Calligrammes dans tous ses états, de Claude Debon (lecture de Jacques Fournier)

Par Florence Trocmé

L’objet en impose par son format et son épaisseur, proche du catalogue de l’impossible exposition à laquelle le contenu laisse rêver. La couverture rouge marquée de lettres d’or ajoute à ce sentiment.
Sont rassemblés ici plus de vingt ans d’un travail de fourmi entrepris par l’apollinarienne Claude Debon : rendre compte, dans le détail le plus précis possible, de l’histoire de chacun des poèmes constituant l’un des recueils de poésie les plus révolutionnaires du 20e siècle : Calligrammes.
La longue introduction de quarante pages est éclairante à plus d’un titre. Claude Debon nous rapporte par le menu l’historique de ce projet d’Apollinaire de publier ce qui sera son 2e recueil après Alcools. Après un rapide rappel des origines du « poème figuré », ancêtre du calligramme, elle resitue le projet dans son contexte historique, démontrant s’il en était besoin que rien ne naît de rien, rappelant les influences qui ont marqué le poète : les futuristes, les idéogrammes chinois, jusqu’à la célèbre revendication : Et moi aussi je suis peintre, placée par Claude Debon en réaction au Je suis poète, que Marie Laurencin écrit sur la couverture d’un livre qu’elle tient en mains dans son autoportrait de 1913. L’universitaire nous conte les étapes qui, de projets avortés en bulletins de souscription trop tôt lancés, de prépublication désordonnée en publication éparpillée mais contrôlée en revues, d’envois, du front, aux amis, de poèmes sitôt écrits en collecte laborieuse dès à peine remis de la blessure à la tête, a conduit Calligrammes, projet né dans la foulée de la sortie en 1912 d’Alcools, à ne paraître qu’en avril 1918, soit sept mois seulement avant la mort du poète. Et encore cette édition première fut-elle tronquée de quelques poèmes, entre autres ceux confiés du front à Lou et jamais restitués. L’auteure détaille la composition manuscrite et les envois des 25 exemplaires de Case d’Armons, curiosité bibliographique ainsi que le relève Apollinaire lui-même, puisque réalisé au front par deux maréchaux des logis à partir d’une maquette qu’ils ont confectionnée à part égale (p.18). Elle termine cette introduction par un exposé des réactions suscitées par la publication de ce recueil pas comme les autres : l’incompréhension domine les critiques. La preuve qu’Apollinaire avait de l’avance sur son temps !
Après cette mise en bouche, le plat principal. Et il faut saluer ici le remarquable travail de l’éditrice qui a su, par une mise en page large et aérée, sur un papier légèrement crème, qui rappelle ces papiers d’un autre siècle, mettre en valeur toute la matière iconographique découverte et ordonnée par Claude Debon.
Chacun poème du recueil est ici présenté dans ses diverses étapes de création : texte manuscrit, parfois plusieurs fois ; épreuves annotées ; variantes des publications en revue ; dessins et croquis ajoutés dans les marges ; jusqu’à la page de l’édition originale et, parfois, le relevé de coquilles. Rien, si possible, n’est laissé dans l’ombre pour permettre de découvrir la progression du travail d’Apollinaire et de revenir ainsi sur des préjugés touchant à la rédaction hâtive des calligrammes (Avant-propos, p.9). L’intérêt est d’autant plus fort pour les calligrammes en tant que tels : la mise en regard des étapes met en évidence l’apport de la typographie mécanique ou, au contraire, ce qu’elle peut enlever au charme du texte manuscrit. Au cœur du livre, la reproduction in extenso d’un exemplaire de Case d’Armons tel qu’il fut publié sur le front ajoute un temps d’émotion : on regarde ces pages en cherchant à imaginer, mais sans y parvenir totalement, le contexte, dans son absolue horreur, de leur réalisation. Pour chaque poème, Claude Debon a ajouté un commentaire qui donne quelques informations et analyses (personnelles) éclairantes qui replacent le plus souvent les poèmes dans leur époque de rédaction : n’oublions pas que le sous-titre de Calligrammes fut dès la première édition : Poèmes de la Paix et de la Guerre (1913-1916). Le commentaire, par exemple, sur le poème 2e Canonnier conducteur (p.143) resitue finement dans leur contexte les élans patriotiques du poète (qui ne cache pas ses sentiments anti-boches – lettre à Madeleine, 18 juillet 1915), tenant d’un art universel, face aux positions pacifistes et réactionnaires en art de certains, dont Romain Rolland. (Mais si cela fut complémentaire pour Romain Rolland, est-ce valable pour d’autres ?)
Souhaitons que ce travail remarquable et rare trouve sa place dans toutes les bibliothèques dignes de ce nom.
Contribution Jacques Fournier

Calligrammes dans tous ses états
Edition critique du recueil de Guillaume Apollinaire
par Claude Debon
éd. Calliopées, 2008
384 p. 25 x 26 cm
58,00 €
le livre sur le site Place des Libraires