8 décembre 1830/Mort de Benjamin Constant

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


   Le 8 décembre 1830 meurt à Paris Benjamin Constant de Rebecque , gentilhomme ordinaire du duc de Brunswick, né à Lausanne le 25 octobre 1767, nationalisé français en 1794. De la même année date sa rencontre avec Madame de Staël. De cette rencontre naît un amour passionné qui prend fin en 1908. Des nombreuses liaisons orageuses que Benjamin Constant noue avec les femmes, Le Cahier rouge, Ma vie (1767-1787), porte les traces. Mais ce carnet, dans lequel Benjamin Constant consigne les épisodes les plus importants de sa vie sentimentale, constitue la source principale de son roman Adolphe.

  « Creuset de plusieurs formes littéraires », combinant le roman d’analyse à la confession autobiographique, Adolphe est l’expression du « mal du siècle » romantique. Le chef-d’œuvre de Benjamin Constant, publié en France en 1916 chez Treuttel et Würtz.

EXTRAIT

Chapitre VI


   […] Nous nous fixâmes à Caden, petite ville de la Bohême. Je me répétai que, puisque j’avais pris la responsabilité du sort d’Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me contraindre ; je renfermai dans mon sein jusqu’aux moindres signes de mécontentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employées à me créer une gaieté qui pût voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles, que les sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie ; et les assurances de tendresse dont j’entretenais Ellénore répandaient dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presque à l’amour.
  De temps en temps des souvenirs importuns venaient m’assiéger. Je me livrais, quand j’étais seul, à des accès d’inquiétude ; je formais mille plans bizarres pour m’élancer tout à coup hors de la sphère dans laquelle j’étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore paraissait heureuse ; pouvais-je troubler son bonheur ? Près de cinq mois se passèrent de la sorte.
   Un jour je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l’occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution qu’elle avait prise, et m’avoua que M. de P*** lui avait écrit : son procès était gagné ; il se rappelait avec reconnaissance les services qu’elle lui avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, non pour se réunir avec elle, ce qui n’était plus possible, mais à condition qu’elle quitterait l’homme ingrat et perfide qui les avait séparés. « J’ai répondu, me dit-elle, et vous devinez bien que j’ai refusé. » Je ne le devinais que trop. J’étais touché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n’osai toutefois ne lui rien objecter : mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses ! Je m’éloignai pour réfléchir au parti que j’avais à prendre. Il m’était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour moi, ils lui devenaient nuisibles ; j’étais le seul obstacle à ce qu’elle retrouvât un état convenable et la considération, qui, dans le monde, suit tôt ou tard l’opulence ; j’étais la seule barrière entre elle et ses enfants : je n’avais plus d’excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circonstance n’était plus de la générosité, mais une coupable faiblesse. J’avais promis à mon père de redevenir libre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. Il était temps enfin d’entrer dans une carrière, de commencer une vie active, d’acquérir quelques titres à l’estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne pas rejeter les offres du comte de P*** et pour lui déclarer, s’il le fallait, que je n’avais plus d’amour pour elle. « Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes ; les sentiments les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En vain l’on s’obstine à ne consulter que son cœur ; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus longtemps dans une position également indigne de vous et de moi ; je ne le puis ni pour vous, ni pour moi-même. » A mesure que je parlais, sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir mes forces, et je continuai d’une voix précipitée : » Je serai toujours votre ami ; j’aurai toujours pour vous l’affection la plus profonde. Les deux années de liaison ne s’effaceront pas de ma mémoire ; elles seront à jamais l’époque la plus belle de ma vie. Mais l’amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l’ai plus. » J’attendis longtemps sa réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsqu’enfin je la regardai, elle était immobile ; elle contemplait tous les objets comme si elle n’en eût connu aucun ; je pris sa main : je la trouvai froide. Elle me repoussa. « Que me voulez-vous ? me dit-elle. Ne suis pas seule, seule dans l’univers, seule sans un être qui m’entende ? Qu’avez-vous encore à me dire ? Ne m’avez-vous pas tout dit ? Tout n’est-il pas fini, fini sans retour ? Laissez-moi, quittez-moi ; n’est-ce pas là ce que vous désirez ? » Elle voulut s’éloigner, elle chancela ; j’essayai de la retenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds ; je la relevai, je l’embrassai, je rappelai ses sens. « Ellénore, m’écriai-je, revenez à vous, revenez à moi ; je vous aime d’amour, de l’amour le plus tendre, je vous avais trompée pour que vous fussiez libre dans votre choix. » Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables ! Ces simples paroles démenties par tant de paroles précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à la confiance ; elle me les fit répéter plusieurs fois : elle semblait respirer avec avidité. Elle me crut : elle s’enivra de son amour, qu’elle prenait pour le nôtre ; elle confirma sa réponse au comte P***, et je me vis plus engagé que jamais.

Benjamin Constant, Adolphe, Le Livre de Poche Classique, 1972, pp. 81 à 85.


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