C'était seulement pour vous dire

Publié le 14 décembre 2008 par Menear
Au moment de clore les pages des deux premières parties de Marelle, « De l'autre côté » et « De ce côté-ci », et avant de passer au labyrinthe « De tous les côtés », je reviens en arrière avant l'heure sur ce passage anodin de la première partie. Nous sommes bien de l'autre côté, c'est à dire à Paris, dans un appartement aux lumières tamisées, à cause de Rocamadour (le petit), à essayer de dénouer une conversation au ton complètement anodin, mais délicieusement composée (l'art des dialogues est solidement développé, de tous les côtés du bouquin). Difficile de couper net dans un passage comme ça ; si je m'étais écouté, j'aurais cité l'intégralité du chapitre.
- Moi, je ne reste pas ici, dit Gregorovius en se levant. Il faut faire quelque chose, je te dis qu'il faut faire quelque chose.
- Mais j'en suis convaincu, mon vieux. L'action, toujours l'action. Die Tätigkeit. Eh bien, voilà ce qui s'appelle arriver comme marée en carême. Dites donc, parlez plus bas, vous allez réveiller le petit.
- Salut, dit Ronald.
- Hello, dit Babs en essayant de faire passer son parapluie par la porte.
- Parlez bas, dit la Sibylle qui arrivait derrière eux. Pourquoi ne fermes-tu pas ton parapluie pour entrer ?
- Tu as raison, dit Babs. Je n'y pense jamais. ne fais pas de bruit, Ronald. Nous sommes venus juste pour vous raconter ce qui est arrivé à Guy, c'est incroyable. Les plombs ont sauté ?
- Non, c'est à cause de Rocamadour.
- Parle bas, dit Ronald. Et mets dans un coin ce parapluie de merde.
- C'est qu'il est difficile à fermer, dit Babs. Et dire qu'on l'ouvre si facilement.
- Le vieux m'a menacée d'appeler la police, dit la Sibylle en fermant la porte. J'ai cru qu'il allait me frapper, il riait comme un putois. Ossip, j'aimerais que vous voyiez tout ce qu'il y a dans sa chambre, de l'escalier on en aperçoit un coin. Une table pleine de bouteilles vides et, au milieu, un moulin à vent si grand qu'il semble presque grandeur nature, comme ceux qu'on voit dans les champs en Uruguay. Et le moulin s'est mis à tourner avec le courant d'air, je ne pouvais m'empêcher de lancer des coups d'œil par l'entrebâillement de la porte, le vieux en bavait de rage.
- Je ne peux pas le fermer, dit Babs. Tant pis, je le laisse dans ce coin.
- On dirait une chauve-souris, dit la Sibylle. Donne, je vais le fermer, moi. Tu vois, c'est facile.
- Elle lui a cassé deux baleines, dit Babs à Ronald.
- Et toi ne nous casse plus les pieds, dit Ronald. D'ailleurs on s'en va tout de suite, c'était seulement pour vous dire que Guy avait avalé un tube de gardénal.
- Pauvre ange, dit Oliveira qui ne l'aimait pas.
- Etienne l'a trouvé à moitié mort. Babs et moi on était allés à un vernissage (il faut que je t'en parle, sensationnel), Guy est monté chez nous et il s'est empoisonné dans notre lit, tu te rends compte.
- He has no manners at all, dit Oliveira. C'est très regrettable.
- Et Etienne est passé nous chercher, poursuivit Babs, heureusement que tout le monde a la clef. Il a entendu quelqu'un vomir, il est entré et c'était Guy. Le pauvre vieux n'en avait plus pour longtemps, Etienne est sorti ventre à terre chercher du secours. Maintenant Guy est à l'hôpital mais c'est très grave. Et avec un temps pareil, conclut Babs, consternée.
- Asseyez-vous, dit la Sibylle. non, pas là, Ronald, il manque un pied. Il fait tellement sombre mais c'est à cause de Rocamadour. Parlez bas.
- Prépare-leur un peu de café, dit Oliveira. Qu'est-ce qu'il vase !
- Il faudrait que je parte, dit Gregorovius. Je me demande où j'ai mis mon imperméable. Non, pas là. Lucie...
- Buvez d'abord un peu de café, dit la Sibylle. De toute façon, il n'y a plus de métro, et on est tellement bien ici. Tu devrais moudre du café, Horacio.
- Ça sent le renfermé, dit Babs.
Julio Cortázar, Marelle, L'imaginaire, trad : Laure Guille-Bataillon, P.160-162.