation quand cela leur chante ; la société civile est devenue plus autonome, plus sensible à la nouveauté et aux importations d’ailleurs. Sur le plan macroéconomique, mieux vaut confier la régulation de la croissance à l’offre de monnaie, contrôlée par une banque centrale indépendante de la démagogie politique. Sur le plan microéconomique, l’entreprise éclate, elle conserve son cœur de valeur ajoutée et externalise tout le reste. Le ‘travail en miettes’ laisse la place aux méthodes ‘japonaises’ des groupes qualifiés qui ont de l’initiative, la chaîne étant laissée de plus en plus aux robots. La classe ouvrière se délite par le bas (les immigrés précaires qui font du nettoyage et de la manutention) et par le haut (les qualifiés étant promus techniciens).

Les actionnaires reprennent donc du pouvoir, notamment parce qu’ils s’appuient sur les bataillons grossissants des retraités nés après-guerre et férus d’investissement-retraite
: les fonds de pension anglo-saxons comme les contrats d’assurance-vie français sont placés en majeure partie en actions et les gérants s’organisent en lobbies puissants ; ils exigent de la rentabilité et du dividende. Les analystes bâtissent leurs modèles sur cette façon de voir ; naît le concept de « création de valeur » qui chaîne la valeur ajoutée nette de l’entreprise pour déterminer sa rentabilité long terme – donc son pouvoir de distribuer assez, et régulièrement. L’entreprise se préoccupe alors plus de finance, traquant les économies partout, forçant à mieux s’organiser, à faire produire les nouvelles technologies (le PC et le courriel plutôt que la secrétaire). On segmente les activités afin de dégager l’avantage comparatif propre et de s’associer ou d’évacuer tout le reste (l’informatique, le nettoyage des bureaux, la cantine…). La mondialisation accroît la concurrence et ouvre de nouveaux potentiels d’efficacité avec les coûts bas de la main d’œuvre. Rien de cela n’est pourtant condamnable en soi, rien de cela n’a abouti à la crise actuelle de système. Il a seulement débroussaillé le terrain de jeu.

Car c’est un quadruple processus qui va aboutir à la crise actuelle :

  1. La sophistication financière née à la fin des années 1980, mal régulée par les administrations ad hoc. Le MATIF naît par exemple en France fin 1987 ; il permet des effets de levier via les options, puis la création de produits complexes où le risque est modélisé et minimisé. 
  2. L’envol des nouvelles technologies dès le milieu des années 1990 rend instantané et mondial tout ce qui arrive. L’informatique et les communications du temps réel mondialisent les innovations comme les rumeurs en quelques secondes ; le panurgisme peut s’en donner à cœur joie, sans même laisser le temps de la réflexion.
  3. Le laxisme monétaire de la Fed, après le 11 septembre 2001, pour soutenir l’Amérique. Les taux bas, le crédit abondant, facilitent les comportements relâchés et les paris des escrocs qui comptent sur la montée du prix des actifs pour rembourser le prêt initial. Les traders sont très riches du jour au lendemain, les ingénieurs modèles croient avoir trouvé scientifiquement la martingale, les patrons des banques ne contrôlent plus rien mais paradent tant leur établissement fait de bénéfices.
  4. La frénésie de dette des Etats, à commencer par celui de George W. Bush avec la guerre en Irak, mais le tropisme clientéliste et démagogique français (sous Jospin comme sous Chirac) n’a jamais voulu entendre parler de surplus budgétaire sans considérer qu’il s’agissait d’une « cagnotte » à dépenser tout de suite (au contraire des Allemands, des Suédois, des Canadiens, des Espagnols, des Anglais… qui ont su réformer leur mammouth et engranger des réserves pour temps plus durs). L’enrichissement sans cause accroît les inégalités et, surtout aux Etats-Unis, incite à vivre à crédit pour maintenir son niveau de vie. Tout est prévu pour la hausse, rien pour la baisse : les bonus, les commissions de gestion, les produits « garantis », la stagnation des salaires, les retraites futures, le désengagement du long terme de la part de l’Etat au profit de la dépense électoraliste (baisse d’impôts ou redistribution sociale)…


Les dangers étaient vus du côté du non-régulé : les hedge funds, les paradis fiscaux, les pays émergents. Le krach est venu au contraire de ce qui était soi-disant bien régulé et très surveillé : le crédit immobilier, les banques de dépôts, les assurances. Ce sont les prêts laxistes des subprimes (les « sous-garantis ») qui ont enclenché l’effet pervers ; ce sont les banques de dépôts qui se sont trouvé piégées par les crédits titrisés ; ce sont les assureurs qui n’ont rien vu du risque, confiant dans les agences de notation officielles ; ce sont les caisses de retraite, tellement surveillées de ratios divers, et même les collectivités locales (Dexia ex-Crédit Local de France, la municipalité de Saint-Denis, des petites villes en Suède) qui se sont bourrés de crédit toxique !… Quant aux institutions publiques, la Réserve Fédérale a bouté le feu par une liquidité incontrôlée, la Securities and Exchange Commission a laissé faire la titrisation, les relations incestueuses à la Crédit Lyonnais entre Politiques et patrons des agences de refinancement hypothécaire Fannie Mae et Freddy Mac ont créé des prêts non-remboursables pour motifs démagogiques. Les fameux ratios de risques bancaires ont été mal conçus et mal surveillés par les administrations : Bear Stearns (en faillite) n’avait-elle pas moins de 20% de ses actifs évalués selon la pratique du « prix de marché » ? Le reste était évalué « par modèle » ou « selon les critères de la banque » - autrement dit au doigt mouillé ! Et personne n’a rien dit.

Oh, certes, il y avait cette fameuse idéologie du laisser-faire, selon laquelle le marché s’autorégulait par crises bénignes successives. Mais l’anticapitalisme viscéral et la gauche qui se cherche auraient tort de croire qu’ils avaient forcément raison et que leur heure est venue. Il y a eu non pas recul de l’Etat mais mal-Etat dans ces contraintes sur le papier, ces règles inappropriées, ces comportements je-m’en-foutistes qui rappellent furieusement la façade soviétique du temps de Brejnev. Quand on braille aujourd’hui au « socialisme d’Etat » comme étant « la » solution aux désordres de l’anarchie capitaliste, on ferait mieux de réfléchir à cette étrange carence de l’Etat qui, lorsqu’il a créé une montagne de papier et installé des fonctionnaires autour, croit que son boulot est fini. C’était bien la même chose en France pour le sang contaminé, la vache folle, le nuage de Tchernobyl, le Crédit Lyonnais… Dormez, bonnes gens, on s’occupe de tout ! Et quand la crise arrive, on était certes « responsables », mais surtout pas « coupables » !

C’est pourquoi le capitalisme, cet outil d’efficacité économique, ne va pas disparaître au profit d’un vague socialisme. Il va s’adapter. Il sera moins américain et plus chinois, il en reviendra sans doute aux valeurs « protestantes » notées par Max Weber dans son succès : austérité, vertu, économie. Ce sont, comme par hasard, les valeurs prônées par Confucius en Chine, aujourd’hui fort prisées. Un peu celles prônées ce week-end dernier par François Bayrou lorsqu’il évoquait « l’humanisme ». Sauf que François Bayrou se contente d’être moraliste aux mains blanches  alors qu’il faut aujourd’hui – et pas dans un mois - des mécaniciens les mains dans le cambouis.

Argoul est le rédacteur du blog Fugues & Fougue