Les éditions isabelle sauvage, par Olivier Goujat

Par Florence Trocmé

Isabelle Sauvage est éditrice typographe. Depuis 2002 elle réalise des livres d’artiste de petit format et à tirage restreint (entre 125 et 170 exemplaires). Une quinzaine de titres sont parus, en poésie et en prose ; des textes courts, car le temps de composition et de fabrication manuelles des ouvrages instaure une contrainte réelle qui fait de la typographie un art des limites. La plupart des textes dialoguent avec l’œuvre d’un artiste, l’ouvrage s’équilibrant au gré de cette double intervention. Le livre, tel qu’Isabelle Sauvage le propose, est donc bien le lieu bâti d’une rencontre autour de l’élément singulier que constitue un texte.

Comment faire un livre ? Le savoir-faire de typographe et d’éditrice d’Isabelle Sauvage est évident, il est remarquable. Mais en aucun cas il ne résout définitivement la question qui précède la réalisation de chaque nouvel ouvrage. Le livre est une solution matérielle unique au problème que pose l’exposition du texte. En cela, le travail d’Isabelle Sauvage s’inscrit dans la continuité de l’écriture, il assure sa lisibilité. Il offre (au texte) la lecture (du texte)… ce que l’écrivain ne saurait faire sans écrire, sans défigurer et reconfigurer indéfiniment son objet. Car si l’écrivain est bien son premier lecteur, l’éclaireur, écrire ne consiste-t-il pas à lire dans la plus complète obscurité la part mortelle qui, au sein de la langue, insiste à la manière d’un corps dépossédé de langage ? Le texte est cet infans, et en tant que tel il demeure tourné vers le fond obscur et sans partage, ce qu’il y a dans la pensée de profondément mêlé de chair, indistinct, non séparé jusque dans les mots qui tentent pourtant de faire la lumière sur cette animalité silencieuse. Le dégagement en quoi consiste le texte ne le laisse pas exempt de traces de déchirure, d’une souillure corporelle. Cette séparation qui est l’œuvre de la main et du regard justifie l’usage du mot crime pour qualifier l’opération au cours de laquelle l’écrivain se retranche du corps social, et détourne si violemment la langue qu’il se met en situation de réprouvé. Edmond Jabès parlait naguère de l’écriture comme d’une entrée en dissidence… Le texte doit donc être lavé de tout soupçon, se soumettre au pli et à la marge, être mis au fer (au plomb). Comment détourner l’écrit du Rien qu’il affronte et qui l’aveugle ? Il faut que s’avère un ordre de la lecture. Et c’est là qu’intervient, au gré d’un troublant mimétisme, le travail d’édition et de typographie, qui ramène le texte au sein du partage, le distrait de sa destinée tragique, et, une fois pour toutes, le blanchit au sein du livre. Cette opération, tout aussi silencieuse, relève également de la main et du regard et procède d’une technique rituelle. Laver le texte de tout indice corporel, décoller la langue de son emprise manuscrite et typer lettre à lettre les lignes d’écriture pour, négativement, imprimer une autre surface : la gestuelle du typographe transforme en le justifiant le texte, cependant respecté à la lettre, mais rendu au lien : il ne restera pas lettre morte.

