:: “La grève Renault d’avril-mai 1947″ de Pierre Bois (1)

Par Louis

Il y a soixante ans éclatait une importante grève aux usines Renault ; une grève qui fut, précisait l'un de ses principaux acteurs, le militant révolutionnaire Pierre Bois (1922-2002), “Ia première grande manifes­tation du prolétariat industriel de l'après-guerre“. L'occasion donc de revenir sur cet événement en reproduisant ici la brochure rédigée par Pierre Bois lui-même et éditée par l'hebdomadaire Lutte Ouvrière dans les années 60 (en complément de son n°147).

Cette grève “a enfin permis de renouer avec la tradition des luttes ouvrières : interdite pendant la guerre et l'occupation, dénoncée par la C.G.T. à la « Libération » comme « l'arme des trusts », la grève, après huit ans de bannissement, reprend avec elle, droit de cité. Elle sera d'ailleurs le prélude à une série de mouvements qui toucheront tous les secteurs de la vie économique. Fait tout aussi important, elle marque du même coup, la fin d'une période politique, celle de la collaboration de ministres communistes au gouver­nement bourgeois. L'explication du succès, de la portée et des conséquences de la grève Renault se trouve toute entière contenue dans la situation politique exceptionnelle qui l'a précédée : la participation du P.C.F. au gouvernement.

La situation politique à la veille de la grève Renault

La présence de ministres « communistes » dans un gouvernement de l'immédiate après-guerre a, évidemment, de quoi surprendre. Ce n'est pas simplement au nombre de ses électeurs que le P.C.F. la doit. C'est De Gaulle qui l'a imposée dès 1944, aussi bien à la bourgeoisie française qu'à l'impérialisme américain. « L'alliance » avec les communistes est l'une des pièces maîtresses de sa politique d'indépendance.

Elle lui apporte l'indispensable appui populaire permettant de réaliser l'unanimité nationale autour de son gouvernement et, de s'imposer ainsi auprès des U.S.A.

Cette politique est évidemment facilitée par la situation Internationale. En prévision de la fin de la guerre et de troubles éventuels qui pourraient l'accompagner, l'alliance militaire entre les U.S.A. et l'U.R.S.S. s'est transformée en une vaste alliance contre-révolutionnaire destinée à maintenir l'ordre par l'occupation militaire dans l'Europe « libérée ».

Si la participation de ministres communistes au gouvernement d'un pays placé dans la zone d'influence occidentale, ne plaît guère aux Américains, elle n'est pourtant pas en contradiction avec la stratégie internationale qu'ils professent officiellement.

Quant au P.C.F. il vit des heures exceptionnelles. Il peut concilier ouvertement sa vocation nationaliste avec la fidélité à Moscou. Il peut du même coup servir la politique internationale du Kremlin et se trouver « réintégré » dans la communauté nationale française.

Il va donc officiellement s'employer à montrer à la bourgeoisie fran­çaise qu'il est un véritable parti de gouvernement, un parti responsable, jouant loyalement le jeu de la « démocratie » bourgeoise.

De Gaulle lui rendra hommage en ces termes dans ses « Mémoires » (tome III : «Le salut») :

« Assurément, jour après jour, les communistes prodigueront les surenchères et les invectives. Cependant, ils n'essaieront aucun mouvement insurrectionnel. Bien mieux, tant que je gouvernerai, il n'y aura pas une seule grève. »

« … Quant à Thorez, tout en s'efforçant d'avancer les affaires du com­munisme, il va rendre, en plusieurs occasions, service à 'l'intérêt public. Dès le lendemain de son retour en France, il aide à mettre fin aux der­nières séquelles des « Milices patriotiques » que certains, parmi les siens, s'obstinent à maintenir dans une nouvelle clandestinité. Dans la mesure où le lui permet la sombre et dure rigidité de son parti, il s'oppose au% tentatives d'empiétement des Comités de libération et aux actes de vio­lence auxquels cherchent à se livrer des équipes surexcitées. A ceux — nombreux — des ouvriers, en particulier des mineurs qrui écoutent ses harangues, il ne cesse de donner pour consigne de travailler autant que possible et de produire coûte que coûte. »

Mais si De Gaulle a pu dès 1944 s'appuyer sur le P.C.F. pour tenter d'affermir une relative indépendance de l'impérialisme W.S., s'il a payé cet appui par quelques postes ministériels et de substantiels avantages syndicaux, il n'en reste pas moins que la bourgeoisie française dans son ensemble continue à se méfier des « communistes » et à ne les accepter que comme un mal nécessaire et éminemment transitoire..

Leurs attaches avec Moscou les rendent d'autant plus suspects que, passée la période critique de l'immédiate après-guerre et de la restaura­tion de l'ordre, la sainte alliance contre-révolutionnaire U.R.S.S.-U.S.A. se retrouve moins utile et commence naturellement à se fissurer.

Le 11 mars 1947, dans un discours resté célèbre, Truman, président des Etats-Unis, donne le nouveau ton des relations internationales, en protestant contre « Za coercition et les procédés employés en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie » et en annonçant son intention d'aider « les peuples libres qui résistent actuellement aux manœuvres de certaines minorités armées ou à la pression communiste ».

Le plan américain d'aide à l'Europe ainsi annoncé, le plan Marshall, va d'ailleurs précipiter l'évolution vers ce que l'on appellera plus tard la « guerre froide ».

Du plan Marshall, on en parle déjà en France, en mars 1947. Une partie de plus en plus importante de la bourgeoisie française regarde, en effet, vers les U.S.A. De Gaulle, l'homme de la politique d'indépendance par rapport à l'impérialisme américain, a démissionné depuis janvier 1946. Son départ n'a rien changé de fondamental ni dans la politique intérieure, ni dans la politique extérieure française. Le tripartisme, c'est-à-dire la coalition P.C.F.-P.S.-M.R.P., qui lui a succédé représentait non seulement « l'union sacrée » de tous les partis qui se sont faits les défenseurs de l'ordre bourgeois pour remettre en selle le capitalisme français, mais aussi la volonté de celui-ci de continuer la même politique par rapport à l'U.R.S.S. et aux U.S.A. pour sauvegarder son indépendance. Mais, en 1947, la situation du capitalisme français lui permet d'envisager d'accepter l'aide Marshall, sans risquer d'avoir à se soumettre corps et biens à l'impérialisme U.S. D'autant que la tension renaissante entre l'Est et l'Ouest ne peut que la pousser à resserrer ses liens avec les tous-puissants U.S.A.

Dans le cadre du nouveau rapport de forces qui tend à s'instaurer dans le monde, la présence de ministres communistes dans le gouvernement bourgeois d'un pays occidental devient de plus en plus anachronique. De ce point de vue, l'éviction des ministres P.C.F., si elle n'est pas encore à l'ordre du jour en avril-mai 47, est néanmoins déjà inscrite dans révolution des rapports internationaux qui conduira à la rupture Est-Ouest en 1948.

La grève Renault va en quelque sorte anticiper sur cette évolution.

La situation sociale à la veille de la grève Renault

Sur le plan intérieur, la situation est difficile. Difficile surtout pour les ouvriers. Pour remettre l'économie capitaliste sur pied, l'Etat bourgeois n'hésite pas à appauvrir l'ensemble de la population en faisant fonctionner sans discontinuer la planche à billets. L'inflation est galo­pante et la hausse du coût de la vie dépasse en moyenne 10 % par MOIS !

Bien entendu le gouvernement déclare mener une politique de stabilisation en instituant le blocage des salaires et le blocage des prix. De fait, depuis la guerre les conventions collectives qui déterminaient les salaires minimums sont remisées. C'est le gouvernement qui fixe directement le salaire minimum de tous les ouvriers, y compris de ceux du secteur privé.

Quant aux prix, ils ne cessent de monter.

Pendant la guerre les denrées étaient contingentées et taxées. Au fur et à mesure qu'elles réapparaissent sur le marché c'est au prix du marché noir. La taxation des prix est inexistante, par contre celle des salaires demeure.

Cela ne va pas sans entraîner une certaine agitation ouvrière. Mais les syndicats condamnent et, pour un temps, réussissent à étouffer cette agitation. Un exemple suffit à le montrer.

Le 1er mai 1945, alors que la guerre n'est pas terminée, puisque l'armistice sera signée le 8 mai, les syndicats montrent bien le sens qu'ils entendent donner à l'action ouvrière.

Il faut produire d'abord, revendiquer ensuite. Le défilé du 1er mai est un vaste carnaval où se succèdent sans fin des chars montrant les ouvriers au travail, tapant sur des enclumes aux accents de « La Marseillaise » et parmi une floraison de drapeaux tricolores. La grève y est condamnée comme étant « l'arme des trusts ».

Les dirigeants de la C.G.T. affirment que « forte de ses 5 millions d'adhérents, la C.G.T. saura imposer une politique de blocage des prix ». Les murs du métro sont couverts d'affiches : « Retroussons nos manches, ça ira encore mieux. » Mais les prix ne cessent d'augmenter.

Fin janvier 1946, les rotativistes de la presse entrent en grève malgré les consignes syndicales. Ils sont calomniés par le P.C.F., leur grève est sabotée. On verra même L'Humanité, qui, au lendemain de cette grève, ne recule devant aucune calomnie pour la salir, paraître avec un « blanc », les rotativistes .ayant décidé de « censurer » un article particulièrement scandaleux du quotidien du Parti Communiste Français.

Le 2 juin 1946 doivent avoir lieu les élections législatives. Le P.C.F. sent le mécontentement ouvrier, et devant la hausse continue du coût de la vie réclame des augmentations de 25%.

En août 1946, après les élections, les prix montent toujours mais les salaires restent quasiment bloqués. La seule concession que le ministre communiste du Travail, Ambroise Croizat, obtient du gouvernement, à la grande satisfaction du patronat, c'est que les travailleurs puissent augmenter leurs salaires en crevant les plafonds de production.

En 1936, les travailleurs avaient obtenu que les salaires, liés à la production, ne puissent dépasser un certain plafond afin de mettre un frein à la surexploitation du travail aux pièces et au boni. « Crevez les plafonds, travaillez davantage, voilà qui permettra d'augmenter vos salaires. » C'est ce que le ministre « communiste » du Travail demande maintenant aux ouvriers. Et devant la hausse constante du coût de la vie les travailleurs sont bien obligés de se résigner à intensifier leur travail d'au­tant que l'appareil syndical de la C.G.T. est là pour remplacer avantageusement les contremaîtres.

Chez Renault, le plafond qui était à 116 % passe rapidement à 120 % puis 125 puis 130, 140, 150 % et plus. (Quelques années plus tard, ce sera la Direction qui prendra la décision de le ramener arbitrairement à 145 %, malgré les protestations des dirigeants de la C.G.T., tant cette pratique entraînait un accroissement catastrophique des accidents du travail.)

Devant l'ascension toujours plus grande des prix, le mécontentement grandit. Des grèves sporadiques éclatent. En août 1946, en pleines vacances, sous l'impulsion de militants anarcho-syndicalistes de la tendance « Force Ouvrière » de Bordeaux, éclate la grève des postiers qui nomment un comité de grève extra-syndical.

La C.G.T. est alors contrainte d'envisager des hausses de salaires, tout en affirmant qu'il faut bloquer les prix et en regrettant (sic) que le gouvernement ait consenti à des déblocages injustifiés (?) de prix. Elle préconise la fixation d'un salaire minimum vital.

Déjà le 22-5-46, un peu avant les élections, le rédacteur de L'Humanité, Georges Cogniot, relate que lors de la discussion de la loi de Finances pour 1947, Jacques Duclos avait demandé qu'un minimum vital soit établi à 84.000 F par an soit 7.000 F par mois. Dans un article de L'Humanité du 27-12-1946, Benoît Frachon relance le salaire minimum vital. Il explique :

« Le travail scrupuleux de cette Commission (la Commission économique confédérale de la C.G.T.) a abouti à un premier chiffre de 103.800 F par an.

A la demande du Bureau confédéral, et pour tenir compte de la situation générale du pays, elle s'est livrée à de nouveaux calculs en vue d'établir un budget ouvrier fixant les limites en deçà desquelles il était impossible d'aller sans mettre en péril la santé et la CAPACITE DE PRODUC­TION DES TRAVAILLEURS (souligné par nous).

Cette étude a donné comme résultat le chiffre de 84.000 F. »

Au début de janvier 1947, le gouvernement décrète une baisse autoritaire des prix de 5 %. Evidemment aucun moyen n'est prévu pour contrôler cette baisse qui de toute façon intervient après une série de hausses bien plus importantes et qu'il n'est nullement question de rapporter.

