2 novembre 1808/Naissance de Jules Barbey d’Aurevilly

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


   Le 2 novembre 1808 naît à Saint-Sauveur-le-Vicomte, dans la presqu’île du Cotentin, Jules Barbey d’Aurevilly.



Ph. angèlepaoli


  Barbey par son père, dont la famille est connue dans tout le pays depuis le XVIe siècle, Barbey d’Aurevilly est, par sa mère, le petit-fils de Louis Ango, bailli de Saint-Sauveur, réputé pour son autorité d’homme à la poigne de fer.
   « Lord Anxious », comme l’auteur d’Une vieille maîtresse (1851) se baptisera lui-même plus tard, explique ses crises d’angoisse par le fait même de sa naissance :
   « Je suis venu au monde un jour d’hiver sombre et glacé, le jour des soupirs et des larmes, que les Morts dont il porte le nom ont marqué d’une prophétique poussière… Oui ! J’ai toujours cru que ce jour répandrait une funeste influence sur ma vie et sur ma pensée. »
   Surnommé par ses contemporains « connétable des lettres » en raison des attaques virulentes contre les fausses valeurs que ceux-ci défendaient, Barbey d’Aurevilly s’est toujours affirmé « catholique et romancier sans rien abdiquer de son tempérament ».
   De sa période de très grande fécondité datent L’Ensorcelée (1854), Le Chevalier Des Touches (1864), Un prêtre marié (1865). Suivront Les Diaboliques (1874) et une Histoire sans nom (1882).

