Les armes de la puissance (1/3)

Publié le 07 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

La guerre apparaît comme le moyen le plus simple d'imposer sa volonté, d'étendre son pouvoir et d'augmenter sa richesse. Dès lors elle entretient avec l'économie des relations anciennes. Chez certains peuples elle faisait même figure d'activité majeure, nomades du désert razziant les agriculteurs sédentaires ou « barbares » à la recherche de butin et de terres.

Dans nos siècles dits civilisés, les formes ont changé plus que les faits. Les liens entre guerre et économie restent donc puissants et prennent plusieurs dimensions :

— La guerre se déclenche pour des motifs parmi lesquels l'économie joue un rôle important.

— La guerre se déroule sur tous les fronts, y compris le front économique.

— La plupart des guerres mobilisent des moyens économiques considérables.

— La guerre provoque des changements économiques majeurs.

Les guerres qui se sont déroulées depuis 1914 se révèlent cependant si destructrices qu'elles pourraient être de moins en moins utilisées. Est-ce la fin du combat comme source de puissance et de richesse ?


I. LES NOUVELLES FORMES DE GUERRE

Le progrès technique change la guerre. Ce fait renforce les liens entre guerre et économie.

1. La guerre totale efface la frontière entre front et arrière

Elle mobilise en effet la totalité des moyens disponibles au service de la victoire. Dès lors le conflit s’étend des champs de bataille aux usines, aux gares, aux ministères, aux salles de rédaction…

Les prémices de la guerre totale remontent à la Révolution française : levée en masse des citoyens, extermination des ennemis de l'intérieur, mobilisation de l'économie fortement encadrée par l'État, justification du conflit au nom de la lutte contre la « tyrannie »... Le XIXe siècle ajoute des armements perfectionnés et de nouveaux moyens de transport : les chemins de fer jouent un rôle important dans le transport des troupes pendant la guerre de Sécession comme pendant celle de 1870-1871 ; en 1916, la « voie sacrée » permet de ravitailler Verdun par la route et nécessite une gestion rigoureuse du trafic — ce sont les premiers pas de la logistique.

C'est pourtant la Première Guerre mondiale qui mérite vraiment le titre de première guerre totale de l'histoire. Les états-majors attendaient une guerre courte, persuadés de la brutalité et de l'intensité du conflit : non pas la guerre « fraîche et joyeuse », mais un nombre de morts terrifiant dès les premiers jours et l'épuisement rapide des stocks de munitions. L'enterrement des combattants dans les tranchées à partir de la fin 1914 fit mentir ces prédictions et permit au conflit de durer. Longue, la guerre devient totale, puis mondiale par l'entrée en guerre des États-Unis.

Pour fournir sur le long terme les armes du combat, la mobilisation économique se met en place. Elle s'accompagne du contrôle des esprits par le biais de la censure, du « bourrage de crâne » et de la diabolisation de l'adversaire. Ce dernier trait est particulièrement sensible dans les pays démocratiques persuadés de combattre pour la liberté et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Elle explique que l'Allemagne soit reconnue seule responsable du conflit lors du traité de Versailles et astreinte à payer des réparations (comme la France y avait été contrainte en 1871) ; elle justifie la désignation de criminels de guerre dont l'empereur Guillaume II.

La Seconde Guerre mondiale accentue tous ces traits. Elle va aussi beaucoup plus loin dans ce qui apparaît comme le corollaire de la guerre totale, l'ampleur des massacres. Il est vrai que le « progrès » technique y contribue — bombardements aériens et découverte de l'arme atomique — ainsi que la radicalisation des idéologies — extermination des Juifs en particulier.

Les autres guerres du XXe siècle ne présentent pas la même ampleur malgré quelques points communs : l'ampleur des moyens utilisés (ainsi l'arme aérienne au Vietnam ou dans le Golfe) et la confusion entre le front et l'arrière — partout le nombre des victimes civiles est considérable.

Fille de la Révolution française et de la Révolution industrielle, la guerre totale caractérise le siècle comme guerre idéologique, guerre économique et choc de volontés.

2. La guerre froide s'explique par « l'équilibre de la terreur »

« Paix impossible, guerre improbable ». La formule de Raymond Aron pour définir la guerre froide prend acte de l'apparition de l'arme atomique dont l'utilisation paraît suicidaire.

Cet équilibre se met en place en 1949, quand l'URSS se dote de la bombe A après les États-Unis qui la possèdent depuis 1945. Il se renforce par l'acquisition de la bombe H, en 1952 pour les États-Unis, en 1953 pour l'URSS. Il commence réellement à fonctionner en 1957, après le lancement du Spoutnik.

Avant 1957, seuls les Etats-Unis pouvaient frapper le territoire ennemi à partir de leurs bases aériennes de Norvège, de Turquie ou du Japon. Leur sentiment de supériorité justifie qu'ils développent alors la doctrine des représailles massives : en cas d'agression soviétique, même conventionnelle, ils sont disposés à utiliser immédiatement l'ensemble de leur arsenal nucléaire. Ils savent bien que les Soviétiques ne peuvent leur rendre la pareille faute de bases proches du territoire américain ! En 1957, Moscou démontre qu'il possède des fusées intercontinentales capables de frapper directement les plus grandes villes américaines. Washington en tire la conclusion en adoptant au début des années 1960 la flexible response (riposte graduée) : on ripostera au niveau de l'agression soviétique et avec des armes comparables.

La menace relance d'ailleurs la guerre technologique : les Américains se lancent dans la conquête de l'espace qui permet, entre autres, de le militariser ; ils développent le « mirvage » qui dote les fusées de têtes multiples ; ils inventent des armes plus petites et plus précises, mieux adaptées à la nouvelle stratégie que les armes de destruction massive.

L'équilibre est entériné par les accords SALT 1 et 2 (1972 et 1979) qui fixent un nombre de têtes nucléaires et de vecteurs (avions, fusées ou sous-marins) équivalent pour les deux supergrands. Il est même prévu de restreindre le déploiement des missiles antimissiles (ABM). Paradoxe, les deux pays choisissent de limiter leur capacité à se défendre contre des tirs nucléaires ennemis ! On ne peut mieux dire la confiance que l'on accorde alors à la dissuasion nucléaire.

Cependant, à cause de l'invasion de l'Afghanistan, les accords SALT 2 ne sont pas ratifiés par Washington. Ronald Reagan lance au contraire le projet IDS qui vise à protéger le territoire américain par un réseau complexe de satellites et de missiles antimissiles. Ce projet, plusieurs fois retardé, est relancé par George Bush sous la forme d'un « boucher » qui couvrirait entre autres l'Asie orientale : officiellement, il s'agit de la protéger de la Corée du Nord, mais en réalité la menace visée est bien plutôt la Chine.

Si la guerre entre États-Unis et URSS paraît improbable, la paix n'est pas possible : les idéologies et les intérêts sont trop opposés ; chacun en tire la conclusion que l'autre n'admettra jamais son existence. Dès 1945, lors de la conférence de Potsdam, Staline s'inquiète de la façon dont le nouveau président Truman annonce que son pays possède l'arme atomique – n'est-ce pas une menace ? En février 1946, le numéro deux de l'ambassade américaine à Moscou, John Kennan, expédie son « long télégramme » : « Nous sommes en présence d'une force politique fanatiquement convaincue qu'il ne peut pas exister de modus vivendi permanent avec les États-Unis. »

Ni paix ni guerre, la guerre froide débouche sur un affrontement qui prend toutes m les formes possibles sauf le combat direct entre les deux Grands : idéologique, diplomatique, économique surtout. Ne s'agit-il pas de deux modèles rivaux qui se targuent de leurs succès matériels pour démontrer leur supériorité ? Et, faute de pouvoir utiliser d'autres outils, l'économie ne devient-elle pas la principale arme de guerre ? Étrange conflit où le sang coule moins que l'argent.

Encore faut-il noter que la guerre froide ne supprime pas tous les combats. Ils sont seulement relégués à la périphérie du monde, en Asie, en Amérique latine, au Proche-Orient. L'un des deux Grands se trouve parfois impliqué directement, les Américains en Corée et au Vietnam, les Soviétiques en Afghanistan. La plupart du temps le conflit prend la forme plus commode de l'affrontement par procuration, Israéliens contre Arabes, militaires contre guérilleros, yéménites royalistes contre yéménites républicains...

A la fin de la guerre froide, l'arme nucléaire ne perd pas son importance. Elle continue de rendre difficile l'affrontement direct entre les grandes puissances qui disposent d'un vaste arsenal. Mais la crainte augmente qu'elle ne se dissémine. L'une des priorités de la diplomatie américaine après 1991 devient sa non-prolifération : d'abord parce qu'avec le nombre de pays qui la possèdent augmente le risque de son utilisation ; ensuite parce que des « Etats-voyous » peuvent s'en doter, menaçant le nouvel ordre mondial ; enfin parce que des groupes terroristes pourraient détenir quelques bombes.

L'arme atomique, autrefois gage paradoxal de paix, deviendrait alors le moyen de conflits destructeurs.

3. L'amélioration des armements conduit à la guerre technologique

La guerre totale et la guerre nucléaire conduisent toutes deux à mobiliser la science. C'est la troisième évolution majeure de l'époque.

