En complément de la note de lecture de Jean Dif sur Le Théologien dissident de Santagio Montobbio, cet article de Jean-Luc Breton, traducteur du livre, qui fait référence au texte original
Ce que j’aime avant tout dans la poésie de Montobbio, c’est sa lucidité de scalpel. Les poèmes de ce recueil, comme ceux de Hospital de inocentes et de Tierras datent de 1987. Le poète avait alors vingt-et-un ans. Comment peut-on savoir tellement de choses sur la vie de cet âge-là ? Comment sait-on si crûment que les feux d’artifice sont des illusions temporaires qui rendront l’obscurité plus angoissante ? que l’amour est « un mensonge infini que l’homme a besoin de se raconter pour vivre » ? que la littérature est un jeu de masques qui « ne sert qu’à vivre, ou à se supporter un peu mieux », « une consolation inutile » qui sert « à prendre le pouls des malheurs ? » Dans El Anarquista de las bengalas, il y a du vin, des femmes, des bars et des amis, « des mots, des barques, des nuits qui abrogent les épines », on sent que Santiago Montobbio a envie de se laisser séduire par ces plaisirs, mais, au fond, il sait que vivre, c’est autre chose, une tâche sérieuse et dérisoire qui est le destin de l’homme et du poète. « Vivre ne suffit pas à l’homme », disait-il dans Hospital de inocentes, « sa vie c’est précisément la recherche de ce nom qu’il n’a pas » ajoute-t-il ici. Une telle lucidité est à la fois terrible et fascinante, chaque poème est comme la mise en scène d’une confession : « je sais me laver l’âme sur le papier »
Et de fait, les poèmes de El Anarquista de las Bengalas s’adressent à d’autres, à la femme aimée, à des auditoires, à des lecteurs, souvent au pluriel. Celui qui parle, celui qui s’expose, a aussi tendance parfois à vouloir s’esquiver, en se transformant en génie insaisissable, lui aussi pluriel, à peupler une ville invisible de ses riens, une nuit d’insomnie de ses doubles « Je parle au pluriel pour feindre de ne pas être si seul, / ou peut être que cette nuit je suis eux tous ». Et ce faisant, il nous parle à tous. Il me semble que cette dimension plurielle, conversationnelle, est plus affirmée dans ce recueil que dans aucun des précédents de Santiago Montobbio, comme l’est également un érotisme déstabilisant. Les femmes mises en scène dans les poèmes sont des jambes plus que des visages, auxquelles on se cogne, comme dans les multiples objets qui encombrent les lieux ou comme dans les coins des pièces. Un des mots les plus fréquents du recueil est l’adjectif extrano, qui signifie à la fois étrange et étranger, et témoigne de l’effort, insupportable parfois, qu’il faut fournir pour continuer à avancer sur le chemin de la vie. En homme de culture, Montobbio sait bien que, sur ce chemin-là, il convient d’emboîter le pas de guides efficaces, de grands marcheurs de la littérature, comme Dante par exemple, qu’il cite. Ce que les vrais poètes ont en commun est peut-être, au fond, la capacité d’être à la fois des anarchistes, des artificiers et sans doute aussi des pyromanes. Santiago Montobbio est, de toute évidence, de ceux-là.
Santiago Montobbio, El Anarquista de las bengalas. « Biblioteca intima », Ed.March, Barcelone. 2005
Contribution de Jean-Luc Breton
Rappel :
Santiago Montobbio
Le Théologien dissident
traduit de l’espagnol par Jean-Luc Breton
Atelier La Feugraie, 2008
128 p. 14 €