Meurtrière frustration

Par Chatperlipopette

Il faut parfois du temps avant d'ouvrir les pages d'un livre reçu lors d'un swap. Ce n'est pas parce que le laps de temps s'allonge que l'on oublie l'occasion qui l'amena entre les mains.
Avant de me lancer dans la lecture de cette enquête viennoise, j'avais opté pour commencer par le commencement, c'est à dire lire le premier opus des aventures policières de Max, jeune médecin psychiatre à l'écoute des théories de Freud.
Vienne, hiver 1902 aux senteurs sibériennes, une série de meurtres plus épouvantables les uns que les autres inquiète et fait frémir la police qui tente de ne pas défrayer la chronique. Max Liebermann et son ami l'inspecteur Oskar Rheinhardt vont se retrouver confronter à d'atroces spectacles macabres où les mutilations sur les corps sont la danse macabre de symboles ésotériques. Quel démon délirant de violence assène ces coups horribles? A quels mystères renvoient ces étranges marques? A quoi rime l'ordre des crimes et l'origine des victimes? Pourquoi tant de haine vis à vis des prostituées et des marginaux? Autant de questions inquiétantes qui resteront longtemps sans réponse.
Frank Tallis, dans ce second volet des carnet de Max Liebermann, permet au lecteur de connaître un peu plus et mieux nos deux héros, Max et Oskar. J'avais laissé le premier en proie au doute quant à ses sentiments envers sa promise, à son sentiment de culpabilité devant l'éclosion d'une tendresse teintée d'admiration pour la jeune anglaise Amélia Lydgate, et je le retrouve encore moins convaincu de son amour pour sa fiancée, Clara Weiss. D'autant que les hasards de l'enquête lui font croiser la route d' Amélia, devenue une des rares jeunes filles étudiantes à la faculté de médecine: elle les aide, grâce à ses connaissances sur le système sanguin et à l'élaboration d'un antisérum sur un lapin (engagé pour l'occasion en tant qu'auxiliaire de police!), à déterminer l'origine de certaines traces de sang sur un des lieux des crimes, prouvant que les avancées technologiques et scientifiques ne peuvent que seconder efficacement la police. Quant à notre cher inspecteur Rheinhardt, on apprend qu'en plus d'être un chanteur de lieder émérite, il est doté d'une grande sensibilité: comme il est tracassé, horrifié et donc fortement inquiet par l'enquête démente qu'il mène, sa gorge se noue et certaines notes deviennent de pauvres canards inaudibles. Au fil des séances de chant, Max aide son ami à mettre des mots sur ses peurs....les effets bénéfiques de la psychanalyse ne tardent pas à se faire sentir!
Comme dans "La justice de l'inconscient", Tallis mêle au récit la musique....l'action se déroule à Vienne, ville musicienne s'il en est: Mozart et sa musique sont opposés aux oeuvres lyriques et mystiques du compositeur allemand Richard Wagner. C'est l'occasion de pointer l'agitation perpétrée par certaines sociétés secrètes à cette époque. Tandis que les Francs-Maçons sont étroitement surveillés par les forces de police, un groupe se tient en retrait, tapi dans l'ombre, groupe accueillant écrivains reconnus, écrivaillons frustrés aux productions dénuées de tout intérêt ou innovation artsitiques, artistes gourmands des symboliques de la culture pan germanique et de l'exaltation du sentiment national. Mozart n'est que le musicien prisé par les intellectuels décadents juifs qu'il faut abattre afin de recouvrer la pureté de la culture allemande! Quoi de plus diabolique que de calquer un itinéraire sanglant et fou en caricaturant le sublime opéra de Mozart "La flûte enchantée" ?! C'est ainsi que le livret magique de cet extrordinaire opéra (j'avoue c'est mon préféré aussi suis-je incapable d'objectivité à son sujet!) sera un des fils conducteurs de l'enquête époustouflante de nos deux héros aux prises avec l'antisémitisme, l'homophobie et l'intolérance vis à vis de tout ce qui est étranger, sentiments encore latents qui ne demandent qu'à sortir au grand jour.
Peu à peu, la personnalité tortueuse de l'auteur des crimes épouvantables est éclairée par les déductions psychologiques de Max Liebermann: pour en arriver à un tel degré de haine et de violence, le tueur en série ne peut qu'être la résultante de frustrations répétées et d'impuissance à s'en libérer (cela ne vous rappelle-t-il pas un personnage historique malfaisant?). Le tout agrémenté de nouvelles théories évolutionnistes venues d'Angleterre - pays tellement proche par la culture de l'Empire germanique et cependant si éloigné de lui par ses orientations socio-politiques, théories mise à mal par l'ouverture au monde intime permise par les travaux de Freud et de ses disciples - sans oublier les inévitables conversations dans les cafés viennois où l'odeur chaleureuse du café accompagné des pâtisseries les plus appétissantes remettent d'aplomb nos enquêteurs.
Un roman policier historique qui tient largement la route, qui tient en haleine tant par les éléments de civilisation, de culture, que par les bribes de réponse avancés au fil du récit. Les derniers chapitres sont riches en rebondissements et en actions et actes de bravoure les plus échevelés ce qui est des plus délectables! Comme Vienne apparaît d'un coup tout sauf somnolente et bienséante....un charme de plus à ne pas négliger.
Au fait.... Max Liebermann réussira-t-il à choisir entre le doux et conventionnel romantisme de Clara et la liberté impétueuse d' Amélia? Verra-t-il clair en lui-même? Réponse, ou élément de réponse dans le troisième opus des Carnets de Max?

Merci pour la lecture de cette très intéressante série policière! Comme quoi, le swap Noir c'est noir se déguste et se sirote lentement afin d'en effeuiller toutes les belles fragances!


Roman traduit de l'anglais (GB) par Michèle Valencia