EXTRAIT D’UNE VIEILLE MAITRESSE

IX

La robe rouge


  Quand M. de Marigny arracha Vellini à une mort certaine si elle fût restée quelques secondes de plus sur le rebord où elle s’était placée,― car pour bien comprendre le danger qu’elle avait couru, il faut se représenter la Vigie ayant pour base une anfractuosité de falaise qui continue, sous le pied de cette tour élevée, de surplomber la mer d’une grande hauteur, ― il était deux heures d’après-midi, et le temps, brumeux le matin, avait contracté, sous une fraîche brise de nord-est, la pureté et la clarté du cristal. Le soleil levé derrière Barneville, ― maintenant sur Saint-Georges, ― frappait obliquement la plate-forme où venait de se passer une scène bien étrangère aux mœurs calmes de ces rivages. Cette scène passionnée, dont le théâtre s’était trouvé entre le ciel, la terre et l’eau, devait n’avoir, à ce qu’il semblait, d’autres témoins que Dieu et les goélands qui étaient passés sur la tête de Ryno et de Vellini, et qui, effrayés de leurs voix, étaient montés plus hauts de quelques coups d’aile. Par un hasard inaccoutumé sur ces plages, longées par quelque brick tirant vers Cherbourg ou par les bateaux-côtiers occupés à la pêche, il n’y avait pas le triangle d’une seule voile en mer. Aucun être vivant ne se montrait plus dans les mielles, pas même le douanier, que le froid de la saison (déjà avancée) avait fait rentrer dans son trou de sable. Tout était désert. Ce n’était pas l’heure des jambes nues des pêcheurs de crevettes et de homards, qui ne vont à la mer que quand elle est basse et quand les rochers sont découverts. Personne n’avait donc aperçu, de près ou de loin, ce groupe étrange qui s’agitait sur la plate-forme : personne, ― excepté le seul être qui pût y prendre garde et en souffrir.
  Hermangarde, après avoir écrit une longue lettre à sa grand-mère, avait sonné et demandé où était M. de Marigny. Pouvait-elle être jamais longtemps sans son Ryno ? Sa femme de chambre lui ayant dit que monsieur était sorti depuis une heure : « C’est bien, ― répondit Hermangarde, ― je le trouverai, » et elle prit la résolution de sortir.
   « Madame aura froid et madame est souffrante, ― lui objecta sa femme de chambre, tout en lui, passant sa pelisse bleuâtre.
   ― Je m’envelopperai bien, ― répondit gaiement Hermangarde. Et elle ramena sur sa tête son capuchon ouaté, par-dessus lequel elle noua son mouchoir brodé, de peur du vent.
   ― C’est une imprudence, ― fit encore la femme de chambre. ― Madame veut-elle au moins que je l’accompagne ?
   ― Non ! ― répondit Hermangarde, ― restez. » Et elle sortit seule, comme elle le faisait souvent sur cette côte où tout le monde la connaissait et l’aimait, et où le respect qu’on avait pour elle protégeait suffisamment sa solitude.
   « Par où prendrais-je pour le trouver ? » se dit-elle quand elle eut refermé la grande porte de la cour, brunie par les pluies. Elle alla d’abord vers le petit pont, du côté de Barneville. Puis en s’avançant et ne voyant personne, elle revint sur son chemin, et, passant au pied des escaliers adossés au mur de sa demeure, elle se dirigea vers la falaise, que Marigny, ainsi qu’elle, préférait à toutes les promenades d’alentour. Il y avait à peu près sept cents pas du manoir de Flers à la falaise, et on les faisait sur les galets qui bordaient le havre. Comme ce jour-là n’était pas grande marée, elle put poser ses pieds, sans les mouiller, sur ces galets couverts de coquillages. Ayant dépassé la ligne des dernières maisons de Carteret qui regardent ce havre tranquille, elle trouva sous les dunes, qui se prolongent en chaîne jusqu’à la falaise, un vieux matelot qui raccommodait des filets assis dans la carcasse pourrie d’une barque hors de service et tirée à la grève. Il travaillait par la force de l’habitude, car il était plus d’à moitié aveugle, et de plus, il avait la face tournée vers la mer, dont ses narines de bronze aspiraient le vent mordant.
   « Bonjour, père Griffon, » lui dit-elle. Elle possédait cette mémoire qui fait aimer les reines. Il n’y avait pas un mendiant, pas un pêcheur, pas un ramasseur de varech sur cette plage, qu’elle n’eût pu appeler par son nom.
   « Est-ce que vous n’auriez pas vu passer mon mari ? ― ajouta-t-elle.
   ― Les coups de vent, la poudre et l’âge, ― répondit le vieux matelot, ― ne m’ont pas laissé beaucoup d’yeux. Mais j’crais que j’ai vu filer M.de Marigny du côté de la falaise, il y a une heure, avec ses chiens.
   ― Comme la mer se retire, ― pensa-t-elle, il sera probablement allé du côté de notre niche bien-aimée. »
   Elle désignait par là un creux de rocher dans le bas de la montagne, où ils avaient ensemble passé bien des heures. Ils y venaient voir la mer quand elle se retire après le plein, comme un grand filet qu’on reploie. Ils y étaient à l’abri du vent et de la pluie. La roche y formait des sièges grossiers, sculptures naturelles où ils s’asseyaient pour causer et lire ; Hermangarde pour travailler à quelque ouvrage de broderie, tandis que Marigny abattait à coups de fusil des goélands et les mouettes, que ses chiens allaient chercher au loin dans le flot. Cet angle profond, leur niche, était précisément placé au coude que formait la falaise, au-dessus de la Vigie. Au moment où Hermangarde arrivait de ce côté, son regard errant fut attiré par le rouge, au soleil, de la robe d’une femme qui parut toute droite, dans l’embrasure de deux créneaux, le dos tourné à l’abîme, comme si elle eût eu peur, tout en l’affrontant. Presque au même instant, les bras d’un homme entourèrent cette femme et deux têtes disparurent derrière les créneaux. De si loin, elle ne pouvait juger quelle était cette robe rouge, mais de quelle distance n’eût-elle pas reconnu Ryno ?

Jules Barbey d’Aurevilly, Une vieille maîtresse, Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, 1981, pp. 243-244-245.


Retour au répertoire de novembre 2008
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes