Rouillan, Battisti et Cie…

Publié le 25 janvier 2009 par Petiterepublique

L’un a de la chance, l’autre pas. En tous cas la partition peut se décliner ainsi concernant Cesare Battisti et Jean Marc Rouillan, les deux figures emblématiques de la violence dite « révolutionnaire » française et transalpine des années 70 et 80. Car le calendrier qui finalement ne doit jamais rien au hasard a fait coïncider en ce début d’année l’annonce par le gouvernement brésilien de l’octroi du statut de réfugié politique à Cesare Battisti, le mettant ainsi définitivement à l’abri de toute menace d’extradition vers l’Italie et lui rendant de facto sa liberté, avec la décision que doit prendre début février le tribunal d’application des peines de Paris concernant la libération conditionnelle de Jean Marc Rouillan.

Si l’on sait aujourd’hui le rôle joué par Carla Bruni-Sarkozy au cours des dernières vacances en décembre dernier du couple présidentiel au Brésil, usant de son charme pour demander à Lula de ne pas renvoyer l’ancien membre des PAC (Groupe des prolétaires armés) en Italie, on peut se demander quel type d’influence viendra peser sur le jugement qui sera prononcé pour l’ex leader d’Action Directe. Certainement pas la clémence, selon la position prise par le parquet s’opposant avec virulence à sa libération. Chance ou pas, activation  de réseaux ou déterminisme politique, leur sort divergeant, compte tenu de ce dont ils sont issus et de quel bois ils furent façonnés, n’a d’intérêt que pour le regard de travers qu’il faut porter sur l’histoire de la violence dont ils furent les instruments.

Avec du rêve on fait du plomb…

Si l’on observe de plus près leur biographie, on est frappé par un certain nombre de similitudes. Battisti est né en 1954 à Sermoneta au sud de Rome, Rouillan en 1952 à Auch dans le Gers. Citadine pour le premier, plus rurale pour l’autre, c’est donc dans l’ambiance de  ce qui est encore l’après-guerre qu’ils vont vivre leur enfance. Il n’est pas nécessaire de revenir sur les détails de celle-ci car tous deux en ont fait d’abondants récits. Si les parents de Battisti sont communistes et ceux de Rouillan de gauche, ils n’ont pas  immédiatement investi le champ de la révolte et ce fut au bénéfice de rencontres plus tardives dans le sillage de l’année 1968 qu’ils s’éveillèrent  aux luttes politiques, l’un du fait de la proximité de sa région natale avec l’Espagne franquiste, l’autre par ses contacts avec l’agitation étudiante. Et l’on connait la suite. Ce sera pour Rouillan le compagnonnage d’armes avec les militants du MIL (Mouvement ibérique de libération) puis au sein du GARI (Groupe d’action révolutionnaire internationaliste). En 1973, il participe à une attaque de banque en Espagne au cours de laquelle un garde civil est tué. Rouillan parvient à s’enfuir, mais l’un de ses amis, Puig Antich, est arrêté. Condamné à mort, il ne bénéficiera pas de la clémence de Franco et sera garroté quelques mois plus tard. Concernant Battisti, ce sera un parcours similaire, vol à main armée en 1974 pour lequel il sera condamné à six ans de détention, cette même année où Rouillan commencera sa carrière carcérale… On ne reviendra pas sur les raisons d’une désespérance  qui pousseront avec facilité ces jeunes militants dans toute l’Europe occidentale à des dérives meurtrières. Une dose de rêve et de romantisme révolutionnaire, le souvenir encore vif de la résistance contre le fascisme, une absolue cécité théorique de ces jeunes gens incapables de lire l’avenir, mais aussi des autorités gouvernementales ressenties comme arrogantes et provocatrices dans un climat de guerre froide, bref les conditions  suscitant en Allemagne avec la bande à Baader, en Italie et en France même si cela n’eut pas l’ampleur des autres pays, l’émergence de ces années de plomb. Mais l’histoire de Rouillan et Battisti, comme celle de tant d’autres,  les Baader, Alberto Franceschini et Renato Curcio, fondateurs des brigades rouges aurait pu et dû s’arrêter là, une délinquance quasi adolescente sans cet effet d’aubaine pour certains usant de la manipulation comme une arme de destruction massive.

