Nigeriane

Par Lebibliomane

"Lemona" Ken Saro-Wiwa. Roman. Editions Dapper, 2002.
Traduit de l'anglais (Nigeria) par Kangni Alem.
Dans une cellule de la prison de Port-Harcourt, Lemona vit ses dernières heures. Cette femme d'une cinquantaine d'années, encore belle, va être pendue. Condamnée à mort pour trois meurtres, elle s'apprête sereinement à passer sa dernière nuit quand une jeune inconnue vient lui rendre visite.
Ola est étudiante en psychologie. Elle a fait le voyage depuis les États-Unis pour rencontrer Lemona. D'origine nigeriane, elle a vécu toutes ces années loin de ses parents, restés au pays, et c'est à la mort de ceux-ci, dans des circonstances dramatiques, qu'elle est revenue. Son tuteur ne lui a pas expliqué pourquoi elle se devait de rendre visite à cette femme qu'elle ne connaît pas, cette femme qui va mourir le lendemain matin.
C'est dans le bureau du Contrôleur général des prisons que l'entretien va avoir lieu. Les deux femmes – après s'être présentées et après les premiers moments de gêne où chacune semble se demander quelle est la raison de cet entretien – vont peu à peu tenter de se découvrir. Mais lors de cette rencontre, c'est surtout Lemona qui va prendre la parole. Elle va remonter loin dans ses souvenirs et raconter son histoire, depuis son enfance dans un petit village de la brousse jusqu'aux dernières années passées derrière les barreaux. Et c'est toute une vie qui défile, la vie d'une femme qui, pour son malheur, était trop belle.
Placée très tôt en qualité de domestique dans une famille aisée de Port-Harcourt, Lemona, du fait de sa beauté, va très rapidement susciter les convoitises des hommes. Peu soucieuse des émois qu'elle déclenche chez la gent masculine, aspirant à une vie simple et ordonnée, la jeune femme va pourtant être obligée de se plier aux exigences des hommes lorsque après la mort de sa mère elle sera livrée à elle-même. Afin d'échapper à la misère et à la déchéance, il lui faudra bon gré mal gré se résigner à devenir un bel objet que les hommes aiment à exhiber dans les restaurants et les boîtes de nuit avant d'assouvir sur elle leurs petits besoins entre deux réunions de travail.
Lemona va ainsi devenir la maîtresse d'hommes d'affaires, une femme entretenue qui n'est sollicitée que lorsque l'emploi du temps de ces messieurs le permet, mais en aucun cas une femme que l'on respecterait pour elle-même et que l'on envisagerait d'épouser.
Pourtant Lemona rêve de rencontrer un homme qui verrait en elle autre chose qu'un objet sexuel. Elle pensera trouver par deux fois le bonheur, la stabilité, et une existence digne, mais le destin et la bassesse masculine vont contrecarrer toutes ses espérances et la pousser vers la conclusion tragique de son existence.
Ken Saro-Wiwa – dont le sort a voulu qu'il connaisse le même sort que son héroïne: il a été pendu à Port Harcourt en 1995 sous la dictature du général Abacha – livre avec « Lemona » un roman qui, s'il a pour cadre un pays d'Afrique, dépasse largement les frontières géographiques et culturelles pour nous offrir un portrait de femme intemporel et universel. Car l'histoire de Lemona pourrait aussi bien être celle d'une jeune femme du XVIIIe siècle ou de l'époque victorienne, victime de la concupiscence des hommes et de leur dédain. Il n'est donc pas question dans ce roman de s'apitoyer plus que de raison sur le sort échu aux femmes d'Afrique,car c'est ici le sort des femmes dans son ensemble, et d'où qu'elles soient, qui est décrit avec talent (et un brin de mélodrame) par Ken Saro-Wiwa.
Mais par delà ce portrait de femme, c'est avant tout, et comme vue en négatif, l'oppression masculine qui est ici dénoncée, l'attrait du pouvoir et de l'argent, pouvoir qui ne se peut démontrer qu'en affichant à son bras et comme trophée une femme au physique gracieux qui fera pâlir de jalousie les concurrents moins chanceux. Car le pouvoir, les honneurs et les richesses – loin d'être une fin en soi – ne sont-ils pas, après tout, chez l'homme, que le moyen de déclarer à la face du monde leur position de petits mâles dominants ? Là où les animaux paradent à grands renforts de plumages extravagants et d'excroissances biscornues, les mâles humains eux, se parent de montres et de voitures de grand prix, exhibent portefeuilles bien remplis et compagnes au physique avantageux.
Alors que chez les animaux, la conquête de la femelle est le but de toutes ces démonstrations de puissance, une belle femme, pour certains membres de l'espèce humaine, n'est finalement que le symbole d'une réussite sociale, un trophée ou un sceptre que l'on peut agiter aux yeux des autres. Dans ce jeu, les femmes sont bien à plaindre, réduites à n'incarner qu'une allégorie de la puissance des mâles. Quant à ceux-ci, dans leur course effrénée du pouvoir, ils ne peuvent qu'apparaître que comme des êtres immatures et égoïstes.
Malgré une fin un tantinet convenue et des rebondissements parfois à la limite du vraisemblable, malgré un récit qui, on l'a vu, rappellera bon nombres d'ouvrages relatant les heurs et malheurs de jeunes filles vertueuses livrées aux appétits de la gent masculine, l'histoire de Lemona s'avère être un récit passionnant qui se lit d'une traite et qui nous invite à réfléchir sur les caprices malencontreux du destin.