Dans un article de L'Humanité du 7-1-47, Benoît Frachon accueille avec satisfaction la décision du gouvernement mais maintient la proposition du « salaire minimum vital » à 7.000F en la justifiant de la façon suivante :

« En 1938, le salaire horaire du manœuvre de la métallurgie dans la région parisienne était de 8,06F. Les décisions gouvernementales d'août dernier l'ont porté à 25 F (salaire minimum légal). La revendication de la C.G.T. le porterait à 7.000 : 200 = 35F, soit le coefficient 4,34.

Les chiffres officiels du coût de la vie, calculés sur la base 100 pour la même période de 1938 donnent 857,79 pour le mois d'octobre. »

On voit que les chiffres de la C.G.T. n'ont rien d'exorbitant puisqu'ils préconisent une hausse des salaires égale à la moitié de la hausse officielle du coût de la vie.

Par ailleurs, la C.G.T. accepte ce calcul sur la base de 200 heure par mois, soit 48 heures par semaine, ce renoncement officiel aux 40 heures étant justifié par les nécessités de ce que gouvernement et syndicats appellent « l'effort de production ! ».

Mais ce ne sont là que des propositions faites par la C.G.T. au gouvernement. Bien entendu, rien n'est prévu pour les faire aboutir.

Renault a été nationalisé en 1945, ou plus exactement mis en Régie Nationale. Si l'entreprise devient désormais un atout dans les mains de l'Etat pour servir de modèle et de guide à l'orientation économique et politique du gouvernement, elle devient également un atout entre les mains des staliniens.

A l'époque, la C.G.T. est quasiment seule à exister. Il y a bien la C.F.T.C. dans les bureaux et la C.G.C. parmi les cadres, mais leur influence est à peu près nulle. La plupart des militants chrétiens sont à la C.G.T. et non à la C.F.T.C. Quand on parle des syndicats c'est essentiellement la C.G.T. que l'on désigne.

Le P.C.F. s'emploie à promouvoir, par l'intermédiaire de la C.G.T., au sein du « Comité d'Entreprise » et de son émanation, le « Comité mixte à la production », sa politique pro-gouvernementale qui consiste à imposer aux travailleurs les sacrifices nécessaires pour remettre l'économie capitaliste en selle.

Ce rôle n'est pas réservé uniquement à la Régie Renault. Les mines et la S.N.C.F. sont sans aucun doute les secteurs où s'exerce avec le plus de force la politique des staliniens participant au pouvoir. Mais Renault a une importance particulière : il sert de chef de file au secteur privé au travers de l'usine nationalisée.

Dans les ateliers, la maîtrise a perdu une grande partie de son autorité : elle s'est compromise pendant la guerre, sous la tutelle du patron Louis Renault qui ne cachait pas sa volonté de collaboration avec l'occupant.

Ce sont alors les délégués staliniens qui vont s'atteler sans scrupules à la tâche de faire suer le burnous aux ouvriers. Ce sont eux qui poussent à la production croyant déjà arrivée l'heure du stakhanovisme.

Ce sont eux qui dénoncent les travailleurs qui gaspillent le courant de leur collègue Marcel Paul, ministre communiste de la Production industrielle, lorsqu'ils laissent brûler un peu trop une lampe électrique. Ce sont eux qui dénoncent les travailleurs comme des voleurs en les faisant renvoyer de l'usine quand certains ont l'audace de prendre un deuxième repas à la cantine subventionnée par le C.E. Et l'on ne peut citer tous les faits qui en font des gardes-chiourme pires que les contremaîtres, pourtant de bien triste renommée, du « père Renault ».

Si certains contremaîtres rechignent à faire crever les plafonds de production, ce sont les délégués qui interviennent contre ces « saboteurs » de la production nationale.

Dans ce climat empoisonné qui tranche du tout au tout avec les espérances nées de la « Libération », le mécontentement commence à se manifester dès la fin de 1946.

Un courant révolutionnaire

Au Département 6 se développe un petit courant d'hostilité à la poli­tique stalinienne. Ce courant est animé par des ouvriers de l'Union Com­muniste (trotskyste), groupe qui édite La Lutte de classe.

Ce n'était pas la première fois que l'TJ.C. entreprenait un travail dans la citadelle Renault. En 1945, un militant avait déjà engagé une activité aux Fonderies. Mais ayant protesté par tract contre la diminution des rations à la cantine, il avait été traîné par les délégués devant la Direction qui l'avait licencié sur-le-champ.

Il faut dire qu'à l'époque le nombre des militants révolutionnaires qui osaient contester, à l'usine ou devant l'usine, le « monopole stalinien » sur la classe ouvrière, était extrêmement réduit. Un militant du P.C.I. (la section française de la IVe Internationale à l'époque) avait bien entrepris un travail chez Renault, à la même époque mais il y avait renoncé très vite.

Pour le P.C.I., en effet, « il ne fallait pas se heurter de front aux staliniens » sous prétexte qu'ils étaient « les représentants des travailleurs ». De la même façon et sans doute pour ne pas heurter de front les staliniens, les camarades du P.C.I. s'abstenaient de venir vendre leur journal La Vérité aux portes de l'usine.

Les camarades de l'U.C., eux, venaient régulièrement distribuer des tracts et vendre leur journal, et, non moins régulièrement, ils se faisaient agresser par les nervis staliniens.

Les réactions des ouvriers étaient favorables aux militants révolutionnaires mais peu osaient prendre ouvertement le parti de les défendre, conscients de la pression qu'ils auraient à subir à l'intérieur de l'usine.

Ceux qui osèrent, eurent à se bagarrer dur et à subir des mises en quarantaine.

Pin 1946, la C.G.T., devant le mécontentement grandissant des ouvriers et son impuissance à obtenir quelques revendications pour compenser quelque peu la hausse des prix, essaie de trouver un biais pour réclamer des augmentations de salaires. Elle lance l'idée d'une « prime progressive de production » (P.P.P.).

Au début de janvier 1947, elle annonce un « premier succès ». Elle a obtenu une prime progressive de production de 2 francs de l'heure au coefficient 100 avec effet rétroactif au 1-9-46.

Cette prime, loin de satisfaire les travailleurs, les révolte.

Dans le secteur Collas (Départements 6 et 18) à l'initiative d'un mili­tant de la tendance trotskyste Lutte de classe (Union Communiste trotskyste) s'est constitué un petit groupe révolutionnaire.

