Oeuvre poétique d'André Laude (une lecture de Marie-Claire Bancquart)

Par Florence Trocmé

Aux éditions de la Différence, vient de paraître, en un beau volume de plus de 700 pages, l'Œuvre poétique d'André Laude, avec un Avant-dire d'Abdellatif Laâbi, son ami depuis le milieu des années 60, et une préface de Yann Orveillon, "L'Homme cri". C'est bien la meilleure des qualifications possibles pour André Laude, disparu en 1995, qu'en ces temps de crise grisailleuse il est bon de lire, de relire, pour (ré)apprendre ce qu'est une poésie rebelle et forte, qui veut dire, tout en disant bien.
Qu'est-ce qui a porté ce fils de très petite bourgeoisie banlieusarde, né en 1936, à refuser le sort commun, à fréquenter avec passion Serge Wellens et son groupe proche de l'école de Rochefort, Jean Rousselot, Marc Alyn grâce auquel il a publié son premier recueil en 1955? Puis à partager les réunions du groupe surréaliste, et à devenir un anarchiste militant, collaborateur du Libertaire?
On naît inquiet et blessé, on commence comme bien d'autres par une poésie qui parle d'amour et de nature; puis vient, dès le second recueil, une forte préoccupation de la violence qui court le monde:

Me croiras-tu si je te dis qu'un enfant
debout sur les ruines de la faim
M'accuse de toute la faiblesse de ses petits poings ("Lettre à Yves Mahélin poète du Christ").

Comme il tue le cochon
L'homme sacrifie l'homme (Entre le vide et l'illumination), 1960

Dès 1956, André Laude traduit ses opinions en actes. Insoumis de la guerre d'Algérie, cette Algérie où il vit trois ans durant, après un voyage à Cuba, militant anarchiste dès son retour en France, vivant non d'un métier fixe, mais de collaborations aux journaux. Le poète embrasse toutes les causes de ceux qu'il juge opprimés. Et les fait entrer en lui-même, dans sa propre blessure, qui s'aggrave sans cesse. Il y a certainement en lui quelque chose de l'inapaisement de Rimbaud.

La terre engraisse. La farine des morts
ne fait pas défaut
La guerre a atteint le pôle nord
L'enfant d'Hiroshima sourit à l'enfant esquimau (Dans ces ruines campe un homme blanc), 1969

Ce besoin de dénoncer l'oppression se retourne vers lui-même chez André Laude, qui se veut frère de ceux qu'il soutient, jusqu'à dénoncer ce qu'il juge être une exclusion plus personnelle, se faisant militant occitan parce que sa famille paternelle vient du Languedoc:

Occitans de privations et de refus
je vous salue mes frères
En ce temps qui ne cesse de dérouler
la litanie des meurtres des génocides des pleurs

richard nixon lit la bible
dans les jardins de la maison blanche
et rêve aux bébés napalmés de song my qui ne connaîtront jamais
les joies saines de la société d'opulence (Occitanie: cahier de revendications), 1972

D'ailleurs, tout abus lui passe près du cœur, comme cette grande blessure infligée à Paris par la destruction des halles de Baltard:

Aujourd'hui grande Corrida quartier des Halles
Mise à mort des pavillons de Baltard
A las cinco della tarde
En présence des plus jolies filles de la capitale
(L'Assassinat de Baltard), 1972

Plus de vingt ans encore à vivre : de revendications, de rage devant le monde- et aussi de solitude, de tristesses. Sans domicile fixe, sans rien à lui, de rue en chambre prêtée, en café, habité par une détresse personnelle pénétrante…. André Laude fait parler Ravachol à juste titre : il a beaucoup de points communs avec les anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle, acharnés, pleins de fureur et de tristesse, et à la fin tragique, dont certains furent poètes (tel Mécislas Golberg).

Quelque chose doit craquer
quelque chose va craquer
quelque part
Des chevelures rouges traversent l'espace en émettant des messages
d'amour et de révolte
mais la question capitale
c'est le rapport du poète
                                    et
                                         du
                                              fusil!

(Testament de Ravachol), 1975

Femme ou bête
quoi que tu sois
couvre-moi j'ai froid
des pieds à la tête
couvre-moi j'ai peur
des tempes aux genoux
des reins au cœur
couvre-moi je tremble(Le bleu de la nuit crie au secours), 1975

Or, cette voix âpre et déchirante s'est fait entendre au moment même où la pratique poétique était majoritairement à la recherche de la langue pour la langue, aux interrogations savantes venues du structuralisme, ce qui attire cette déclaration:

Plus jamais je n'aimerai la poésie poétique
tant qu'il y aura une lumière incarcérée
tant qu'il y aura un nouveau-né affamé
déjà rattrapé par les canines du néant (Vers le matin des cerises), 1976

Le dernier mot de ce livre sera le mot: refus" (la Fleur parmi les ruines), 1980

Confondant son être avec celui des persécutés, André Laude est allé au-delà de ses vraies racines occitanes, jusqu'à s'inventer une mythique mère juive morte en déportation (la sienne n'était pas juive, et elle est morte en France en 1938, quand il était dans sa troisième année). Assurément, c'est pour s'identifier lui-même à un peuple toujours persécuté, toujours avide de chercher les racines du monde. Pour entrer lui-même dans un mythe millénaire.

A Auschwitz
fument encore les cendres des os blancs
d'Olga Katz ma mère

Ce soir je suis un vieux juif
à la bougie
lisant les livres sacrés (33 polonaises), 1982

Ne pas oublier André Laude ! Ultrasubjectif et ultraengagé, avec cette langue d'objurgations et de violences qui se fait aussi bouleversante de dénuement personnel, il a souvent quelque chose de mystérieux dans ses alliances de mots,dans ses références. Et en même temps il écrit avec une pureté et une simplicité persuasives. Je veux dire que le lecteur entre dans son élan, qu'il partage ou non ses idées. André Laude est un poète qui vraiment vaut la peine, celle qu'ont prise ses éditeurs, celle d'"y aller voir".

Une contribution de Marie-Claire Bancquart

André Laude
Œuvre poétique
Avant-dire de Abdellatif Laâbi, préface de Yann Orveillon
Éditions de la Différence, 2008
735 p. 49 € -
sur le site Place des Libraires