1867, Paris

Publié le 26 décembre 2008 par Vincent

Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. Elle s’étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un générale d’armée et un boucher ; la pourpre de l’un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l’autre. Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. [...] Elle aura pour “l’autorité” à peu près le respect que nous avons pour l’orthodoxie ; un procès de presse lui semblera ce que nous semblerait un procès d’hérésie [...].

Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe.

Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.

L’Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste le dix-neuvième siècle, c’est à la formation de l’Europe.

Vision majestueuse. Il y a dans l’embryogénie des peuples, comme dans celles des êtres, une heure sublime de transparence. Le mystère consent à se laisser regarder . Au moment où nous sommes, une gestation auguste est visible dans les flancs de la civilisation.

L’Europe, une, y germe. Un peuple, qui sera la France sublimée, est en train d’éclore. L’ovaire profond du progrès fécondé porte, sous cette forme dès à présent distincte, l’avenir. Cette nation qui sera palpite dans l’Europe actuelle comme l’être ailé dans la larve reptile. Au prochain siècle, elle déploiera ses deux ailes, faites, l’une de liberté, l’autre de volonté.

Le continent fraternel, tel est l’avenir. Qu’on en prenne son parti, cet immense bonheur est inévitable.

Avant d’avoir son peuple, l’Europe a sa ville.

De ce peuple qui n’existe pas encore, la capitale existe déjà. Cela semble un prodige, c’est une loi. Le fœtus des nations se comporte comme le fœtus de l’homme, et la mystérieuse construction de l’embryon, à la fois végétation et vie, commence toujours par la tête.

Incipio Victor Hugo, Paris (1867), chapitre I