Les ouvriers qui composent ce groupe ne se réclament pas tous du trotskysme. Ce sont des ouvriers qui veulent lutter pour que ça change. Ils sont contre le capitalisme, mais ils ne se disent pas communistes, au contraire, car pour eux le communisme c'est le P.C.F. qui leur fait retrousser les manches et dont les militants responsables se conduisent en gardes-chiourme.

L'action se prépare

Ils déclenchent une campagne d'agitation contre la prime progressive de production (P.P.P. qui, étant hiérarchisée, accorde davantage aux improductifs qu'aux productifs). Au Département 6 qui comprend 1.200 travailleurs, ils lancent une pétition qui recueille 850 signatures, malgré l'hostilité et l'obstruction des dirigeants du syndicat C.G.T.

Le 15 février 1947, ils publient le premier numéro d'un bulletin intitulé La Voix des Travailleurs de chez Renault.

Ce même 15 février, la section syndicale organise une réunion pour désigner les représentants à une « conférence de production ». De la prime et de sa répartition, il n'est pas question.

Les ouvriers qui sont à l'origine de la pétition invitent les travailleurs à se rendre à la réunion.

Voici le texte de leur convocation :

CAMARADES DES DEPARTEMENTS 6 ET 18,

Notre section syndicale convoque une réunion pour désigner les délégués à une conférence de production. Mais elle ne nous donne aucune réponse à notre pétition au sujet de la prime.

Nous savons que les représentants syndicaux veulent étouffer notre protestation. Craignant d'avoir à s'expliquer sur la prime devant tout le monde, ils veulent refuser l'entrée de la réunion aux non-syndiqués.

Il ne faut pas nous laisser étouffer par leurs procédés bureaucra­tiques.

Tous ce soir à la cantine, syndiqués et non-syndiqués, pour imposer l'égalité de la prime.

Des ouvriers du secteur.

Alors que, d'ordinaire, les réunions syndicales sont désertées, ce jour-là c'est plus d'une centaine de travailleurs qui viennent y assister.

Les dirigeants de la C.G.T. ont prévu le coup et ont mis à la porte des militants qui interdisent l'entrée non seulement aux non-syndiqués mais également aux syndiqués qui ne sont pas à jour de leurs cotisations.

Il faut dire qu'à l'époque presque tous les ouvriers étaient « syndiqués » puisque cela était quasiment imposé par l'appareil syndical. Les timbres et les journaux étaient vendus ouvertement dans les ateliers et ceux qui les refusaient étaient vite repérés. Néanmoins depuis quelques temps certains travailleurs faisaient la grève du timbre.

Les ouvriers qui étaient à l'origine de la pétition font alors observer que le fait de n'être pas à jour de ses cotisations, surtout pour une période inférieure à trois mois, ne pouvait être considéré comme une démission. Et comme ils sont, de loin, les plus nombreux, ils poussent un peu et rentrent dans la cantine qui sert de lieu de réunion. Après le rapport du délégué sur la fameuse « conférence de production », plusieurs ouvriers interviennent pour s'opposer à la prime de production.

C'est alors que le secrétaire général du syndicat se lève furieux : « II apparaît qu'on veut empêcher la C.G.T. de parler (la C.G.T. c'est lui, pas les syndiqués). Il apparaît qu'ici on fait de la démagogie… »

A ce mot de démagogie un ouvrier se lève en disant : « On a compris, la séance 'est levée. » Et il sort, suivi de l'assistance, à l'exception de 13 fidèles de l'appareil syndical !

A la suite de cet incident, comme l'a si bien dit notre camarade, on a compris. On a compris que si nous voulions faire quelque chose il faudrait, le faire sans les syndicats et même contre eux.

Les camarades regroupés autour de La Voix des Travailleurs de chez Renault poursuivent leur activité. Ils sortent leur bulletin tous les quinze jours et font des réunions qui regroupent 10, 12, 15 personnes. Leur audience s'accroît. Bientôt, des réunions ont lieu avec des membres du M.F.A. (Mouvement Français de l'Abondance), mouvement économiste regroupant surtout de la petite maîtrise ; avec des anarchistes, des syndicalistes de la C.N.T., des bordiguistes et des trotskystes du P.C.I.

Ces assemblées réunissent 50 à 60 personnes mais dans une assez grande confusion, chacun voulant faire prévaloir son point de vue.

Le M.F.A. critique les hausses de salaires qui ne mènent à rien. Mais devant les hausses de prix contre lesquelles ils ne peuvent rien, ils accep­tent de rallier la proposition d'une hausse de salaires.

Le P.C.I. (trotskyste) veut à toute fin baptiser ces réunions « Comité de lutte » pour les plier à une discipline commune tant pour les objectifs que pour l'organisation de l'action.

Les anarchistes de la C.N.T. discutent sur « l'instinct grégaire des masses ». Ils n'ont pas de but. « Ce qu'il faut c'est la grève, on verra bien après. »

Quant aux bordiguistes ils sont divisés en deux tendances. Pour les uns ce qui compte surtout, c'est la « théorie » qu'il faut approfondir en attendant que les ouvriers soient d'eux-mêmes prêts à engager la lutte (sous leur direction évidemment). Les autres sont pour l'action immé­diate afin de renverser le pouvoir bourgeois et de le remplacer par un pouvoir ouvrier mais sans la dictature (?) d'un parti. Climat assez peu favorable pour engager une action positive.

Les camarades de « La Voix des Travailleurs de chez Renault » rétor­quent aux camarades du P.C.I. qu'on ne peut pas s'intituler « Comité de lutte » ni agir en tant que tel.

« Nous sommes des camarades de tendances différentes — disent-ils en substance — avec une formation différente, donc avec des idées et des positions différentes. Se mettre d'accord entre nous est une utopie. Ce qu'il faut c'est travailler à organiser les travailleurs. C'est notre droit de chercher à les influencer selon nos convictions mais c'est notre devoir de se soumettre à leurs décisions collectives.

Les « Comités » ce sont les organes de lutte de la classe ouvrière où les ouvriers élisent des représentants révocables à tout instant pour appliquer les décisions prises à la majorité des travailleurs.

Nous devons aider les travailleurs à constituer leurs comités et non nous désigner nous-mêmes comme « Comité de lutte ».

