Le dernier tabou

Publié le 27 novembre 2008 par Polluxe

Voilà bientôt un mois qu'un vote historique a mis à la tête des Etats-Unis un noir (ou un métis, selon la grille de lecture que l'on adopte) montrant ainsi que le racisme n'y est plus aussi répandu que par le passé. Dans un pays où il y a seulement 13 % de noirs et 2 % de métis, cette élection n'aurait pu avoir lieu si des blancs n'avaient pas massivement voté pour Obama, lors des primaires démocrates et lors de cette élection via les grands électeurs.
Ce qui a fait le succés d'Obama, outre ses qualités personnelles, c'est qu'il n'a pas éludé la question raciale mais que pour autant il ne s'est pas positionné comme le candidat des noirs. D'où le qualificatif de positionnement " post-racial " attribué par certains. Il a su parler à tous.
Son discours fleuve prononcé à Philadelphie pendant les primaires a constitué une étape décisive :

Extraits : " Mais je crois que ce pays, aujourd'hui, ne peut pas se permettre d'ignorer la problématique de race. [...] Pour comprendre cet état de choses, il faut se rappeler comment on en est arrivé là.
Mais devons nous rappeler que si tant de disparités existent dans la communauté afro-américaine d'aujourd'hui, c'est qu'elles proviennent en droite ligne des inégalités transmises par la génération précédente qui a souffert de l'héritage brutal de l'esclavage et de Jim Crow.
[...] La légalisation de la discrimination - des noirs qu'on empêchait, souvent par des méthodes violentes, d'accéder a la propriété, des crédits que l'on accordait pas aux entrepreneurs afro-américains, des propriétaires noirs qui n'avaient pas droit aux prêts du FHA [Ndt : Federal Housing Administration, l'administration fédérale en charge du logement], des noirs exclus des syndicats, des forces de police ou des casernes de pompiers - a fait que les familles noires n'ont jamais pu accumuler un capital conséquent à transmettre aux générations futures.
Cette histoire explique l'écart de fortune et de revenus entre noirs et blancs et la concentration des poches de pauvreté qui persistent dans tant de communautés urbaines et rurales d'aujourd'hui.
Le manque de débouchés parmi les noirs, la honte et la frustration de ne pouvoir subvenir aux besoins de sa famille ont contribué a la désintégration des familles noires - un problème que la politique d'aide sociale, pendant des années, a peut-être aggravée. Le manque de service publics de base dans un si grand nombre de quartiers noirs - des aires de jeux pour les enfants, des patrouilles de police, le ramassage régulier des ordures et l'application des codes d'urbanisme - tout cela a crée un cycle de violence, de gâchis et de négligences qui continue de nous hanter.
C'est la réalité dans laquelle le Révérent Wright et d'autres Afro-Américains de sa génération ont grandi. Ils sont devenus adultes à la fin des années 50 et au début des années 60, époque ou la ségrégation était encore en vigueur et les perspectives d'avenir systématiquement réduites. [...] Pour les hommes et les femmes de la génération du Rev. Wright, la mémoire de l'humiliation de la précarité et de la peur n'a pas disparu, pas plus que la colère et l'amertume de ces années.
Cette colère ne s'exprime peut-être pas en public, devant des collègues blancs ou des amis blancs. Mais elle trouve une voix chez le coiffeur ou autour de la table familiale. Parfois cette colère est exploitée par les hommes politiques pour gagner des voix en jouant la carte raciale, ou pour compenser leur propre incompétence. [...] Mais cette colère est réelle, et elle est puissante, et de souhaiter qu'elle disparaisse, de la condamner sans en comprendre les racines ne sert qu'à creuser le fossé d'incompréhension qui existe entre les deux races.

Et de fait, il existe une colère similaire dans certaines parties de la communauté blanche. La plupart des Américains de la classe ouvrière et de la classe moyenne blanche n'ont pas l'impression d'avoir été spécialement favorisés par leur appartenance raciale.
Leur expérience est l'expérience de l'immigrant - dans leur cas, ils n'ont hérité de personne, ils sont partis de rien. Ils ont travaillé dur toute leur vie, souvent pour voir leurs emplois délocalisés et leurs retraites partir en fumée.
Ils sont inquiets pour leur avenir, ils voient leurs rêves s'évanouir ; à une époque de stagnation des salaires et de concurrence mondiale, les chances de s'en sortir deviennent comme un jeu de somme nulle où vos rêves se réalisent au dépens des miens.
Alors, quand on leur dit que leurs enfants sont affectés à une école à l'autre bout de la ville, quand on leur dit qu'un Afro-Américain qui décroche un bon job ou une place dans une bonne faculté est favorisé à cause d'une injustice qu'ils n'ont pas commise, quand on leur dit que leur peur de la délinquance dans les quartiers est une forme de préjugé, la rancœur s'accumule au fil du temps.
Comme la colère au sein de la communauté noire qui ne s'exprime pas en public, ces choses qui fâchent ne se disent pas non plus. Mais elles affectent le paysage politique depuis au moins une génération.
[...] Tout comme la colère noire s'est souvent avérée contre-productive, la rancœur des blancs nous a aveuglés sur les véritables responsables de l'étranglement de la classe moyenne - une culture d'entreprise où les délits d'initiés, les pratiques comptables douteuses et la course aux gains rapides sont monnaie courante ; une capitale sous l'emprise des lobbies et des groupes de pression, une politique économique au service d'une minorité de privilégiés.
Et pourtant, souhaiter la disparition de cette rancœur des blancs, la qualifier d'inappropriée, voire de raciste, sans reconnaître qu'elle peut avoir des causes légitimes - voila aussi qui contribue à élargir la fracture raciale et faire en sorte que l'on n'arrive pas à se comprendre.