Un marché de dupes

Aldo Moro, enlevé le 16 mars 1978 par les brigades rouges est bien mort de la main de ses geôliers. Mais l’on sait aujourd’hui que le choix de kidnapper ce dirigeant de la démocratie chrétienne et de le tuer fut induit par la volonté délibérée d’une caste politique  ayant la haute main sur les services spéciaux et liée à l’extrême droite afin de briser le rapprochement avec le PCI (parti communiste italien) dans le cadre du compromis historique. Cette phase ultime de déstabilisation qui d’ailleurs scellera la fin de ces années de plomb se situait dans un projet global de faire voler en éclats un processus démocratique pouvant mettre en œuvre en Italie de vrais changements. La CIA, mais aussi le KGB son allié de circonstance  surent habilement souffler sur les braises afin de susciter suffisamment de désordre, avec succès. En effet il fallait pour les Américains que l’Italie reste membre de l’Otan et pour les soviétiques que ce pays n’expérimente pas un socialisme démocratique concurrentiel et toxique pour les pays du pacte de Varsovie, avec la crainte d’une alliance avec la Yougoslavie du Maréchal Tito, l’homme le plus détesté par Brejnev et les dirigeants du Kremlin.
L’histoire sera similaire en Allemagne de l’Ouest avec des objectifs précis : maintien de la partition allemande, renforcement de l’appareil répressif et assèchement des organisations politiques de gauche. Le point d’orgue des agissements de la bande à Baader (RAF, Fraction Armée rouge) sera l’assassinat de Hans Martin Schleyer, le président de l’organisation patronale, après un certain nombre d’actions violentes et d’homicides. Irmgard Möller, l’un des dirigeants de ce groupe et l’un des seuls à survivre après les morts suspects de ses camarades en détention, reconnaitra que ce crime avait été commandité par les services spéciaux du gouvernement fédéral.
Si les contours de cette épouvantable mécanique instrumentalisée par cette internationale noire défendant les intérêts des grandes puissances, servie par des activistes plus ou moins conscients ou serviles se sont dessinés avec netteté en Italie et en Allemagne grâce aux travaux d’historiens et des révélations de repentis, cette clarté reste voilée en France. Certes, ce phénomène n’a pas connu l’ampleur de ces pays voisins, Des enjeux différents, une plus forte résistance aux influences extérieures et la relative solidité des institutions l’expliquent, mais il est néanmoins nécessaire de regarder de plus près ce que furent les rapports des dirigeants d’Action Directe avec certains cercles politiques français.

Action Directe, très directe…

Le 1er mai 1979 Action Directe signe son premier attentat. Il s’agit du mitraillage de la façade de l’immeuble du CNPF (Confédération Nationale du Patronat Français) à Paris, suivi d’autres attaques visant des ministères, les locaux de la DST et de l’école militaire. Des dégâts matériels qui se veulent symboliques avec la volonté de ne pas faire de victime. C’est la fin des années Giscard et bon nombre d’anciens gauchistes, ex trotskistes et maoïstes, ont déjà rejoint les rangs de la gauche conventionnelle au sein du parti socialiste ou se sont transformés en militants de l’écologie politique. Il ne reste pas grand chose de la mouvance autonomiste, hormis quelques irréductibles dont la solitude sera suffisamment mauvaise conseillère pour qu’ils fassent le choix de la radicalisation et de la violence, leur permettant ainsi de continuer à exister en tentant d’importer ce qui se passe en Allemagne et en Italie. Ils se sont donné un nom, Action Directe, et surtout un leader, Jean Marc Rouillan…