Les camarades de La Voix des Travailleurs de chez Renault proposent donc de cesser des discussions qui ne peuvent qu'être stériles en l'absence du contrôle de la grande masse des travailleurs. Ils proposent que l'on se mette d'accord sur deux objectifs :

1) face à l'augmentation des prix, de la politique du gouvernement et de la complicité des organisations qui se réclament de la classe ouvrière, proposer aux travailleurs de revendiquer une augmentation de salaires de 10 francs sur le taux de base;

2) considérant que seule la grève est capable de faire aboutir une telle revendication, faire de l'agitation pour la grève.

De fait, seuls les camarades de La Voix des Travailleurs de chez Renault font de l'agitation dans ce sens dans leur bulletin. La C.N.T., elle, publie des papillons où est inscrit en caractères de plus en plus gros le mot « GREVE » sans autre explication.

Cette agitation se développe dans un climat d'autant plus favorable que depuis quelques temps, en face de la poussée des prix, des réactions spontanées, mais toujours contenues et entravées par l'appareil stalinien de la C.G.T., se produisent dans différents secteurs de l'usine.

Voici, à ce propos, ce qu'écrivait P. Bois, dans un article paru dans La Révolution Prolétarienne et intitulé « La montée de la grève » :

« Depuis quelques semaines, dans l'usine, se manifestaient divers mouvements qui avaient tous pour origine une revendication de salaire. Tandis que la production a augmenté de 150 % en un an (66, 5 véhicules en décem­bre 45 et 166 en novembre 1946J notre salaire a été augmenté seulement de 22,5 % tandis que l'indice officiel des prix a augmenté de 60 à 80 %.

Dans l'Ile, c'est pour une question de boni que les gars ont débrayé ; à l'Entretien, c'est pour réclamer un salaire basé sur le rendement. Au Modelage-Fonderie, les ouvriers ont fait une semaine de grève. Ils n'ont malheureusement rien fait pour faire connaître leur mouvement parce pensaient que « tout seuls, ils avaient plus de chance d'aboutir ». Au bout d'une semaine de grève, ils ont obtenu une augmentation de 4 francs sauf pour les P1.

A l'Artillerie aussi, il y a eu une grève. Ce sont les tourneurs qui ont débrayé les premiers, le jeudi 27 février, à la suite d'une descente des chronos. Les autres ouvriers du secteur se sont solidarisés avec le mouvement et une revendication générale d'augmentation de 10 francs de l'heure ainsi que le réglage à 100 % ont été mis en avant. Cela équivalait à la suppression du travail au rendement. Sous la pression de la C.G.T. le travail a repris. Finalement, les ouvriers n'ont rien obtenu, si ce n'est un réajustement du taux de la prime, ce qui leur fait 40 centimes de l'heure.

A l'atelier 5 (Trempe, secteur Collas), un débrayage aboutit à une augmentation de 2 francs.

A l'atelier 17 (Matrices) les ouvriers, qui sont presque tous des professionnels, avaient revendiqué depuis trois mois l'augmentation des salaires. N'ayant aucune réponse, ils cessèrent spontanément le travail.

Dans un autre secteur, les ouvriers lancent une pétition pour demander la réélection des délégués avec les résultats suivants : 121 abstentions, 42 bulletins nuls comportant des inscriptions significatives à l'égard de la direction syndicale, 172 au délégué C.G.T., 32 au délégué C.F.T.C.

Au secteur Collas, les ouvriers font circuler des listes de pétition contre la mauvaise répartition de la prime de rendement. D'autres secteurs imi­tent Cette manifestation de mécontentement, mais se heurtent à l'opposition systématique des dirigeants syndicaux.

L'atelier 31, secteur Collas, qui avait cessé spontanément le travail par solidarité pour l'atelier 5, n'ayant pu entraîner le reste du Département, a été brisé dans son élan par les délégués. On le voit, depuis plusieurs semaines une agitation grandissante se manifestait. Partout volonté d'en sortir, mais partout aussi sabotage systématique des dirigeants syndicaux et manque absolu de direction et de coordination. »

Une tentative ratée

Au milieu du mois de mars 1947, les travailleurs de l'atelier 5 (Trempe-Cémentation) débrayent pour réclamer une augmentation de 2 francs de l'heure.

Au Département 6, tout proche, des ouvriers qui publient La Voix des Travailleurs de chez Renault, mais qui ne sont pas officiellement connus en tant que tels, car la moindre « preuve » légale suffirait à les faire licencier, se rendent en délégation auprès des grévistes de l'atelier 5.

Le délégué de cet atelier, stalinien sectaire aussi grand que fort en gueule, les envoie balader. Non seulement il n'a pas besoin d'un coup de main des gars du Département 6 mais de plus il ne veut pas qu'ils compromettent son mouvement en se joignant à eux.

Les camarades du Département 6 n'attendaient rien d'autre de cet individu, mais cela pose un problème. Que devons-nous faire ?

Si on se met en grève les staliniens de la C.G.T. vont hurler que l'on sabote « leur grève ». Par ailleurs, il est certain que si nous devons tenter quelque chose nous avons intérêt à le faire pendant que d'autres sont déjà en lutte.

Très rapidement, les ouvriers décident de se mettre en grève. Cela représente une centaine de personnes sur les 1.200 que compte le Département 6 et les 1.800 du secteur Collas (6 et 18). Mais il n'est pas question de se mettre en grève à 100.

Tous les travailleurs en grève se répandent alors dans les ateliers pour demander aux autres ouvriers de venir se réunir dans le hall de l'atelier afin de décider tous ensemble de la poursuite ou non du mouvement.

A peu près la moitié du Département, soit 5 ou 600 travailleurs, rejoi­gnent le lieu de la réunion en arrêtant les moteurs. Mais tandis que se déroule le meeting, les délégués, qui étaient en réunion et qui ont appris la chose, reviennent en hâte, remettent les moteurs en route et engagent leur campagne de dénigrement, de démoralisation et de calomnies.

« Vous n'obtiendrez rien par la grève », disent-ils en substance. « Les patrons n'attendent que cela pour envoyer la police, et puis une grève- ça peut durer un mois, peut-être plus.Vous allez crever de faim.Vous vous laisses entraîner par des aventuriers, des anciens collabos, etc., etc. »

Les ouvriers ne sont guère sensibles à ces arguments. Seulement ils savent qu'ils ont contre eux la Direction et le gouvernement. Si en plus il faut se battre contre les syndicats cela leur paraît au-dessus de leurs moyens.

