Marchés libres, marchés contrariés, et formation de bulles

Publié le 23 décembre 2008 par Objectifliberte

Henry Blodget, analyste financier spécialisé dans les High Tech, affirme dans the Atlantic que la formation de bulles est consubstantielle aux marchés libres.

But most bubbles are the product of more than just bad faith, or incompetence, or rank stupidity; the interaction of human psychology with a market economy practically ensures that they will form. In this sense, bubbles are perfectly rational—or at least they’re a rational and unavoidable by-product of capitalism (which, as Winston Churchill might have said, is the worst economic system on the planet except for all the others). Technology and circumstances change, but the human animal doesn’t.


La bulle des Dot Com, dont Blodget fut un des acteurs malheureux, semble lui donner raison: lors de cet épisode, le grégarisme de nombreux investisseurs parut tout à fait ahurissant, et même si en cherchant bien, la politique monétaire de la FED, déjà à l'époque, a pu apparaître un peu laxiste, l'on peinerait à trouver une distorsion étatique qui expliquerait la bulle des Dot Com.

Le phénomène panurgéen amplificateur des bulles est bien connu: si vous sortez d'une bulle trop tôt, vous apparaissez comme un loser tant que la bulle n'a pas éclaté, avec, outre les risques encourus par votre amour propre, celui de voir partir vos clients vers plus audacieux que vous. Les investisseurs, surtout s'ils ne jouent pas avec leur argent, tendent donc à retarder le moment où ils sortent de la bulle pour tenter de gratter "le dernier sou"(*). De fait, ils tendent à alimenter la bulle...

En revanche, Blodget a tort lorsqu'il incrimine la seule nature grégaire des investisseurs dans le gonflement de la bulle immobilière totalement déconnecté des revenus des ménages que nous venons de vivre.

Ce n'est pas ici la nature des marchés qui est en cause, mais un certain nombre d'interventions de l'état américain qui ont empêché les mécanismes auto-correcteurs qui existent dans un marché libre de jouer leur rôle. J'ai déjà abondamment décrit certains de ces mécanismes contrariés, voire cassés par l'intervention étatique, mais revenons rapidement sur l'un d'entre eux, puis découvrons en un autre que j'ai compris plus récemment, qui a joué un rôle essentiel, et dont je ne vous avais pas encore entretenu.

Premier mécanisme auto-correcteur cassé : l'adaptation de l'offre à la demande, soumise à la contrainte foncière

Le premier de ces mécanismes cassés par l'état est évidemment l'adaptation de l'offre immobilière à la demande. Lorsque celle ci augmente, le prix du bien demandé, le logement, tend à augmenter lui aussi, et incite de nouveaux entrants à investir ce marché, ce qui rééquilibre les prix à la baisse. Toutefois, lorsque les pouvoirs publics imposent des contraintes juridiques qui empêchent l'offre de satisfaire la demande dans un délai raisonnable, alors les prix montent beaucoup plus haut. J'ai abondamment décrit ce mécanisme dans diverses notes, dont celle ci, je n'y reviens pas en détail. Je rappelle simplement que les marchés de Houston, Atlanta, Dallas, qui ont connu les mêmes conditions économiques générales que le reste du pays, dont la demande a été la plus soutenue de tout le pays, mais qui avaient la chance de ne pas avoir de réglementation anti-constructibilité restrictive, n'ont pas connu la même formation de bulle que la Californie et la Floride au sol fortement réglementé (cf. courbes ci dessous).


Comparaison Californie-Floride (bulle)
vs. Texas-Atlanta (pas de bulle)

Second mécanisme correcteur cassé: la répercussion du risque dans les taux demandés, cassé par la garantie d'état sur Fannie Mae et Freddie Mac

Fannie Mae et Freddie Mac, les deux géants "privés sous mandat gouvernemental" (libre traduction de la monstruosité juridique connue sous le nom de "government sponsored enterprise"), étaient des établissements financiers un peu particuliers, empruntant de l'argent sur les marchés de capitaux pour refinancer des prêts émis par des banques ou des courtiers en prêts au contact de la clientèle.
La sagesse exige qu'une banque (ou un assureur) ait un portefeuille d'actifs diversifié, ou, à défaut, des niveaux de fonds propres élevés pour couvrir un risque de crise conjoncturel sur ses actifs les plus exposés. Or, Fannie Mae et Freddie Mac avaient à la fois un portefeuille d'actif très peu diversifié (des prêts immobiliers et des obligations de type "CDO" gagées sur des prêts immobiliers, principalement) et un niveau de fonds propres très en dessous des normes exigées pour d'autres établissements bancaires purement privés, grâce à l'abus d'opérations hors bilan à la transparence plus que sujette à caution, et parce que son statut d'entreprise à statut privilégié lui donnait droit à une formule de calcul de fonds propres obligatoires plus "avantageuse", en terme d'effet de levier, que les banques classiques (cf. ce long article d'Arnold Kling, ex économiste pour Freddie Mac, puis à la FED). Vous avez dit distorsion de concurrence ?

