Reporters, à la guerre comme à la guerre

Publié le 19 décembre 2008 par Theatrum Belli @TheatrumBelli

A l’occasion de la présidence française de l’Union européenne, le ministère de la Défense a invité quinze journalistes de tout le continent à suivre un «stage de sensibilisation aux risques encourus lors de missions de grand reportage en zones de conflit». Bref à se colleter avec les dures réalités de la guerre : l’armée française est actuellement engagée en Afghanistan, Côte-d’Ivoire, Kosovo, Liban et Tchad (1). Les réjouissances se sont déroulées la semaine dernière au Centre national d’entraînement commando (CNEC), dans les Pyrénées-Orientales. L’invitation recommandait de venir avec vêtements chauds, certificats médicaux et électrocardiogramme d’effort. Pour le reste, peu d’indications. Récit de cinq jours qui ont fait deux blessés légers dans les rangs des journalistes.


Jour 1 «Hostages, what to do ?»

7h45. Sept filles et huit garçons titulaires d’une carte de presse forment trois rangs approximatifs pour la cérémonie des couleurs. «The flag ceremony», traduit l’interprète. Un discours d’accueil frais comme un glaçon nous est délivré alors que la neige commence à tomber. Bienvenue à Mont-Louis où, dans une forteresse perchée à 1 600 mètres, le CNEC forme des instructeurs commando : en moyenne, un tiers des militaires envoyés ici finissent à l’infirmerie. Notre stage, assez «light» par rapport à la normale, aura pour but de «confronter chacun à ses limites» et de nous faire vivre les «diverses situations que l’on peut rencontrer sur un théâtre d’opération», nous informe le lieutenant-colonel Lécrivain, directeur technique de l’entraînement.

11h00. Entrée en matière avec un cours intitulé «Hostage: what to do ?» Sans être consubstantielle de la fonction de journaliste, la condition d’otage fait partie des risques du métier. «N’essayez pas de résister, acceptez d’enregistrer tous les messages demandés par vos ravisseurs. Mangez, buvez, dormez quand et dès que c’est possible», sont les conseils de notre instructeur. En bref : «Essayez de rester en vie pour témoigner plus tard car, après tout, c’est votre boulot.» Dans l’éventualité où un commando déboulerait pour libérer les otages, «allongez-vous sous un matelas car toute personne restant debout sera abattue». Comme ça les choses sont claires.

14h00. Début des épreuves physiques avec sauts dans le vide accrochés à des câbles, descentes en rappel le long des remparts du fort, escalades de murs et autres activités de loisir. Lionel, de l’AFP, se déchire des muscles du torse sur la «tyrolienne simple» - un câble tendu à quelques mètres de hauteur sur lequel il faut ramper à plat ventre - tandis que l’Allemande Leila se brûle les mains en lâchant une corde.

20h00. Séance d’initiation aux armes. Il est utile de savoir neutraliser un fusil d’assaut qui traîne, assure l’instructeur qui nous enseigne la règle des trois C : chargeur (l’enlever), cartouches (les éjecter), chambre (la vérifier). Nous apprenons ensuite à repérer en un coup d’œil si la sûreté d’une kalachnikov AK-47 est enclenchée ou pas : c’est très utile au passage de check points, paraît-il.

Jour 2 «Etre sur la photo»

8h00. Cours sur les mines et pièges, car une carte de presse (et la curiosité qui va avec) n’a jamais été une bonne protection contre les explosifs. Nous découvrons comment éviter d’«être sur la photo», ce qui, dans le jargon local, signifie être dans le rayon d’action d’une mine. Donc mort ou très abîmé.

10h00. Départ pour une marche sac au dos en montagne.

13h30. Séance de tir sous la neige. Sur ma gauche, Evelyn, journaliste dans un quotidien estonien, détruit un mur de parpaings à coups de Famas, tandis que sur ma droite, l’Italienne Giovanna truffe des sacs de sable du plomb issu d’un HK-416. Un journaliste partant rarement au front avec un fusil d’assaut, l’exercice vise avant tout à nous «faire découvrir les sensations d’un sniper». Ainsi m’aperçois-je qu’il est difficile d’arrêter de tirer avant d’avoir vidé tout le chargeur, tant l’exercice est grisant. L’autre enseignement de la séance est qu’un fusil d’assaut perce à peu près tout : mieux vaut s’abriter derrière des sacs de sable que derrière une voiture. Toutes les photos de cet exercice doivent être détruites car, nous signale-t-on, si l’on nous voyait demain sur le Web en treillis avec des fusils à la main, nous aurions du mal à plaider notre qualité de journaliste…

15h30. Nos amis militaires nous font lancer des cocktails Molotov sur un char. C’est très amusant, et le souffle chaud de la bouteille qui explose n’est pas désagréable par grand froid. Mais ça sert à quoi ? C’est pour nous mettre dans les conditions de la guerre urbaine, nous répond-on. Un point reste obscur : de quel côté de la bouteille sommes-nous censés être? Nous faisons aussi péter un pain de plastic, pour les mêmes raisons.