Le mouvement reflue. Les moteurs retournent, les ouvriers retravaillent. Devant cet effritement, les camarades qui ont convoqué le meeting le terminent en constatant leur échec et en proposant de mieux s'organiser pour une prochaine fois.

Vers la grève

Les camarades de La Voix des Travailleurs de chez Renault ne sont nullement découragés et ils continuent leur action.

Au début d'avril, ils font circuler une pétition pour réclamer une augmentation de 10 francs sur le taux de base. Partout où elle peut être présentée, cette pétition recueille la grosse majorité des signatures.

Pour faire parvenir les pétitions à la Direction il faut les faire porter par les délégués. Devant le succès de ces pétitions ceux-ci n'osent refuser mais ils sabotent.

Là, ils font pression sur les ouvriers pour empêcher les listes de circuler, ici ils prennent les feuilles et les font disparaître.

Personne n'a d'illusions sur la valeur des pétitions, mais les travailleurs les signent d'abord parce que c'est un moyen d'exprimer leur mécontentement et de donner leur accord à une augmentation de salaire qui ne soit pas liée au rendement.

Ensuite parce que c'est un moyen de tester les délégués pour voir jusqu'à quel point ils osent s'opposer à leur volonté.

Enfin pour beaucoup leur signature est un désaveu de l'attitude des délégués voire la marque d'une hostilité qu'ils ne sont pas mécontents de pouvoir manifester.

On parle d'augmentation de 10 francs, on parle de grève. Il y a bien les bulletins La Voix des Travailleurs de chez Renault qui créent une certaine agitation. Il y a bien des pétitions, il y a bien eu la tentative avortée du mois de mars, mais tout cela ne débouche sur rien.

Certains ouvriers sont impatients. « Alors, ça vient cette grève ! » Mais d'autres sont sceptiques.

Dans une de leurs réunions, les ouvriers qui font paraître La Voix des Travailleurs de chez Renault décident d'agir.

Le jeudi 17 avril 1947, ils organisent un meeting à la sortie de la cantine. Evidemment, les ouvriers qui travaillent en équipe ne sont pas là. Mais la grande majorité de ceux qui travaillent en « normale » sont présents.

L'orateur monte sur le rebord d'une fenêtre d'un bâtiment situé juste à la sortie de la cantine.

Il explique la situation aux travailleurs. « Les prix augmentent, les salaires restent bloqués. Ce qu'il nous faut c'est 10 francs de plus sur le taux de base. » D'ailleurs, ce chiffre, il ne l'invente pas. C'est celui qui a été proposé par le secrétaire général de la C.G.T., Benoît Frachon, c'est celui qui a été retenu par le Comité confédéral. « Ce qu'il faut, c'est obtenir cette revendication. Et en fait il n'y a pas d'autres moyens que la grève. Les dirigeants de la C.G.T. sont contre la grève, alors il faudra la faire sans eux, peut-être contre eux. » L'orateur réfute les arguments avancés par les délégués lors du débrayage manqué. « On nous dit que l'on va crever de faim. Mais nous avons crève de faim pendant cinq ans. On nous dit que le gouvernement va nous faire envoyer des gaz lacrymogènes comme le 30 novembre 1938. Pendant cinq ans il nous a bien fallu résister à autre chose que des gaz lacrymogènes. Les bombes ne nous faisaient pas seulement pleurer les yeux ; elles écra­saient nos maisons et nous avec. » « Vraiment, c'est à croire que ceux qui se réclament du « parti des fusillés », qui se disent les « héros de la Résistance » n'ont rien vu pendant les cinq ans qu'a duré cette guerre. » L'orateur montre sans fard les difficultés de la lutte : des privations, peut-être des coups, et en cas d'insuccès des licenciements. Mais parallèlement il rappelle les souffrances cent fois pires que « nous venons d'endurer pour des intérêts qui n'étaient pas les nôtres ». « Malgré des difficultés réelles, nous sommes tout à fait capables de mener une lutte et d'en sortir victorieux. » « Et ceux qui veulent nous décourager en prétendant que nous en sommes incapables nous méprisent ou ont des intérêts différents des nôtres, ou les deux à la fois. » L'orateur termine son exposé en appelant à la lutte.

D'abord il propose de voter le principe d'une augmentation de 10F sur le taux de base. Toutes les mains se lèvent à l'exception d'une trentaine, les irréductibles du P.C.F.

Ensuite, il propose la formation d'un Comité de grève et demande des volontaires. Les amis de La Voix des Travailleurs de chez Renault lèvent la main. D'autres suivent.

Les candidats montent sur la tribune improvisée et l'orateur fait ratifier leurs candidatures par un vote.

L'assistance s'attend au déclenchement de la grève. L'orateur précise alors aux travailleurs que le Comité de grève qu'ils viennent d'élire va aller déposer la revendication à la Direction. Dorénavant, ce Comité est mandaté pour agir en leur nom. Il le fera. Mais pour l'heure il demande aux travailleurs de regagner leur travail.

Sitôt le meeting terminé, le Comité de grève se rend à la Direction du Département qui commence par faire des difficultés en prétendant que les membres du Comité de grève ne sont pas des représentants « légaux ».

Les représentants du Comité de grève lui font observer qu'ils ont été élus non en vertu d'une loi bourgeoise mais par les travailleurs eux-mêmes.

Le refus de discuter avec eux équivaudrait à un camouflet lancé aux travailleurs qui ne manqueraient pas d'en tirer les conclusions.

Le chef de Département change alors sa défense.

Ce n'est pas lui qui peut décider d'une revendication de 10 francs de l'heure sur le taux de base. Il en référera à la Direction.

Le Comité de grève lui donne 48 heures pour donner la réponse de la Direction en lui rappelant que le principe de la grève a été voté par les ouvriers.

Manifestement, le chef du Département n'est pas du tout impressionné. Après le meeting il s'attendait à un mouvement de grève. Dans les circonstances d'alors ce ne pouvait être bien grave avec l'hostilité des délégués. Mais c'est toujours ennuyeux pour un chef d'avoir affaire à des conflits sociaux. Or, voilà que tout se termine au mieux par la vantardise de quelques « jeunots ». Le travail a repris, pour lui c'est l'essentiel.

Le Comité de grève se réunit à plusieurs reprises pour essayer de trouver les meilleures conditions du déclenchement de la grève.

