La fille au cœur de nénuphar - en relisant l’Ecume des jours

Par Rose

Plongée en adolescence.
Difficile de dire quand exactement j’ai lu ce roman pour la première fois. Je peux dater des vacances avant mon entrée au lycée ma lecture de L’arrache-cœur, dont il me reste quelques images fortes, le passeur au milieu des immondices ou des péchés des autres, la mère engloutissant des nourritures avariées, et finalement la prison de verre dans laquelle sa peur enferme ses trois garçons (toute inexactitude dans ces souvenirs ne serait absolument pas surprenante). C’est l’époque où je recopiais d’une belle écriture « Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale », avec un peu d’inquiétude. Au lycée, je me souviens qu’une fille amenait en cours un gros volume avec tous les romans de Vian (ensuite ce furent ceux de Kundera) et je pense que c’est à ce moment-là, entre deux bribes de cours, que j’ai lu Et on tuera tous les affreux.
Ensuite, j’ai écouté ses chansons, et maintenant je relis cette Ecume dont le titre me paraissait si philosophique. Plus que Vian et ses personnages, il me semble que c’est moi que j’y retrouve, avec une force que j’ai rarement expérimentée.
Il y a cette fille au nénuphar, d’abord, la belle Chloé, douce, superficielle, capable cependant d’inspirer un si grand amour. Envahie par le marais, la peau marquée de l’ombre noire de la maladie, affaiblie, regardant avec terreur le cachet qui va affronter le nénuphar dans sa poitrine. Mais toujours si parfaitement belle, une sorte de déesse Flore déchue. Quelques années après ma lecture, je me souviens de la toux qui me déchirait. Une toux pas du tout poétique, qui m’avilissait, pensais-je alors, et combien était réconfortante la pensée de Chloé, même illusoire image de la maladie que je traversais alors.
Pourtant l’image qui m’a restituée ce temps perdu avec le plus de netteté, c’est la salle de conférence de Partre envahie par une foule hystérique, Isis, Chick et Alise tapis sous une estrade prêts à enregistrer son intervention. Je venais de découvrir les mémoires de Simone de Beauvoir qui sont restés quelques années un livre vraiment important pour moi, une sorte de modèle. Partre ne m’apparaissait donc peut-être pas aussi ridicule et inquiétant que le représente Vian ; moi, la philosophie me faisait rêver. Difficile de dire ce qu’il avait de si marquant dans cette scène ; je crois que c’était le décalage entre le lieu (un amphithéâtre sans doute) et son utilisation, digne d’un concert de rock. J’ai toujours aimé les vestiges transformés en lieux de science-fiction, les églises-piscines et autres scènes improbables.
Maintenant, je goûte aussi le destin du cuisinier Nicolas, première figure de l’artiste dans le roman, ce pêcheur d’anguille à l’ananas, grand disciple de Gouffé aux plats si raffinés qu’ils en deviennent répugnants. Un cuisinier tout à fait digne de la maison dans laquelle il sert, celle de l’inventeur du célèbre pianocktail, unissant le plaisir de la musique et celui de la boisson. Malheureusement le pianocktail sera vendu, même trop cher, dans les larmes de Colin que la musique traverse, les notes du Blues du Vagabond se transformant en Chloé à son contact. Et Nicolas gagné par l’atmosphère délétère de l’appartement des époux en est réduit à cuisiner du bouillon Kub à la farine de panouille et des saucisses noires et récalcitrantes.

J’ai envie enfin d’écouter la chanson des marécages, celle qui crée Chloé, qui fait naître le désir de Colin, la chanson de la mélancolie :


Découvrez Duke Ellington!

Et aussi la chanson du bonheur, The mood to be wooed, celle qui rend un temps sa forme harmonieuse à la chambre gangrenée de Chloé et Colin :


Découvrez Ellington Duke!