Jeudi 9 octobre 2008 : des romans dans mon cœur, Jean Marie Gustave Le Clézio

Publié le 03 novembre 2008 par Memoiredeurope @echternach

On ne peut que s’arrêter un instant et saluer. La presse française le fait d’ailleurs très bien, dans le genre : c’est le premier écrivain français récompensé depuis Claude Simon…et la mémoire d ‘Albert Camus revient soudain dans l’actualité.

Ne suivant pas de très près les arcanes de la « République des Lettres », je ne fais que mettre dans ma bibliothèque (classer serait vraiment trop dire étant donné que  ce sont des piles qui m’entourent maintenant à Echernach) les auteurs que j’ai choisis. Mais je le répète, il y en a que je choisis plus souvent que d’autres. 

Toutefois, entre Le Clézio récompensé en France dans sa jeunesse pour « Procès Verbal » que j’ai lu alors que j’étais en terminale, les textes de voyage comme le « Raga » (Approche du continent invisible) et le livre que je viens de lire amoureusement, qui est sorti de manière contemporaine à la récompense mondiale, « Ritournelle de la faim », il y a des mondes et… il y a mon âge.

J’ai par conséquent l’impression d’un long parcours dont je ne sais que quelques étapes. 

La peau des mots est notre peau. Les deux frissonnent à l’unisson.

Ce dernier livre est un devoir de mémoire ; le portrait d’une jeune fille et d’une jeune femme. Mais cette féminité là, très combattante, est celle d’une mère dont on ne dit rien des embrassements, ni de l’amour, mais dont on comprend les drames et les fêlures et surtout la vigueur avec laquelle elle colmate les grandes entailles de la vie.

On commence avec une exposition coloniale et une maison venue d’ailleurs dont la vie éclatante, comme celle du chien empaillé du Prince Salina, finira à la décharge. Et je me souviens du mastaba que mes grands parents avaient acheté à la clotûre de la même exposition et installé dans leur jardin. On poursuit par l’amitié exotique d’une princesse russe en mal de statut et d’identité. On traverse une crise où la bourgeoisie métissée poursuit des rêves inaccessibles et poursuit des inventions ruineuses et sans lendemain, dans le portrait d’un père en conducteur du bateau des âmes mortes, et on termine dans la libération d’une France où les jeunes gens ont retrouvé la vie devant eux en ayant plusieurs fois cru la perdre.

La femme est là ; celle qui a hérité des rêves de Monsieur Soliman, son Grand-Oncle et s’est laissée ensevelir par ceux d’Alexandre, son père. Celle qui a creusé le tunnel qui permet de revoir le jour. Celle qui sera mère pour réconcilier dans l’âme de son fils, le désir d’ailleurs et le souci de la vérité d’autrui. On pourrait dire aussi, le besoin impérieux de l’honnêteté des mots.

Que Le Clézio soit un héro mondial est le fruit d’un hommage mérité ! Mais il est d’abord le maître des mots. Et ces mots là, les derniers pour l’instant, sont des mots d’amour et d’admiration. Pas seulement pour l’irrépressible besoin du personnage, du symbole, de la tension d’un corps décharné qui prend vie, ces émotions qui poursuivent sans cesse l’écrivain. Non, cette fois il s’agit de bien plus : des cheveux, du visage, du rire, de la volonté, des rues tracées à grandes enjambées, des rues qui changent sous la pression de l’urbain, des deuils que l’on doit faire des humains, des amis et des choses.Le temps qui nous précède et qui nous fait ; celui auquel nous adhérons et dont nous cherchons à nous détacher… jusqu’au jour où nous voudrions bien n’exister que dans le monde des vivants, mais où nous devons vivre avec le monde des morts.

Ma mère a eu faim, ne veut pas dire seulement, pour l’auteur, qu’elle a failli mourir.

Il est bien entendu qu’elle a failli mourir, comme la mienne, dans l’exode et sous les bombardements, ou en transportant des tracts, comme la mienne. Il est bien certain qu’elle a cherché des tickets de rationnement, comme la mienne, pour que son fils ne meurt pas. Pourtant je ne me souviens pas des mêmes pains, des mêmes tickets, des mêmes queues. Le Clézio est né avant que la lumière de la paix ne revienne. Pour ma part, j’ai dû attendre que les soldats soient rentrés.

Ma mère cette héroïne, pour ne pas dire, mon père ce héro. L’amour du fils est pour la mère. Toujours ! Mais tous ne le disent pas, ou ne l’avouent que par périphrases.Et Le Clézio, curieusement, entre dans le détail de son amour et croise une autre écriture française, du côté de Maurice Ravel :

« Ma mère, quand elle m’a raconté la première du Boléro, a dit son émotion, les cris, les bravos et les sifflets, le tumulte. Dans la même salle, quelque part, se trouvait un jeune homme qu’elle n’a jamais rencontré, Claude Lévi-Strauss. Comme lui, longtemps après, ma mère m’a confié que cette musique a changé sa vie. Maintenant, je comprends pourquoi. Je sais ce que signifiait pour sa génération cette phrase répétée, serinée, imposée par le rythme et le crescendo. Le Boléro n’est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une prophétie. Il raconte l’histoire d’une colère, d’une faim. Quand il s’achève dans la violence, le silence qui s’ensuit est terrible pour les survivants étourdis.”

Là où s’arrête Le Boléro, la vie de l’écriture commence, jusqu’à ce que Le Boléro soit joué de nouveau.

Et ainsi pour des dizaines d’années encore, les mères et les fils écouteront Ravel.

Photo : Le Clézio en 2005. Cliché afp : Marc Le Chelard