D'abord, il se renseigne sur l'état des stocks. Par des magasiniers, il apprend que les stocks de pignons sont assez faibles. Or c'est le Département 6 qui les fabrique.

Les membres du Comité de grève sont des O.S. inexpérimentés qui connaissent très peu le fonctionnement de l'usine. Il faut se renseigner sur les moyens de couper le courant à la centrale du Département dans des conditions de sécurité. Mais ils ne connaissent personne.

Les gens qui vont nous renseigner sont-ils avec nous ? « S'ils sont au Parti communiste il y a de fortes chances pour qu'ils vendent la mèche. Par ailleurs donnent-ils de bons renseignements, sont-ils vraiment qualifiés pour lis donner ? ».

Les membres du Comité de grève savent tourner des manivelles, appuyer sur des boutons mais tripoter des lignes de 5.000 volts, manœuvrer des vannes de distribution de vapeur ou d'air comprimé, cela les effraye un peu. Il faut être prudent. Car ils savent qu'à la moindre erreur les staliniens ne manqueront pas de monter en épingle « l'incapacité de ces aventuriers ».

Quand ils retournent voir le chef du Département, celui-ci n'a évidemment aucune réponse de la Direction Générale. Il faut donc agir.

Mais un double problème se pose. Le jeudi, c'est jour de paye et, de p.lus, c'est le vote pour élire les administrateurs représentant les ouvriers aux Caisses de Sécurité sociale, organisme nouvellement créé.

Si on veut déclencher une grève avec le maximum de chances de succès il est prudent d'attendre que les travailleurs aient la paye en poche, car une paye c'est une quinzaine d'assurée.

Par ailleurs, déclencher une grève avant l'élection des administrateurs de la Sécurité sociale, c'est peu souhaitable.

Le Comité de grève sait que les dirigeants de la C.G.T. et du P.C.F. ne manqueront pas d'exploiter une telle décision en essayant de démontrer que le but des « anarcho-hitléro-troskystes », puisque c'est ainsi qu'ils les nomment, est de saboter les élections des administrateurs de la Sécurité sociale pour nuire à la C.G.T.

Attendre le lundi suivant, c'est risquer de voir baisser la température qui est encore chaude.

Il ne reste donc que le vendredi. C'est prendre le risque de voir couper le mouvement par un week-end. Mais d'un autre côté, cela offre l'avantage de vérifier l'ampleur de l'action au cours de la première journée et de permettre un repli sans trop de risques en cas d'insuccès.

Le mercredi 23 avril, le Comité de grève organise un meeting pour donner le compte rendu négatif de la démarche auprès de la Direction.

Voici le compte rendu de cette réunion fait par un témoin et publié dans La lutte de classe, journal de l'Union Communiste (trotskyste) à laquelle appartient le responsable du Comité de grève, Pierre Bois :

« A 12 h 30, lorsque j'arrive, le trottoir (large d'au moins 8 mètres) est encombré d'ouvriers qui sont là, par dizaines et discutent, tandis que, par paquets, les ouvriers sortant de la cantine continuent d'affluer. Toutes les conversations roulent sur le même sujet : ce qui va se passer tout à l'heure. Et le mot de grève circule.

Un tract diffusé dans la matinée, de la main à la main, nous a fait savoir que le Comité de grève, élu à l'Assemblée générale précédente par 350 ouvriers contre 8, a tenu à nous réunir afin de nous mettre au courant des démarches qu'il a effectuées auprès de la Direction.

Une heure donnée doit être respectée, et, à 12 h 30 précises, un camarade, qui est déjà sur la fenêtre, commence à parler.

Au premier rang de cet auditoire, bien plus nombreux que la fois précédente, où se retrouvent presque tous les ouvriers des deux Départements faisant la « normale », soit quelque 700 ouvriers, des coups d'œil significatifs s'échangent ; les visages sont plutôt gais, quoique les esprits soient tendus.

Le camarade explique brièvement, en termes clairs, l'échec de la délégation, auquel d'ailleurs on s'attendait. Et, devant l'auditoire ouvrier attentif, il démontre que l'arme gréviste reste le seul moyen permettant d'obtenir satisfaction.

Au milieu des cris d'approbation qui fusent de toutes parts, il explique que la grève à venir sera une lutte des plus sérieuses qu'il faudra mener avec résolution jusqu'au bout.

« Il ne sera plus question de jouer de l'accordéon ou de rester les bras croisés à attendre gué ça tombe, mais il faudra s'organiser pour faire connaître le mouvement dans toutes les usines, faire des piquets de grève et défendre les issues de l'usine au besoin. »

Répondant d'avance aux objections que pouvaient faire certains sur la perte d'argent que cela occasionnerait, et l'intervention toujours possible de la police, il indique que le paiement des journées de grève sera exigé.

« Quant aux « lacrymogènes » de la police, pendant plus de six ans nous avons reçu des bombes sur la gueule et on n'a rien dit. On s'est continuellement serré la ceinture avec les sacrifices que la bourgeoisie nous a imposés pour défendre ses coffres-forts. Et aujourd'hui, nous n'aurions pas la force et le courage d'en faire au moins une infime partie pour nous ? » Appuyant ces paroles de cris bruyants, les ouvriers marquaient leur approbation.

Passant au vote, le camarade demande aux ouvriers de se prononcer i sur la grève en tant que moyen à envisager dans les délais les plus courts. Tandis que quelques voix seulement votent « contre », les ouvriers votent « pour ».

C'est alors que le délégué cégétiste, littéralement poussé par ses « copains » qui lui ont frayé un chemin, s'avance pour exposer son point de vue, ainsi que le camarade venait de le demander, invitant les opposants à émettre leur point de vue.

Malgré le calme relatif, les ouvriers étant curieux de connaître ses objections, il ne put éviter de s'attirer la réplique d'un ouvrier : « Tu vois, ici au moins, il y a de la démocratie ».

Grimpant sur la fenêtre, parlant à voix basse et ne sachant pas trop quoi dire, le délégué entreprit d'expliquer aux ouvriers la « situation réelle en ce qui concerne les salaires » ; pour son malheur, il se mit à parler d'une délégation qui était allée voir Lefaucheux (avec la demande d'établir une égalité de salaires entre les ouvriers d'ici et ceux de chez Citroën, avec effet rétroactif), que d'ailleurs, ajoute-t-il, elle ne trouva pas.

