Marie

Par Pierre-Léon Lalonde
1H30 dans la nuit de samedi à dimanche. La soirée n'a pas été très bonne, mais je ne désespère pas, la fermeture des bars approche et déjà je sens que le vent est en train de changer. J'attends patiemment derrière une série d'autos au coin D'Ontario et de Saint-Hubert. J'observe les fumeurs devant le Cheval Blanc. Dans les visages, je constate que les bières artisanales de l'endroit font leurs petits effets. Je souris en songeant aux fois que je m'y suis accroché les pieds. Je me dis aussi que je serais dû pour y retourner question de voir de quoi ça a l'air depuis qu'ils ont agrandi.
De l'autre côté de l'intersection, une femme avec un bras levé à mon intention me sort de ma rêverie. M'arrêtant à ses côtés, il me suffit d'un seul coup d'oeil pour savoir qu'elle n'est pas dans son état normal. Quoique la normalité dans ce secteur-ci de la ville dans le milieu de la nuit, c'est toujours bien relatif. C'est peut-être à cause de ses vêtements de cotons défraîchis, de ses yeux noirs bavant de mascara ou encore du langage de son corps, mais je sens avant même qu'elle monte à bord que cette course sera spéciale.
Le parfum bon marché qu'elle porte empeste rapidement l'habitacle et couvre à peine l'odeur de coke qu'elle exsude. C'est dur de lui donner un âge, mais son corps affiche des années d'abus. Elle me demande poliment de la conduire dans le quartier Villeray et ajoute anxieuse :
— 20 piasses, ça va tu être assez pour se rendre là?
— Inquiétez-vous pas madame, c'est en masse bon.
À la manière dont elle se tortille sur la banquette arrière, je présume que sa nervosité n'a rien à voir avec le prix de la course et comme de fait, ça ne fait pas deux minutes qu'elle est dans le taxi qu'elle me demande si elle peut emprunter mon téléphone. Je sais bien par expérience que ce n'est pas pour appeler sa mère. Je compose le numéro pour elle et lui tends l'appareil.
— Allo Beubé? C'est moé ... C'est moé! ... Viens me voir! ... Chez nous!... Allo?... ALLO? Ah ben tabarnaque! Y'a raccroché l'estie! Veux-tu rappeler au même numéro me commande-t-elle.
Je n'apprécie pas trop le ton de sa requête, mais je m'exécute patiemment.
— Y'a fermé son téléphone l'estie d'enfant de chienne!
Je l'entends qui soupire. Je l'entends même réfléchir. Nous sommes presqu'à demi parcours lorsqu'elle me demande si je lui ferais un « deal» pour faire un détour jusqu'à Hochelaga-Maisonneuve pour revenir ensuite à sa destination première. Elle me propose 30 $. C'est une bonne course, mais je suis inquiet du temps que je devrai attendre pendant qu'elle fait ses « petites commissions » et je refuse d'emblée. Je la sens quelque peu dépassée par les événements et finalement après quelques secondes, je décide d'accepter sa requête à la condition qu'elle me donne tout de suite l'argent. Je lui demande aussi de ne pas me faire attendre plus de cinq minutes là-bas, sinon je pars. Elle accepte mes conditions, me donne 30 $ et je file vers l'Est à toute vitesse.
En prenant par les petites rues pour éviter le plus de lumières possible, ça me prend que quelques minutes pour me rendre dans le bas de « HoMa». La femme reste plutôt tranquille pendant le trajet. Elle fredonne sur la musique dont j'ai monté le volume. À destination elle me demande de l'attendre près d'une ruelle juste au nord de Sainte-Catherine. Avant de s'y engouffrer, elle me dit de ne pas en profiter pour m'en aller. Je la rassure, mais lui rappelle quand même les cinq minutes que je lui accorde.
