Voyage au coeur de la matière

Publié le 04 décembre 2008 par Deslivres.fr

Aujourd'hui, c'est Bruno Compagnet qui nous invite à partager un voyage assez particulier, que je vous laisse découvrir.

Au petit matin de ce 3 mars (2002), je roule à fond en direction de l'Aiguille du Midi, un mug de thé calé entre les cuisses. Plus tôt, j'avais bondi sur le portable pour ne pas réveiller Elena, englouti mes céréales et filé comme un voleur rejoindre Nathan à la gare de Montenvers. Il était reconnaissable entre mille, le joint collé au sourire, sa paire de ski sur l'épaule. En arrivant sur le parking de l'Aiguille, je me gare à côté de Yannick Vallençant qui venait d'arriver.
Nous partons ensemble prendre le téléphérique en nous racontant des trucs de skieur.
Nate me demandera quand même : «qui est ce gars sans sac ?»

Je ne sais plus à quel moment nous avons décidé de descendre ensemble, mais comme je ne connaissais pas bien Yannick, l'idée me parut séduisante.
Après un rapide coup d'oeil sur le départ des Cosmiques, nous traversons sans plus d'hésitation vers le Glacier Rond, plus chargé mais déjà tracé par Marco (Siffredi) et Yan (André).
Nate attaque la première pente : tranquille au début, les sens en éveil, puis ouvrant progressivement pour finir en grandes courbes sur la gauche, vers le départ du couloir de sortie.
Je regarde ce mec qui skie ce formidable pan de neige poudreuse suspendue 2000 mètres au-dessus de Chamonix et, avant que mes pensées ne retombent comme les gerbes de neige, j'ai la vision d'un ski beau et simple dans l'atmosphère confidentielle de ces petits matins d'hiver.

Je pousse sur les bâtons, le neige est bonne, les sensations aussi. C'est tellement facile dans ces conditions. Un vrai jeu d'enfant, dans lequel je plonge avec délice. Je m'arrête juste en dessous de Nate et Yannick nous rejoint.
Le couloir est un peu tracé, mais offre encore quelques belles possibilités. Vers le milieu, nous rejoignons Marco Siffredi, Yan André, Pif et le team Mantra au grand complet.
Leur vitesse de déplacement réduite énerve Marco qui m'envoie vertement chier quand je le salue en ricanant.

Nous enchaînons la dernière partie à fond et continuons en direction de la traversée au-dessus du glacier du Plan. Je me souviens de la première fois où nous étions passés par là, en début de saison, avec Nate.
C'était vraiment merdique.
Les choses s'étant améliorées depuis, nous traçons sans problème jusqu'à l'ancienne gare intermédiaire, la gare des Glaciers. Pause, on ressere les crochets des chaussures, on ferme les zips, et on ajuste le masque en évaluant la pente de la Para. Dans l'axe de la gare, en suivant les pylônes, c'est tout tracé.
Certains sont déjà partis plus à droite, la neige y a l'air encore bonne et si on pousse encore vers le Gazex, on pourra même jouer dans les contre-pentes du torrent des Favrands.
 J'aime bien cette seconde partie, moins raide que le haut, mais plus ouverte et si proche de la ville alors qu'on évolue encore dans notre monde. Nate tire à droite, plus bas. Je repère deux silhouettes et je finis par reconnaître Miko et Shaffer, deux potes ski bums qui prêchent la bonne parole dans la vallée depuis quelques saisons.
On s'arrête et on tombe tous d'accord pour dire que c'est excellent. Nate est déjà parti, Yannick l'a suivi.

Je m'élance à mon tour - droit pour prendre de la vitesse et aller taper une première courbe sur la rupture de pente. Je me décale de quelques mètres pour ne pas skier dans les traces. Et c'est en fin de virage, au moment où la pression est la plus forte, une fraction de seconde avant de me propulser dans un autre virage que tout a pété. J'ai de suite vu les lignes de fracture sur la neige devant moi et sur les côtés, c'était énorme. La vitesse et la force avec laquelle le tapis roulant de neige s'est mis en mouvement ne me laissèrent aucun doute sur la taille de l'avalanche que je venais de déclencher. Hors de question de prendre droit pour s'échapper, j'ai déjà de la neige jusqu'aux épaules. Je comprends la gravité de la situation et j'ai l'impression que toutes mes forces quittent mon corps, ne laissant qu'une grande sensation de faiblesse et un curieux fourmillement dans les extrémités.
Je crie, essayant de rassembler toute mon énergie, mes skis sont en travers de la pente, je tente de résister le plus longtemps possible aux blocs de neige qui viennent se casser sur mon dos et mes épaules.
Accroche-toi, putain, laisse-en passer le plus possible, respire !
La pression augmente encore, je lâche prise.

Pour ne pas me faire allonger la tête en bas, je n'ai pas le choix, dans un ultime effort je réussis à orienter mes skis dans le sens de l'avalanche.
L'horreur, avec juste la tête qui dépasse et mes skis qui me scotchent littéralement au fond.
Putain ! Reste au-dessus, respire, ça accélère, mon coeur aussi, et merde...
Je viens de basculer en avant, après avoir perdu un ski coincé dans un arcos (arbuste), ça y est je suis dessous. Je réalise trop tard et j'ai déjà bouffé de la neige ! Je me bats avec l'énergie du désespoir pour refaire surface. Un peu comme quand tu manges une série de vagues en surf - à la différence que je ne suis pas sûr de refaire surface.
Combien de fois suis-je remonté pour disparaître à nouveau ? Je n'en sais rien. Miko et Schaffer qui me suivaient du regard m'ont raconté que j'avais fait le yoyo plusieurs fois. Pourtant, à la faveur d'un léger faux plat, le mouvement se ralentit à un moment où j'ai la tête dehors. Je me fais coffrer ! Mais au moins, je peux respirer. Je bouge pour ne pas trop me faire compresser par la neige qui se tasse quand elle s'arrête - ça, je l'avais lu et entendu plein de fois. Au dernier moment, je gonfle mes poumons en remuant le plus possible avec le haut du corps pour résister à l'écrasement provoqué par l'arrêt de l'avalanche.
 Je suis sain et sauf ! Sauvé !! Putain, quelle merde, c'est pas passé loin.
Merde... Les autres ?
 Je hurle : «Nate ???»
 Il me répond dans la seconde et je suis un peu soulagé.

