Après le naufrage d’un kwassa le 20 novembre : Les naufragés enterrés “comme des zébus” par Rémi CARAYOL

Publié le 05 décembre 2008 par Combatsdh

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en dignité?

Un nouvel article remarquable de Rémi Carayol sur une situation inhumaine jusqu’à la mort.

Après le naufrage d’un kwassa le 20 novembre

Les naufragés enterrés “comme des zébus”

Malango actualités / Quotidien de la Réunion

Douze des quatorze victimes du naufrage d’un kwassa le 20 novembre ont été enterrées dans une fosse commune mercredi dernier à Mamoudzou, en secret et au mépris des rites religieux. “Comme des animaux”, dénoncent des membres de la communauté comorienne.

Une fosse commune dominée par un tractopelle au milieu de nombreuses tombes éparpillées. Et des corps, absents, mais que l’on imagine tout près. Cette image, Abdoul la garde précieusement sur son téléphone. “C’est la seule que j’ai pu prendre. Après, on s’est fait virer“, dit-il. “Et on a rejoint tous les autres qui attendaient devant la MJC de Mgombani”, située à quelques mètres en contrebas du cimetière de Mamoudzou.

Avec le journal Mayotte Hebdo, celui qui s’est fait passer pour un journaliste afin de pouvoir accéder à la fosse est l’un des seuls à posséder une trace de la mise en terre de douze des quatorze victimes du naufrage du 20 novembre dernier - deux ont été enterrées par leurs familles qui ont déboursé la somme nécessaire (lire Gros plan). Mais ce ne fut pas simple. Il raconte : “Quand je suis arrivé mercredi dernier pour assister à l’enterrement, j’ai vu des policiers à l’entrée du cimetière qui interdisaient l’entrée aux personnes. Je me suis fait passer pour un journaliste et on m’a laissé entrer. Je suis arrivé devant une fosse creusée par un tractopelle. Il y avait des agents autour de la fosse. Mais un homme, habillé en légionnaire, nous a interdit de prendre des photos et nous a demandé de partir. Avec le journaliste de Mayotte Hebdo, on a refusé. Le tractopelle nous a foncé dessus pour nous intimider, mais on a encore refusé. C’est là que le gars habillé en légionnaire nous a dit que si dans cinq minutes nous n’étions pas partis, il repartirait avec les corps, sans les enterrer. Nous sommes donc partis…”

Faïd Souhaili, journaliste à Mayotte Hebdo, confirme : “Quand j’ai été informé de l’enterrement, j’y suis allé. On m’a dit que je ne pouvais pas prendre de photos. Des agents de la mairie se sont énervés ; j’ai insisté auprès de leur supérieur, qui les a calmés. Mais après, deux policiers m’ont dit que si je ne partais pas, il n’y aurait pas d’enterrement. J’ai encore insisté, jusqu’à ce qu’un homme habillé en légionnaire me dise : ‘Il est 16h02, si à 16h07 vous êtes encore là, les corps ne seront pas enterrés et ce sera de votre faute. Nous ne voulons pas être photographié, c’est notre droit à l’image’.

En fait de légionnaire, l’homme en question est Jean L’Huillier (1), directeur de Transport posthume de Mayotte mais également réserviste de l’armée - d’où sa tenue. “C’est lui qui a interdit aux journalistes de filmer, et aux gens d’assister à l’enterrement. Ce ne sont en aucun cas les policiers ou la mairie“, indique un autre témoin qui a tenu à garder l’anonymat. Selon ce dernier, “jamais le tractopelle n’a foncé sur les personnes présentes, son conducteur a juste fait une manœuvre après avoir demandé aux gens de se déplacer.”

L’argument avancé par M. L’Huillier pour justifier son refus est que le transport des morts est difficile à Mayotte, et que ses agents sont régulièrement indexés. Ils demandent donc à ne pas être filmés ou photographiés”, indique Faïd Souhaïli. “La question est très sensible, et les agents qui participent à ces enterrements sont souvent critiqués quand on les voit à la télé“, ajoute un cadre de la mairie de Mamoudzou. Le refus de la mairie de Bouéni, la veille, d’enterrer les corps après que des femmes aient manifesté pour leur renvoi vers Anjouan (lire ci-dessous), mais aussi les conditions dans lesquelles ont été enterrés les naufragés, irrespectueuses de la coutume, ont certainement joué dans cette décision.