17h30. De retour au fort, le capitaine Froment nous répète qu’il est possible de déclarer forfait à tout moment, pour une épreuve ou pour le reste du stage (les défections seront rares). A peine a-t-il fermé la bouche que la salle de cours est envahie par des «terroristes». Je suis plaqué au sol, aveuglé par une cagoule, menotté dans le dos avec des serre-flex, entraîné à travers le fort. Je ne sais pas où sont passés les autres et me demande combien de temps va durer cette plaisanterie.

La plaisanterie devient douteuse lorsque je me retrouve déshabillé, allongé sur un sol gelé, puis obligé de rester à genoux face à un mur dans une cave où règne un bruit d’apocalypse d’origine indéterminée. Cependant, être assuré de ne pas finir avec une balle dans la tête n’est pas mineur dans ce type de situation. Le stress vient surtout du froid, d’autant qu’on vient de me balancer de l’eau glacée dans le cou. On me lève, on me remet à genoux, on me balade. Puis me voilà dans la neige, toujours aveuglé et menotté. Le calvaire prend provisoirement fin dans une cave où j’identifie dans l’obscurité les voix de camarades d’infortune : Julie la journaliste belge, et quatre autres.

Une autre épreuve commence : il faut sortir de là. Nous avançons à tâtons dans un couloir semé de barbelés. Puis nous rampons dans des tuyaux, franchissons des murs en nous faisant la courte échelle, toujours dans le noir. Nous nous sortons d’affaire vers 22 heures, pour aller sandwicher avec nos tortionnaires. Il y a un brin de tension dans l’air.

Jour 3 Katioucha et sardine crue

7h00. Cours de gestion du stress, puis cours de survie. 13 h 00. Départ en bus vers Collioure, où le Centre national d’entraînement commando possède une autre base : le fort Miradou. Embarquement sur un Zodiac qui s’en va rejoindre plein pot une vedette sur laquelle nous grimpons par des filets. Il y a 100 km/h de tramontane, mais nous restons à peu près secs.

19h00. Début d’une nuit de survie à l’extérieur du fort Béard. Il fait près de zéro et le vent n’a pas faibli. D’abord se construire un vague abri avec une bâche en plastique. Puis sacrifier à une tradition du CNEC, qui veut que chaque stagiaire mange une sardine crue entière en commençant par la tête. La devise du Centre n’est-elle pas «En pointe toujours»? Plus tard dans la nuit, après avoir vidé un cubi de vin blanc, Jure le Slovène, Balazs le Hongrois, Giuliano le Tchèque, Eric de M6 et moi-même tentons de trouver une langue commune pour entonner Katioucha : «C’est le chant de l’aigle bleu des steppes/Le soleil vers lui te guidera.» Le froid est vif.

Jour 4 Exfiltration

6h30. Lever et concours de têtes de déterrés. La température est descendue à 0°C. Commence un nouveau scénario : l’exfiltration de journalistes dans une «zone non sécurisée». Dans le fort Béard réaménagé en quartier de Bagdad, je cavale derrière un militaire armé tandis que ça pète de partout. Descente dans une cage d’ascenseur, escalade de ruines, traversées de rues sous les tirs, progression à l’abri d’un blindé, on s’y croirait. J’assomme la Lituanienne Reda avec ma caméra siglée TF1. L’Allemande Leila se déboîte l’épaule et part faire connaissance avec le service de traumatologie de l’hôpital de Perpignan.

14h30. De retour au fort Miradou, reprise des activités récréatives : traversée d’un gouffre en marchant sur un câble, divers sauts dans le vide, mais de bien plus haut que la dernière fois. Le cours de gestion du stress trouve une nouvelle application.

16h30. Fin des hostilités puis topo sur le syndrome post-traumatique. Puis douche et mercurochrome. Le colonel Ziegler, commandant du CNEC, vient gentiment prendre des nouvelles des stagiaires.

Jour 5 Couverture

De retour à Paris, le porte-parole du ministère de la Défense, Laurent Tesseire, met les choses au point : «Même si nous n’en goûtons pas toujours la teneur, nous avons besoin d’une couverture de presse sur les conflits dans laquelle l’armée est engagée. Nous n’avons pas créé ce stage pour vous transformer en combattants, mais pour que vous puissiez apprécier vos limites et l’environnement dans lequel vous risquez d’évoluer.» Déjà proposée aux journalistes français depuis quelques années, cette semaine de calvaire est désormais ouverte aux confrères étrangers. Bienvenue au club.

(1) En Irak, 77 journalistes ont été kidnappés depuis mars 2003. 23 ont été assassinés, 40 relâchés et 13 toujours retenus.

Source du texte : LIBÉRATION.FR