Pendant que j'attends, j'entends un couple plus loin qui se dispute. Devant moi, un gros matou pas achalé traverse lentement la rue. J'avale ce qui me reste de café. Il est froid. Le répartiteur se fait plus pressant dans ses appels, deux heures approche, l'action va vraiment commencer. Les cinq minutes s'écoulent et la femme ne réapparaît pas. Je reste quand même bon prince et décide de lui en octroyer un autre. Même si c'est à mes dépens, je me sentirais mal de la laisser derrière.
Je la vois enfin ressortir de la ruelle et redémarre le taxi. Elle remonte à bord et je file de nouveau vers Villeray. Je n'ai pas un coin de fait, lorsque bafouille :
— Beubé? Beubé? Bé?
Pendant deux secondes, je ne réalise pas que c'est à moi qu'elle s'adresse. Je la regarde dans mon rétroviseur et lui demande ce que je peux faire pour elle.
— Allume ta lumière, chéri!
Je vois dans ses yeux et dans sa voix qu'elle n'est plus tout à fait dans le même état qu'il y a dix minutes. J'ignore ce qu'elle a pris pendant que je l'attendais, mais elle ne semble plus réagir à l'attraction terrestre. Je ne sais pas ce qu'elle cherche, mais toujours patiemment, j'allume le plafonnier et continue de clencher vers le Nord pour en finir avec cette course. C'est alors que la femme me crie par la tête :
— J't'ai dit d'allumer ta lumière!
Je suis extrêmement patient, mais j'ai quand même mes limites. Déjà que je lui fais une faveur, il est hors de question que je me fasse crier après. Je lève ostensiblement le pied, baisse le son de la radio et lui dit :
— T'as l'air d'être quelqu'un qui respecte le monde toé!
—...
— T'arrêtes de me crier après parce que je te débarque icitte, c'est-tu assez clair?
Je déteste faire le « boss de bécosse», mais je n'ai pas non plus à accepter ce genre de comportement. Je sais bien que la femme n'est pas dans son état normal, mais je sais aussi que si je ne lui mets pas les points sur les I, son délire va continuer de s'amplifier, et c'est moi qui vais en subir les contrecoups. J'ouvre la fenêtre de mon côté et l'air froid qui entre dans le taxi accompagné de mes remontrances ont tôt fait de remettre la cliente à sa place. Je vois bien dans son regard de chien triste qu'il y a une partie d'elle qui est accroché à un réel sordide et une autre partie qui est complètement déconnectée de la réalité. Elle marmonne toute seule et finit par dire :
— J'suis folle! Est-ce que vous pensez que je suis folle?
Encore un peu frustré, j'acquiesce inaudiblement, mais ajoute plus fort que ce n'est pas à moi de le dire ou pas.
Pendant le reste du parcours, je sens bien qu'elle cherche une certaine rédemption. Je reste de glace.
— T'es fâché chéri? me demande-t-elle à quelques reprises.
Je dénote de réels regrets dans le ton de sa voix, et je finis par me décoincer un peu.
— On est tout dans le même bateau tsé? Me dit-elle pathétiquement.
— Regarde, c'est correct, je ne t'en veux pas.
Finalement, les derniers kilomètres ont été plutôt sympathiques. Juste avant d'arriver à destination, elle me dit que sa mère a accouché d'elle dans un taxi! Je suis on ne peut moins allumé par son anecdote et même la course terminée, je reste avec elle pour qu'elle finisse de me raconter l'histoire de sa naissance au coin de Parc et Van Horne. L'histoire d'une mère venant de perdre ses eaux, qui n'est pas capable de rejoindre le père et qui décide de se rendre à l'hôpital en taxi...
— C'est pour ça que j'aime les chauffeurs de taxi me dit-elle avant de sortir de l'auto.
Je lui ai tendu la main pour lui signifier que je ne lui en voulais plus et je lui ai demandé son nom. J'avais encore une fois l'impression de ne plus être avec la même femme que dix minutes plus tôt. M'offrant sa main et un sourire un peu bizarre elle m'a dit :
— J'm'appelle Marie.
Avant qu'elle ferme la porte du taxi, je lui ai souri à mon tour et je lui ai lancé :
— T'es pas folle Marie!
Et j'ai continué ma nuit.