Du côté de la communauté comorienne de Mayotte, on ne comprend pas. Six jours après cet enterrement incognito, l’amertume a succédé à la colère. Au-delà du droit à l’image, c’est la coutume religieuse qui a été bafouée, estime-t-on. “On n’a pu rentrer dans le cimetière qu’après que les corps aient été enterrés. Ce qui signifie que nous n’avons pas pu leur faire les ablutions nécessaires, ni même lire les prières habituelles. Ils ont été enterrés sans avoir été nettoyés selon le rite musulman. On n’a lu les versets du Coran qu’après qu’ils aient été enterrés et que le tractopelle soit parti avec ses hommes !”, regrette un membre de la Coordination pour la concorde, la convivialité et la paix (CCCP), une association qui s’occupe régulièrement de l’enterrement des victimes de naufrages. “Ils ont été enterrés comme des zébus“, conclut-il, en écho aux lamentations de toute la communauté.

A Mamoudzou, Rémi Carayol

(1) Contacté par nos soins, M. L’Huillier n’a pas souhaité s’exprimer.

“Pourquoi on ne renvoie pas les morts ?”

Repêchés dans la commune de Bouéni, au large de la plage de N’gouja, les corps des quatorze victimes auraient dû être enterrés dans celle-ci, comme le stipule la loi. “La législation dit que lorsque la famille peut payer les coûts du transport et de l’enterrement, elle peut récupérer le corps et l’enterrer ailleurs. Mais quand elle ne peut pas payer, comme ce fut le cas pour douze des quatorze corps, c’est à la mairie de procéder à l’inhumation et de prendre en charge matériellement et financièrement ces frais”, indique le substitut du procureur, Thomas Michaud.

Problème : la mairie de Bouéni a refusé, obligeant celle de Mamoudzou à la suppléer. “Ils ont argué qu’ils n’étaient pas en mesure d’assurer financièrement cette charge”, indique un haut fonctionnaire. “Au début, ils refusaient carrément de signer les actes de décès. J’imagine qu’ils avaient peur que cela ne les oblige à les enterrer.” Ce n’est qu’après l’intervention du procureur que le 1er adjoint a, en l’absence du maire, autorisé ses services à signer les actes. “Une situation inacceptable” selon ce haut responsable, qui aurait provoqué le courroux du procureur, “indigné” selon une autre source.

A la mairie, on explique qu’”il y a la loi, mais il y a aussi des choses au niveau local qui ne passent pas”. Selon Ahmed Madi, 1er adjoint, “nous ne pouvions assurer cet enterrement pour trois raisons. La première, c’est que les cimetières de la commune sont saturés. La deuxième, c’est que nous n’avons pas le budget pour payer les frais de déplacement des corps entreposés à Mamoudzou - cela nous revenait à environ 1.400 euros par corps. La troisième, c’est que nous n’avons pas d’engin pour creuser une fosse commune.” Et d’assurer que “la situation était trop tendue” pour se plier à la loi.

Lundi et mardi en effet, des femmes de la commune avaient manifesté pour que les corps soient inhumés ailleurs. “L’Etat renvoie les Anjouanais vivants, il peut bien renvoyer les Anjouanais morts”, a déclaré l’une d’elles. “Quand des Mahorais meurent en métropole, ils sont renvoyés à Mayotte. Pourquoi ne fait-on pas pareil avec les Anjouanais ?” s’est interrogée une autre…

Gros plan

Prise en charge. A chaque naufrage d’un kwassa au large de Mayotte, se pose la question du coût lié à l’enterrement des corps des victimes. En l’absence de morgue, les corps sont placés dans une chambre froide appartenant à l’entreprise Transports posthumes de Mayotte. “Pour récupérer le corps, il faut payer plus de 1.000 euros”, indique-t-on à la CCCP. “Pour de nombreuses familles, souvent en situation irrégulière et sans emploi fixe, c’est impossible.”