Manifestement, les ouvriers vomissent les délégations et, à peine le délégué achevait-il ses dernières paroles que sa voix était couverte d'exclamations plus ou moins significatives :

« Les délégations, on en a assez ». « Jusqu'où comptez-vous nous mener en bateau ? ». On n'en veut plus de tes délégations, maintenant, ce qu'il faut, ce sont des actes ». J'ajoute moi-même : « Egalité avec Citroën, mais là-bas ils crèvent de faim aussi ».

Abrégeant son exposé, le délégué lança un « appel au calme » et une mise en garde « contre les démagogues » fut non moins huée que les « délégations ».

Après quoi, il dut descendre pour céder la place à un ouvrier d'une trentaine d'années qui, grimpé sur la fenêtre, expliqua, en quelques mots, ce qu'il pensait des délégués et des délégations :

« Camarades, depuis des mois, on nous fait attendre des augmentations qui doivent toujours arriver demain. On nous a déjà fait l'histoire en février et on nous a dit que l'absence de Lefaucheux, à l'époque, avait empêché les revendications d'aboutir. Cela a recommencé hier et, une fois encore, il n'était pas là. Et les délégués sont repartis, comme avant. Cela ne peut plus durer. Jusqu'à quand allons-nous nous laisser mener ? Maintenant, ce n'est plus des parlottes qu'il faut, ce sont des actes. »

Complétant dans le même sens ce que l'ouvrier venait de dire, le pre­mier camarade parla du minimum vital qui fut mis à l'ordre du jour de la C.G.T., en novembre, et qui devait être appliqué avec effet rétroactif également.

« Mais la C.G.T., dit-il, capitula sur le minimum vital et l'on ne parla plus ni du minimum vital ni de son effet rétroactif. Comment pouvons-nous croire à présent des personnes qui ont capitulé de la sorte ? Qu'est-ce qui nous prouve qu'ils ne capituleront pas de la sorte demain, avec leurs délégations ? »

Cet incident clos de la bonne manière, le camarade demande alors, pour clore la réunion, que les ouvriers manifestent par un second vote leur confiance au Comité de grève afin de l'habiliter à déclencher la grève au moment opportun.

Si la grande majorité qui accorda sa confiance au Comité de grève fut la même que précédemment, il n'en fut pas de même des « contre » qui voyaient leur nombre ramené à 8. Lorsque la majorité vota, un ouvrier qui se trouvait près du délégué lui cria à l'oreille : « Tu les vois, ceux qui sont pour l'action : rinces-toi l'œil ! »

Ainsi les ouvriers ont de nouveau voté pour la revendication des 10 F sur le taux de base ; ils ont de nouveau voté pour la grève et dans une proportion plus importante, puisque ce jour-là même des « équipes » ont quitté le travail pour assister au meeting et que le nombre des partici­pants a doublé depuis le 17 avril. De nouveau, les ouvriers ont réélu leur Comité de grève qui s'est accru de quelques membres.

De plus, estimant que la responsabilité de la grève incombe à la Direction, ils revendiquent le paiement des heures de grève.

Bois clôt le meeting en demandant de nouveau aux ouvriers de reprendre le travail en attendant les décisions du Comité de grève. Il leur rappelle que, dès maintenant, la grève est décidée et qu'elle sera déclenchée au moment qui paraîtra le plus opportun au Comité de grève.

Certains travailleurs commencent à s'impatienter ou à ironiser. « Ils sont comme les autres, ils n'ont envie de rien foutre », ou bien : « Ils se dégonflent ». Les membres du P.C.F. et de la C.G.T. rient sous cape. Pour eux, ils ont affaire à des petits garçons.

Nous sommes mercredi et les membres du Comité de grève, eux, savent qu'il faut attendre la paye et l'élection des administrateurs de la Sécurité sociale, donc le vendredi.

Ils ne sont pas mécontents que certains ne les prennent pas au sérieux car ils veulent aussi mettre de leur côté l'effet de surprise et, au fond d'eux-mêmes, ils sont assez satisfaits du bon tour qu'ils vont jouer (du moins ils l'espèrent) à ceux qui les prennent pour des petits rigolos.

Mercredi donc, jour du meeting, le Comité de grève se réunit le soir après le travail, car tous sont des O.S. et aucun n'a un quelconque mandat officiel. Ils se réunissent dans un sous-sol.

Dans une salle au-dessus, se réunit une cellule du P.C.F., ce qui fait dire à un membre du Comité de grève : « S'ils savaient ce qu'on fait ils diraient encore qu'on fait du travail “en dessous”. »

Pierre Bois rappelle aux membres du Comité de grève les raisons du choix de la date du vendredi et réclame de tous les membres du Comité de grève l'engagement de garder le plus grand secret sur nos intentions. Toute indiscrétion sera considérée comme une trahison et traitée comme telle.

Mais les membres du Comité de grève sentent suffisamment l'importance de leur rôle et ont suffisamment conscience de leurs responsabilités pour ne commettre aucune indiscrétion.

Le Comité de grève décide donc de déclencher la grève pour le vendredi matin. Le Comité de grève se compose de 11 membres. Il faut prévoir des piquets à toutes les, portes dès 6 heures du matin ainsi qu'aux postes-clés : Centrale électrique, Transformateur, etc.

Il faudrait une cinquantaine d'ouvriers pour les piquets. Mais en plus il faut garder le secret de l'opération pour bénéficier de l'effet de surprise. Cela est possible à 11 personnes qui, de plus, se sentent responsables pour avoir été élues par leurs camarades. A cinquante, on prend indiscutablement un risque.

Le Comité de grève prend donc les dispositions suivantes : la grève est décidée pour le vendredi 25 avril. Mais seuls les membres du Comité de grève sont au courant et ils ne doivent sous aucun prétexte donner connaissance de cette décision à qui que ce soit.

Chaque membre du Comité de grève doit recruter 5 ouvriers pour leur demander de venir vendredi matin à 6 heures en leur expliquant qu'il s'agit de faire une répétition pour préparer la grève. Mais même à ces camarades qui viennent en principe pour une répétition, il est demandé de ne pas faire savoir qu'ils viendront ce jour-là.

La journée du jeudi 24 avril se passe sans histoire. Les ouvriers touchent la paye, on élit les administrateurs des Caisses de la Sécurité sociale. La grève, on en parle bien sûr, mais on n'ose plus tellement y croire.