Au début de ce « siècle des excès », l'industrie d'armement se confond encore largement avec l'industrie lourde, sidérurgie et chimie. Du fer pour trancher les chairs, des explosifs pour les faire éclater. Cherchant à expliquer la défaite de la France en mai 1940 le général de Gaulle parle de la « force mécanique » supérieure des Allemands. C'est que déjà un troisième produit de base s'ajoute aux précédents, le pétrole indispensable pour le déploiement de l'aviation et des blindés. Le besoin en est si impérieux qu'il explique largement la stratégie des puissances de l'Axe, coups de boutoir allemands vers le Caucase ou offensive japonaise dans les Indes néerlandaises.

Ces produits restent aujourd'hui importants mais ils ne sont plus décisifs car les armes deviennent de plus en plus sophistiquées — l'évolution de l'aviation ou de la marine le prouve amplement. Elles nécessitent des métaux rares comme le titane pour les sous-marins, des matériaux composites pour les avions et les fusées, de l'électronique surtout. En un mot les armes deviennent des produits de haute technologie.

La technologie rend de nombreux services aux militaires.

— Elle leur permet d'être mieux informés.

— Elle augmente leur puissance de destruction, par exemple dans le cas de l'arme atomique.

— Elle rend plus précis les bombardements grâce aux « armes intelligentes ».

— Elle renforce la protection des combattants ; il s'agit de diminuer le nombre de morts afin de ne pas alarmer l'opinion, mais aussi de préserver des soldats d'élite dont la formation coûte cher.

Car la sophistication des équipements nécessite des spécialistes et provoque une professionnalisation des armées. Certains pays en tirent la conclusion en supprimant le service militaire obligatoire, telle la France en 1996. D'autres réduisent le temps de ce service ou, comme l'Allemagne, n'appellent sous les drapeaux qu'une faible partie de chaque classe d'âge. De ce point de vue la guerre technologique corrige les effets de la guerre totale : toutes deux supposent la mobilisation de moyens considérables ; mais les masses humaines qu'engloutissait la première ne paraissent plus nécessaires à l'heure de la seconde.

Les soldes des militaires professionnels et le nouveau matériel coûtent cher. Pour tenir leurs prix, les industriels de la défense sont amenés à se concentrer. Aux États-Unis Martin Marietta fusionne en 1995 avec Lockheed pour donner naissance à Lockheed Martin, Boeing reprend McDonnell Douglas en 1997 ; un troisième pôle se constitue autour de Raytheon qui achète au cours de la décennie les activités militaires de Hugues et E-Systems. Trois grands pôles se constituent également en Europe : EADS (European Aeronautic Defense and Space Company) qui naît en 2000 de la fusion entre Aérospatiale Matra et Daimler Chrysler Aerospace ; BAE Systems issu l'année précédente du rapprochement de British Aerospace et de Marconi Electronics Systems ; Thales enfin, héritier de Thomson-ŒF et Dassault Electronique. Présents dans l'aéronautique militaire (et civile dans le cas d'EADS et Boeing), la fabrication de missiles, l'électronique militaire, les transmissions..., ces groupes sont parmi les plus innovants de la planète.

La guerre facteur de progrès ? L'idée peut paraître choquante. Elle est pourtant bien réelle, au moins sur le plan technologique.

La Seconde Guerre mondiale voit la naissance de l'énergie atomique (pile atomique de Fermi à Chicago en 1942), des fusées (les V2), des avions à réaction (le Messerschmitt Me 262 opérationnel en 1944) ; de nouveaux matériaux sont développés comme le plexiglas et la silicone, les supercalculateurs se complexifient et deviennent ordinateurs.

Enfin, on ne saurait négliger les origines militaires d'Internet. En 1964, un organisme dépendant de l'US Air Force, la Rand Corporation, propose la création d'un réseau téléphonique mondial permettant la transmission de données informatiques par paquets. En 1969, l'ARPA (United States Department of Defense Advanced Research Projects Agency) opère la première transmission de données entre deux ordinateurs distants de plusieurs centaines de kilomètres : c'est la naissance de l'Arpanet, ancêtre de l'Internet. C'est encore un chercheur de l'ARPA, Bob Kahn, qui invente le protocole TCP-IP qui va devenir l'architecture d'Internet.

Emblématique les découvertes d'une firme comme Raytheon. Pendant la guerre, elle perfectionne le radar mis au point par les Britanniques ; ses recherches débouchent sur la découverte fortuite du four à micro-ondes en 1947 (la société les commercialisera20 ans plus tard). Toujours en 1947, elle fabrique le premier transistor commercialisé.  L'année suivante, elle invente un système qui dirige les missiles vers leurs cibles. Ces compétences lui permettent de concevoir les systèmes de guidage de la NASA, en particulier lors de l'alunissage de 1969. En 1976, elle lance les missiles Patriot qui interceptent avions et fusées ennemis.

Comme la guerre totale et la guerre froide, la guerre technologique conforte les liens entre défense et économie. L'art de la guerre devient technique, le métier des armes profession.

A suivre... Partie II / Partie III