[...] Car nous avons un choix à faire dans ce pays. Nous pouvons accepter une politique qui engendre les divisions intercommunautaires, les conflits et le cynisme. Nous pouvons aborder le problème racial en voyeurs - comme pendant le procès d'O.J. Simpson -, sous un angle tragique - comme nous l'avons fait après Katrina - ou encore comme nourriture pour les journaux télévisés du soir. Nous pouvons exploiter la moindre bavure dans le camp d'Hillary comme preuve qu'elle joue la carte raciale, ou nous pouvons nous demander si les électeurs blancs voteront en masse pour John McCain en novembre, quel que soit son programme politique.
[...] C'est une possibilité. Ou bien, maintenant, dans cette campagne, nous pouvons dire ensemble : " Cette fois, non ". Cette fois nous voulons parler des écoles délabrées qui dérobent leur avenir à nos enfants, les enfants noirs, les enfants blancs, les enfants asiatiques, les enfants hispaniques et les enfants amérindiens.
[...] Cette fois nous voulons parler des files d'attente aux urgences peuplées de blancs, de noirs et d'hispaniques qui n'ont pas d'assurance santé, qui ne peuvent seuls s'attaquer aux groupes de pression mais qui pourront le faire si nous nous y mettons tous.
Cette fois nous voulons parler des usines qui ont fermé leurs portes et qui ont longtemps fait vivre honnêtement des hommes et des femmes de toute race [...]. Cette fois nous voulons parler du fait que le vrai problème n'est pas que quelqu'un qui ne vous ressemble pas puisse vous prendre votre boulot, c'est que l'entreprise pour laquelle vous travaillez va délocaliser dans le seul but de faire du profit. " (Source : blog de Philippe Boulet-Gercourt, journaliste).

Il a ainsi reconnu la souffrance historique des noirs mais aussi celle plus récente des blancs pauvres qui ne bénificient pas de l' affirmative action (traduit en français par " discrimination positive "). Il a su décortiquer - voire désamorcer ? - le problème racial pour porter le fer sur le champs économique. Et ce sera intéressant de voir comment vont évoluer les Etats-Unis sur l' affirmative action à laquelle le nouveau président ne semble pas favorable (il a dit dans une entrevue que ses filles n'en auraient pas besoin contrairement à des enfants blancs pauvres).
Ces élections n'étaient d'ailleurs pas le seul vote : les américains dans le cadre de leur Etat participaient à des référendums. Dans le Nébraska les électeurs " ont approuvé un amendement interdisant les gouvernants de l'Etat de discriminer ou de favoriser les gens selon leur race, leur appartenance ethnique, leur couleur, leur sexe ou leur origine ".Le Nébraska rejoint ainsi les cinq Etats qui ont mis fin aux programmes d' affirmative action en 2006.
En effet des voix s'élèvent pour dire que les critères de l' affirmative action devraient être sociaux et non plus raciaux dans la mesure où c'est la " fracture sociale " qui est la plus importante, tel ce professeur de l'université de l'Illinois à Chicago :

Extraits : " La question fondamentale de l'inégalité aujourd'hui aux Etats-Unis n'est plus la race mais la classe sociale. Cela ne signifie pas qu'il n'y a plus de racisme. Mais le principal fossé qui sépare la société américaine aujourd'hui est l'écart entre les riches et les pauvres, pas celui entre les blancs et les noirs. C'est le problème de la performance, pas de la couleur. Donc la discrimination positive basée sur des facteurs économiques a beaucoup plus de sens [...]
[...] l'idée que nous ayons une méritocratie est illusoire. La plupart des enfants qui naissent aujourd'hui n'ont aucune chance d'aller à Harvard, et ce n'est pas à cause de leur intelligence ou de leur race, mais à cause leur relative pauvreté. Leur scolarité ne les habilite pas à passer ces portes-là.
[...] La position par défaut aux États-Unis a toujours été que la race est la question fondamentale. La raison pour laquelle elle reste la position par défaut, c'est que c'est plus confortable. Un monde où certains d'entre nous sont noirs et d'autres sont blancs est un monde dans lequel nos différences ont une solution : apprécier la diversité. Mais, un monde dans lequel certains d'entre nous n'ont pas assez d'argent est un monde où les différences entre nous présentent un problème : comment mettre un terme à la pauvreté, ou comment la justifier.
[...] Quand je dis à la radio que la discrimination positive basée sur la race n'est pas la solution, les appels sont tous positifs, mais dès que je commence à parler des programmes basés sur la classe sociale et de la redistribution du financement des écoles, la teneur des appels changent et l'on joue au jeu du " Mais qui a invité ce professeur communiste ?" " (Source : Newsweek, via le Nouvel Obs, juin 08 : Le sujet tabou).

La question raciale comme paravent de la question sociale, le dernier tabou américain ?
En tous cas on devrait réfléchir à deux fois en France avant de mettre en place une discrimination positive sur critères ethniques. Outre que le modèle américain n'est pas transposable tel quel en l'absence de statistiques ethno-raciales comme celles élaborées par le bureau du recensement américain, on ne peut pas dire que la situation de la France soit comparable à celle des Etats-Unis des années 60 qui sortait d'une ségrégation légale ! La France est dans un système d'égalité de droits.

PS. Voir aussi le manifeste républicain pour l'égalité des droits et contre les discriminations positives