Fausse monnaie, vrais amis
C’est une affaire de fausse monnaie qui fonde leurs premiers contacts avec des responsables gouvernementaux. Au sein des GARI (Groupe d’action révolutionnaire internationaliste) se trouve une pépite, un génie de la fausse monnaie. Il s’appelle Lucio Urtubia et fabrique dans les années soixante-dix des quantités industrielles de faux en tous genres. Dollars, francs, travellers-chèques, papiers d’identité d’une qualité irréprochable. Bien entendu, c’est un proche de Jean Marc Rouillan, enfin pas tout à fait, car à l’époque celui-ci n’est encore qu’un militant de base, prétentieux et pas très bien noté dans la hiérarchie. Grâce à ce faussaire hors norme pas de souci de trésorerie pour ces activistes, l’argent coule à flot. Lorsque celui-ci finira par se faire arrêter en 1980, il expliquera que ces masses de monnaie frelatée servaient à aider les victimes des dictatures sud-américaines qui fleurissaient à l’époque mais l’enquête démontrera que l’essentiel de cet argent finançait les activités du GARI et d’autres organisations « révolutionnaires » mais aussi quelques campagnes électorales du parti socialiste. Bien entendu, Action Directe en profitera jusqu’à l’arrestation de la bande, quand les renseignements généraux décideront de siffler la fin de la partie. Ce sera une terrible perte de face pour Rouillan ! En effet un piège grossier est monté, terriblement grossier, presque un canular au point que les inspecteurs n’y croient pas vraiment. L’histoire est maintenant connue mais elle mérite encore une narration ! La police par l’entremise d’un indicateur Gabriel Chahine fait croire à Rouillan que le pape du terrorisme, Carlos en personne, veut les rencontrer… Sublime adoubement pour lui et son groupe ! Et pas pour n’importe quoi, il s’agit tout simplement de faire sauter le barrage d’Assouan en Egypte. Rendez-vous est pris. Ils s’y rendent et sont interpelés; une arrestation difficile car Nathalie Ménigon, la future femme de Rouillan, qui l’a accompagné  tire sur les policiers. Nous sommes en 1980 et la France s’apprête à basculer dans les années Mitterrand. Les mois de prison vont vite passer jusqu’au 10 mai 1981. Concernant Lucio Urtubia, c’est Roland Dumas qui le défend et il sera excellent ! Grâce à un certain Louis Joinet, conseiller « Justice » du premier ministre Pierre Mauroy une négociation parasite l’instruction judiciaire en imposant à une banque plaignante, la « First National City Bank » le retrait d’une plainte contre la remise des plaques servant à fabriquer des faux ainsi que les stocks résiduels de travellers chèques. Une négociation si bien réussie qu’elle sera assortie d’une demande d’indemnité de fin d’activité pour Urtubia !

La seconde vie d’Action Directe
Le 7 aout 1981 Rouillan est amnistié par François Mitterrand et il va s’en suivre un hallucinant marivaudage avec le gouvernement. Il s’agit en premier lieu de faire libérer Nathalie Ménigon. Pas facile car elle a ouvert le feu sur la police. Alors une grâce médicale sortira tout le monde de l’embarras et elle de prison. Puis, il faut laver l’affront de l’arrestation par les renseignements généraux. Rouillan exige la mutation sanction du commissaire Pochon initiateur du piège dans lequel ils sont tombés. Il propose la Guyane et ce sera la Martinique ! Concernant l’indicateur Chahine, en mars 1982 un jet de plombs arrêtera sa carrière… Pour plus de facilité, le groupe s’installe dans le 18ième arrondissement, le fief électoral de Lionel Jospin devenu le premier secrétaire du parti socialiste. Et des tractations sont engagées. Il s’agit pour le pouvoir de calmer Rouillan et ses affiliés sans pour autant les disqualifier. On leur demande d’arrêter les homicides et les actions violentes mais celui-ci répondra officiellement sur les ondes qu’il n’est pas question pour lui de stopper les braquages et de renoncer à la lutte armée. Et quant aux assassinats, il répond qu’il n’a pas l’intention de tuer tout le monde mais seulement certaines personnes et que le gouvernement en est informé (selon des écoutes téléphoniques) On peut aujourd’hui se demander les intentions du pouvoir de l’époque de garder ainsi, « sous le coude » ce groupe aux intentions criminelles clairement avouées. La réponse a été donnée par certains protagonistes. Mitterrand se méfiant terriblement des services spéciaux et de leur capacité de nuisance, il le sait lui qui fut ministre de l’intérieur pendant la guerre d’Algérie, pense qu’il est bon d’avoir la main sur une extrême gauche revendiquant la lutte armée comme moyen d’expression. On pense même à les employer en mission à l’extérieur pour aller interpeler Klaus Barbie en Bolivie ! Mais  leur indocilité, leur confusion rhétorique  et la mégalomanie grandissante d’un Rouillan leur seront fatales. En aout 1982 a lieu le terrible attentat de la rue des Rosiers aux motivations antisémites évidentes et Rouillan (veut-il s’en attribuer la paternité ? ) se perd dans des déclarations confuses. Résultats : changement de doctrine, le gouvernement décide la dissolution d’Action Directe et Mitterrand engage des gendarmes dans la lutte contre le terrorisme avec le succès que l’on sait !