Ce qui d’emblée retient l’attention, c’est la variété formelle des livres réalisés par Isabelle Sauvage. Peu nombreux sont ceux qui se ressemblent et ce malgré l’existence de collections impliquant une contrainte formelle : chaque ouvrage se soumet à la règle afin de mieux la plier à son tour au gré d’une variation outrepassant la semblance des formats ou des matériaux. Ainsi les livres de la collection « avec les mêmes mots » (inaugurée en mars 2002 par Juin juillet peu importe de Sarah Clément et Jean Yves Cousseau), Compagnies de Stéphane Crémer (2003) et Hypothèses de Joanna Mico et Stéphanie Chaillou (2003), se rapprochent par le format (15 x 15 cm), l’usage du Garamont et par une présentation quelque peu similaire. Cependant, le livre ne s’ouvre ni ne se déploie dans les deux cas de la même manière. Les pages du premier sont des feuilles pliées, non reliées mais collées bout à bout, qui forment un accordéon de papier au long duquel se développe – passée la présentation d’Yves Bonnefoy – un poème aux membres disséminés et rythmés par le battement des pages offertes à l’envol. Hypothèses s’ouvre comme un étui blanc dans lequel six grandes feuilles translucides sont pliées en six : davantage délicate et enfantine boîte à secret que livre. Le poème de Joanna Mico et les encres de Stéphanie Chaillou se partagent l’espace de façon singulière, le recto et le verso se trouvant utilisés de telle sorte que poème et encre sont tantôt mis côte à côte de face et tantôt se conjoignent adossés. Le livre de Juliette Fontaine, Tu dis, paru en 2005 dans la collection « au corps », (qui compte également un livre de Krzysztof Styczynski, Corps, 2003) se présente comme une pochette de tissu noir fermée par un scratch, qui nous égare un instant sur son identité : ne s’agirait-il pas plutôt d’un carnet ? Le livre, là encore, se déplie pour se dédoubler, accordéon d’images au recto, accordéon de texte au verso. Des images extraites de bandes contact présentent une jeune femme aux cheveux courts et aux yeux clos en train de dire. L’image est suspendue et avec elle la voix arrêtée par le texte qui, approximativement, s’inscrit en son défaut. Un mini CD permet de rétablir le tiers absent, le temps de la voix. A l’origine de ce livre, Juliette Fontaine avait imaginé un « livre nomade » : dix exemplaires, dont un reste à l’atelier et neuf accompagnent des « passeurs » dans leur itinérance, avec un système de tickets permettant à chaque voyageur de témoigner de son parcours, l’auteur/artiste établissant au fur et à mesure une carte des chemins empruntés par le livre. En 2006 est parue la collection « pliés, dépliés », constituée de cinq livrets oblongs, trois de couleur bleue (ceux-là pris dans la largeur) et deux, élancés, de couleur rouge, fermés par des élastiques à chapeau colorés. Les livres bleus recèlent une feuille volante pliée en deux ou en trois, comme une lettre au papier ou à la marge illustrés – parfois un peu à la manière de certaines lettres de Manet –, mais toujours de façon sensiblement différente, la part belle étant souvent laissée au plasticien (la gravure de Guillaume Crouzet couvre l’ensemble de la page sur laquelle se déploie le texte de Claire Le Cam, Que novembre me semble beau ; les vidéogrammes de Jean Yves Cousseau encadrent un court texte en forme de répétition cumulative, Rien à dire, de Sarah Clément). Précisément là, parfois, de Stéphanie Chaillou, réalisé en 2007 en coédition avec les Éditions opaques, constitue une autre fête des mains et du regard, un étonnement recommencé devant le livre : le texte se déploie linéairement (le plus souvent une ligne par page, qui se poursuit parfois sur la page en regard ; une autre fois, trois lignes s’étirent sur l’espace de deux pages ouvertes), sur quatre teintes différentes de papier, dans le plus complet dénuement, comme les bribes d’un récit d’enfance sans presque d’images, des mots simples qui tentent une approche, dans l’aveuglement hallucinatoire, dans l’alternance des encres qui re-tracent un semblable parcours d’intensive recherche du toucher vers la touche dans « le rêve d’un espace où le temps serait nul » (R. Giroux). La reliure tissée (la toile de reliure qui recouvre normalement les livres est ici placée à l’intérieur, le carton étant laissé brut en extérieur) s’ouvre comme un contre-livre qui rejoue sur le mode d’une variation typographique virtuose les principaux accords du texte présenté. Quant à S’ouvre juste le geste de Violaine Guillerm et Aurélie Thiolat (qui inaugure la nouvelle collection « parenthèses », consacrée à des livres de circonstances, et dans laquelle doit également paraître en décembre 2008 Une pierre dans mon jardin de Sarah Clément, avec des images de Jean Yves Cousseau), il se développe le long d’une bande de papier chiffon d’apparence assez modeste, six fois pliée, avec au recto le texte et au verso une peinture originale de l’artiste… et, au niveau d’un pli singulier, l’incise d’un poème « échappé du texte » qui mime le passage à l’œuvre plastique. Le prochain livre à paraître en décembre 2008, Les Sept Mantras de la Box, de Franck André Jamme, se présente comme un sobre étui de carton renfermant neuf fragiles feuillets, dont sept sont occupés par un carré de texte en lettres capitales, comme sept stèles, « chaque carré étant accompagné de son double simplement estampé ». Ces quelques exemples mettent en évidence avec quelle attention la nature matérielle du support, la variété formelle de l’approche du livre, sans compter la lisibilité silencieuse, voire sonore, que lui confère chaque intervention artistique, sont mises à contribution par Isabelle Sauvage pour offrir au lecteur non seulement un texte, mais avec lui toute une potentialité scénique de lecture.