Malgré le contre-coup dû au stress, je commence à m'agiter pour sortir de mon trou, ce qui n'est pas gagné avec un seul bras de libre et juste la tête qui sort de la neige. J'ai toujours mon ski droit au pied et ma jambe ne bouge pas d'un millimètre. Maintenant, je peux remuer avec les bras et le haut du corps. Je me retourne et au loin je vois Miko et Schaffer qui descendent en contournant la grosse fracture laissée par la plaque. Un cri !! Je me contortionne pour voir un truc auquel je ne peux croire : une seconde plaque encore plus grosse vient de se décrocher et m'arrive droit dessus.
Je lutte pour me dégager de mon piège, simple réflexe de survie. Au train où vont les choses, je n'aurai rien le temps de faire à part regarder ce mur de neige qui m'arrive droit dans la gueule. Quelques secondes d'éternité. Je pense à Eric, un ami snowboarder tué par une chute de séracs il y a deux ans à Chamonix, alors qu'il ridait aux côtés de Yan et Bruno, à sa mort, et refuse d'envisager la mienne.
 Quelques dizaines de mètres encore. Je regarde cette chose qui s'approche. Je la vois comme dans un film. À ce moment, je suis comme un animal acculé.
 Le choc est violent. Mon dernier ski est arraché... C'est reparti pour la machine à laver... Une chance incroyable me fait partir à gauche et sortir de l'axe du torrent. Je me fais coffrer à nouveau quand l'avalanche se stabilise. Ayant perdu mes deux skis, je peux me dégager seul et me traîner à quatre pattes, puis en appui sur mes bâtons qui sont restés accrochés à mes poignets.
Je m'éloigne sans savoir réellement où je vais, comme pour mettre le plus de distance possible avec le danger...
 Je ne peux pas y croire : deux fois pris, deux fois dehors. Et je n'ai rien !

Schaffer et Miko me rejoignent au moment où je reprends mon souffle et mes esprits. Ils ont déjà sorti leurs ARVAs.
 Nate a réussi à s'échapper, mais quand je l'interroge à propos de Yannick, sa réponse est sans appel : «Ce gars est mort !», et d'ajouter : «C'est sûr, il a sauté une barre de vingt mètres !»
 Tous les ARVAs sont branchés en réception de signal. Miko est le seul qui a un mobile et je lui dis de faire le 18.
 En regardant vers le bas, on peut voir que l'avalanche est descendue très loin dans la gorge, le front ayant franchi plusieurs barres. Les recherches en ski s'avèrent difficiles, impossibles en fait, tant la gorge est profonde. Hésitant sur la conduite à tenir, le autres se préparent à descendre. Pour moi, c'est plus délicat, car je n'ai plus de skis. Mon champ d'action et de manoeuvre devient quasi nul.
 On a commencé à entendre le bruit des rotors à ce moment-là, et on s'est mutuellement interrogé tant le délai nous paraissait court. Miko n'avait pas terminé son appel depuis trois minutes, et maintenant les deux dragons chargeaient droit sur nous.
J'apprendrai plus tard que les secours furent alertés par un témoin qui suivait nos aventures depuis la terrasse de son chalet et qui eut la bonne idée de donner l'alerte. Ça a sauvé Yannick. Je me suis promis de passer un de ces jours pour remercier cette bonne âme. Toujours est-il que l'opération fut un modèle d'efficacité : un des hélicos treuilla un secouriste vers nous. Celui-ci transmit immédiatement nos infos au second hélico. Après un rapide survol de la gorge, le second h'lico s'immobilisa, un gendarme ayant repéré un point rouge. Après s'être fait hélitreuiller, il dégageait Yannick, vivant mais inconscient.

Nous, on suivait tout à la radio. Le soulagement fut énorme, presque palpable.
 Ayant perdu mes skis, j'eus droit à mon premier treuillage et un petit tour d'hélicoptère. En d'autres circonstances, j'aurais adoré la balade, mais en survolant les deux énormes plaques, j'éprouvais une sensation étrange - comme si j'avais perdu une vie et que mon corps ne se soit pas encore fait à l'idée. Je repense aussi au regard que m'a lancé le pilote quand je suis rentré dans l'hélico. Mais le petit détour sur l'avalanche et vers la gare des Glaciers n'était ni pour le fun, ni pour me montrer l'énorme connerie qu'on venait de faire, mais pour déposer un gendarme en haut de la pente, au bout de la traversée, afin qu'il puisse stopper les soixante-dix riders qui nous suivaient.

J'appris par la suite que Yannick était resté moins de dix minutes sous la neige. Il avait une épaule en miettes et - aux dires du médecin - il n'aurait pas fallu que ça dure plus longtemps. Cette nuit-là, je bus plus que de raison sans vraiment arriver à me bourrer la gueule.
Nate, qui me soutenait pleinement dans cette tâche, n'avait pas l'air saoul non plus. Difficile à dire, avec lui, on ne sait jamais.


Sans commentaire...

Bruno Compagnet