Sous l’oeil du cyclone iranien
Rouillan et les derniers irréductibles du groupe replongent dans la clandestinité. Est-ce avec délice, en tous cas avec une certaine efficacité car la police n’arrive pas mettre la main sur eux et deux membres des forces de l’ordre y laissent leur vie. Pour Action Directe, il faut continuer à exister à la fois sur le plan matériel et politique. Ce seront des attaques de banques, mitraillages et autres attentats qui feront des victimes sous le mode quasiment accidentel. Que se passe-t-il sur le plan répressif ? Les services de sécurité, civiles et militaires ont-ils tous la même motivation pour arrêter le groupe ? En tous cas, la violence continue et prend un tour plus inquiétant lorsqu’elle devient ciblée. Sur les quatre opérations visant à tuer, deux réussiront. Il s’agit de l’assassinat du général Audran le 25 janvier 1985 et de Georges Besse le 17 novembre 1986. Parmi la multitude de personnalités pouvant symboliser l’oppression et le capitalisme, on est surpris que leur choix se soit arrêté sur ces deux victimes, l’un militaire, peu connu du grand public et l’autre président de Renault,  ancien  polytechnicien sans fortune personnel. Existe-il un lien, une logique à ces deux homicides qui furent préparés avec minutie. Dominique Lorenz,  spécialiste des problèmes stratégiques et auteur d’ouvrages sur ces sujets, l’a découvert et  propose une réponse : le contentieux franco-iranien lié  à  Eurodif. Revenons un instant sur  les faits. La France signe pour Eurodif, société européen d’enrichissement de l’uranium, un  accord de coopération nucléaire avec l’Iran du Shah, avec un prêt par  Téhéran de 1 milliard de dollars pour financer la construction de l’usine d’enrichissement, devenant ainsi actionnaire avec un droit à 10% de la production en uranium enrichi. En 1979, le gouvernement français refuse de tenir son engagement auprès des nouvelles autorités iraniennes issues de la révolution islamique et ne rembourse pas le prêt. Le lien apparaît. Non pas fragile mais bien solide. Georges Besse est le fondateur d’Eurodif et le général Audran, considéré comme au cœur du nucléaire militaire. D’autres disparitions mystérieuses, comme celle de Michel Baroin en Afrique, lié à ce contentieux global sur fond de rivalités Iran-Irak, viennent étayer cette thèse, ainsi que les enlèvements de ressortissants français au Liban…  En tous cas une stratégie couronnée de succès pour l’Iran. Dans les heures qui suivirent l’assassinat de Georges Besse, la France versait un premier acompte de 300 millions de francs à l’Iran !  Alors Action Directe, agent de recouvrement de créances pour Khomeiny ? Possible car il a bien fallu que leurs gestes soient guidés et leur histoire a montré le peu de clairvoyance dans leurs actes. Mais l’Iran a-t-il agi directement ou bien utilisé les rivalités politiques des services de sécurité français sur fond de campagne présidentielle en aiguillant par l’infiltration du groupe son chef sur ces cibles ? Interrogé en 2002, Rouillan reconnaitra que Georges Besse était bien « une cible nucléaire » Et puis n’oublions pas que ce fut entre les deux tours de l’élection présidentielle que Chirac, premier ministre, rendra public l’accord signé avec l’Iran. Et les deniers otages à Beyrouth seront libérés.

Rouillan, Battisti, suite et fin…
Battisti n’eut pas le destin de Rouillan. Petit soldat des années de plomb en Italie, il choisit la fuite et a connu une gloire littéraire. A tout prendre c’est mieux même s’il fut meurtrier, quoi qu’il s’en défende. Mais tout deux sont encore en prison. L’un a pourtant fini de purger sa peine après vingt-deux ans de détention dont de nombreuses années passées à l’isolement. L’autre aura eu la chance que Sarkozy se soit remarié et va bientôt retrouver une vie facile au Brésil. Que reste-il ? Des secrets d’États bien cachés, des familles pleurant encore leurs morts. D’autres continuent à tuer ou à être tués pour les mêmes raisons, intérêts, manipulations, viol des consciences… Et finalement tous deux ne furent  qu’instruments consentants et « victimes » de ce que les nations ont connu de pire et qu’elles connaissent encore : le meurtre érigé en instrument de pouvoir.

Jean-Philippe Demont-Pierot