A l’automne 2008, un versantoffset (tirages à 600/800 exemplaires) voit le jour, qui offre aux éditions isabelle sauvage une autre dimension et une plus ample diffusion. La première collection, « Présent (im)parfait », dirigée par Alain Rebours, présente quatre ouvrages de petit format et de faible volume, à la couverture sobre et sombre. Elle (re)donne voix à quatre auteurs déjà publiés par Isabelle Sauvage, ce qui prouve la détermination de l’éditrice de défendre ses auteurs et d’accompagner leur œuvre. Une deuxième collection offset, « Chaos », dirigée par Séverine Weiss et basée sur des traductions sera inaugurée par la parution au premier semestre 2009 de Bosnie Élégie d’Adrian Oktenberg. Cette collection a pour vocation d’accueillir des récits et poésies parcourus par les « chaos du monde, soubresauts et révoltes, tensions et déchirures. Chaos de ces textes damassés déchirés dont les interstices brillent de pulsions et de rêves. »

Quelque chose se passe de Stéphanie Chaillou est un ensemble de petites proses, formant parfois des blocs courts et isolés. Comme pour Précisément là, parfois, on retrouve une phrase réduite à sa plus simple expression, des mots qui s’assemblent mais qui ont préalablement fait le désert autour d’eux, depuis longtemps, car la scène d’écriture trouve son socle dans l’enfance. Avec les mots, prendre le monde, entrer par sa meurtrissure, les détourner ainsi de la demeure, s’isoler et se retraire, écrire des phrases courtes comme des traits d’union et tenter, par le récit, dans le sillage des signes, de rejoindre ce moment de silence premier, où singulièrement, comme crevé sans éclats, le monde s’est ouvert.


Elle a peur de n’être personne. Avec sa haine, son corps, ses membres bien accrochés et ses cheveux qui poussent, elle ne se sent personne. Elle se sent ahurie. Défaite.

Prolégomènes à toute poésie de Stéphane Crémer est un recueil de 54 aphorismes et 5 apartés qui semble se jouer sur la scène de l’idéalisme allemand que nous ont appris à relire Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans L’Absolu littéraire. Il ne s’agit pas pour autant de répertorier les conditions philosophiques préalables à l’avènement du poème, et ce pour au moins deux raisons : d’abord, si tout arrive, comme le relevait Dominique Fourcade dans l’en-tête d’une lettre de Manet à Mallarmé, on ne voit pas venir la poésie, fût-ce sous la forme du poème : la poésie n’est pas une « métaphysique future », pour achever de paraphraser Kant, et Stéphane Crémer d’ajouter : « Le présent étant infini, le temps ne s’y voit pas passer ; mais nous aurons tout vécu et ce futur nous est donné puisqu’il est acquis que nous y sommes infiniment engagés. » D’autre part, et ici Stéphane Crémer rejoint les préoccupations de tout un courant de la modernité poétique, toute la poésie est prolégomènes. Sa nature est adventice, elle ne vient pas mais se précipite (Bernard Noël), elle est « la pensée devancée » (Jean Daive), la « poésie intensive » (Michèle Cohen-Halimi/Francis Cohen), ou bien, pour le dire encore autrement : « La poésie tout entière est préposition » (Claude Royet-Journoud), titre auquel cette dernière phrase d’Emmanuel Hocquard fait écho : « la langue tout entière est élégie ».



Que trouver ? Peut-être rien que l’ombre : Le corps même de la lumière.

 


Prêts longtemps de Violaine Guillerm est un recueil de poèmes au présent où l’on retrouve le vers, sa césure. Il y a tout au long du livre, dans la simplicité du verbe, recherche réitérée d’accords. Ceci, au sens musical, au sens des êtres et du mouvement, des saisons temporelles, du passage sur la peau, de toutes les délivrances.


Dans ce corps nos temps
Particuliers se joignent
Mis au monde encore
Tout à coup


Raccommoder me tourmente de Claire Le Cam affronte « l’il y a du rapport » au féminin, le désir qui s’empare des corps, des corps saisis comme les mots dont les sonorités glissent, s’égarent, comme des mains s’avancent, s’aventurent, n’hésitent pas à s’amuser, à recommencer sans cesse un autre moment, une autre rencontre, avec ou sans acmé.


Le poreux endormi, en image sur mon sein, corps emmiellé de contour à prendre à revêtir. Remous Trémolos Pas ramollis du tout Ronds mous Motus en mielleux mélo Éclat d’eau dans ta voix. Une mer. Un océan de boue dans le pore bleu de ton œil.



Téléchargement Catalogue des éditions isabelle sauvage 

Contribution d'Olivier Goujat