Or, si Fannie et Freddie avaient été de vraies banques, une telle structure de bilan aurait nécessairement poussé le taux auquel ces deux établissements auraient pu emprunter à la hausse (**), rendant leur modèle de refinancement de prêts moins attractif, et limitant donc leur capacité à "ramasser" toutes les CDOs de prêts subprimes et Alt-A -- les plus risqués -- qui passaient à portée de bourse. Le marché des prêts à risque aurait été de facto bien moins important qu'il ne l'a été. 

Mais voilà, Fannie et Freddie recevaient dès les années 2000 une subvention indirecte de près de 14 Mds USD, bénéficiaient de lignes de crédit de dernier recours ouvertes auprès du trésor, et étaient sous tutelle explicite du ministère du logement. De fait, même si ce n'était pas écrit tel quel, Fannie et Freddie étaient perçues comme des institutions de facto garanties par l'état, et donc ont pu emprunter jusqu'au début 2008 à un taux préférentiel, sans aucun rapport avec le niveau de risque que représentait leur bilan. Les créanciers de Fannie et Freddie ont d'ailleurs eu raison: la nationalisation de ces deux institutions, votée fin juillet, les a assuré que le contribuable américain paierait les dettes ainsi contractées. C'est en substance ce que l'analyste du Cato Institute Lawrence Wright conclut dans cette analyse détaillée des mécanismes de la crise :

Fourth and likely most important, implicit taxpayer guarantees allowed the dramatic expansion of the government-sponsored mortgage buyers Fannie Mae and Freddie Mac, at a time when Congress and HUD were pushing Fannie and Freddie to promote “affordable housing” through ever-expanding purchases of non-prime loans to low-income applicants. The two mortage giants grew to hold or guarantee around $5 trillion in mortgages, about half of the entire U.S. market. Institutional investors were willing to lend to the government-sponsored mortgage companies cheaply, despite the risk of default that would normally attach to private firms holding such highly leveraged and poorly diversified portfolios, because they were sure that the Treasury would repay them should Fannie or Freddie be unable. (It turns out that they were right.) Congress pointedly refused to moderate the moral hazard problem of implicit guarantees or otherwise to rein in the hyper-expansion of Fannie and Freddie. Warnings about Fannie and Freddie, and efforts to rein them in, came to naught because the two giants had cultivated powerful friends on Capitol Hill.

Au travers de ces deux exemples, et de tous ceux que j'ai développés dans d'autres articles, nous voyons que les marchés vraiment libres recèlent en leur sein des mécanismes auto-correcteurs qui, s'ils ne peuvent pas éviter totalement la formation de bulles, peuvent les atténuer. Mais malheureusement, l'intervention de l'état dans l'économie tend le plus souvent à endommager ces processus auto-correcteurs, favorisant donc de facto une plus grande amplitude des mouvements spéculatifs.

L'intervention de l'état régulateur est souvent invoquée pour "lisser" la volatilité et la prétendue brutalité des marchés. Il apparait que le plus souvent, les résultats obtenus, une fois de plus, sont à l'opposé des effets qui étaient recherchés.

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Article de H.Blodget trouvé via le toujours excellent Brian Shelley

Notes :
(*) "le dernier sou" : c'est l'expression employée par le personnage joué par Michel Piccoli, alias Grezillo, pour stigmatiser les courtiers qui ont tardé à solder leurs positions spéculatives à la hausse lors d'une bulle spéculative sur le sucre, dans le film "le sucre", de J. Rouffio, en 1978. Bien que caricatural par certains côtés, le film est un excellent condensé de tous les biais qui altèrent la rationalité humaine lors de phénomènes spéculatifs. Et une bonne introduction aux marchés à terme.

(**) Le taux d'intérêt auquel peut souscrire tout emprunteur comporte une part servant à couvrir le risque tel que l'évalue le prêteur, par rapport aux emprunteurs de référence, ceux considérés comme les plus fiables. Par exemple, les taux à 10 ans des obligations émises par l'état Français sont plus élevés de 10% que ceux émis par l'état Allemand (environ 3,4% au lieu de 3,1%), parce que les investisseurs estiment que la signature française est un poil moins fiable que celle de nos voisins. Les 0,3% d'écart représentent la couverture du risque supplémentaire de la signature de la France telle que les prêteurs l'évaluent.
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Et surtout : Joyeux Noël à vous ! 

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