Salle 4 - vitrines 5 et 6 : a propos du rÉgime juridique des terres

Publié le 27 janvier 2009 par Rl1948


   Après avoir, tous les mardis de ce mois de janvier, évoqué avec vous, ami lecteur, quelques papyri administratifs ou juridiques, j'ai pensé qu'il serait peut-être opportun aujourd'hui de faire le point, historiquement parlant, sur la connaissance que nous avons de l'administration de la terre d'Egypte. D'autant plus que l'une ou l'autre question laissée dans les commentaires des plus fidèles d'entre vous m'y invite sans détour.
   Il faut savoir que, dès l'Ancien Empire, dès l'avènement de la monarchie, le territoire égyptien, en principe inaliénable, appartient dans son  intégralité exclusivement à Pharaon, représentant ici-bas des dieux qui ont créé le pays : il en est le seul dépositaire, le seul aussi à même d'en véritablement disposer : il peut, selon l'ampleur de sa générosité, à un moment ou à un autre, en accorder une portion à l'un de ses fidèles serviteurs (entendez : fonctionnaires), comme il pouvait - j'ai déjà eu l'occasion de le mentionner - autoriser la construction d'un mastaba à ce même zélateur dans un certain périmètre proche de sa propre pyramide.
   Permettez-moi d'insister sur l'expression "ampleur de la générosité" que j'ai sciemment employée alors que beaucoup croient, associant involontairement à la théocratie égyptienne, le régime absolutiste que la France connut avant la Révolution de 1789, quasiment de François Ier à Louis XIV, qu'il s'agit de "bon plaisir" du souverain : en effet, dans la mesure où Pharaon est l'indéfectible garant de la Maât, c'est-à-dire de l'ordre du monde, on ne peut le créditer d'exercer un quelconque pouvoir tyrannique.
 
   Un domaine ainsi cédé par pur privilège régalien, se composait évidemment des champs, mais aussi du bétail ET des paysans qui leur étaient affectés; l'ensemble formant une entité bien définie.
   Une première constatation s'impose : de ce temps à l'aube des dynasties pharaoniques n'a été mis au jour aucun document mentionnant la moindre transaction de vente ou de location de champs de particulier à particulier.
   Dans les époques de crise - celles que les égyptologues appellent : "Périodes intermédiaires", - et la chronologie classique en retient trois pour toute l'histoire de la civilisation pharaonique -, ce furent les princes locaux qui, usurpant sans le moindre scrupule les prérogatives royales, s'arrogèrent le droit de distribuer des terres à leurs propres courtisans.
   Avec le Moyen Empire apparaissent les premiers rapports juridiques entre personnes privées concernant le régime de location de biens fonciers : le preneur d'un fonds acquiert un droit réel sur la terre qui lui est cédée, moyennant un apport initial soit de cuivre, d'étoffes, d'orge, par exemple; moyennant aussi le versement en nature au bailleur d'une rente annuelle proportionnelle à la récolte de céréales. Cette terre peut ensuite être louée ou affermée à un ou à plusieurs cultivateurs, ce qu'alors concrétisera un nouveau contrat juridique.
   Mais, et c'est la deuxième constatation : il n'existe toujours pas de réels contrats de vente de terres entre particuliers.
   Ce ne fut qu'au Nouvel Empire, à la XVIIIème dynastie que se manifestèrent les premiers symptômes d'une conception plus individualisée avec la petite propriété foncière, cadeau toujours prélevé sur le domaine royal offert à des Egyptiens eu égard à leur fonction.
   Parfois même, certains souverains attribuèrent semblable domaine à leur propre statue : celui-ci était alors confié à un officiant-gérant qui, en réalité, représentait le roi, et qui jouissait d'un bail perpétuel, à charge pour lui de fournir chaque année un boeuf pour l'offrande rituelle à la statue.
   A l'époque de Séthi Ier, au début de la XIXème dynastie donc, tout le territoire égyptien fut économiquement réorganisé et ce, essentiellement, au profit des temples. Et avec la réforme agraire instaurée par Ramsès II et ses successeurs, cette réorganisation se fit également au profit d'autres institutions publiques, mais toujours malgré tout sous l'étroit contrôle de l'administration pharaonique.
   Ces mêmes Ramsès (il faut se souvenir qu'il y en eut onze au total qui se sont succédé sur le trône d'Egypte en quelque deux cents années !), prirent quant à eux l'habitude de distribuer des terres à leurs officiers, voire même à certains de leurs soldats.
   De sorte qu'à partir de ce moment, ce sont à la fois les personnels sacerdotal, administratif et militaire - la base même du bon fonctionnement de la monarchie - qui bénéficièrent ainsi des largesses pharaoniques. Cela, bien évidemment, fait immédiatement penser aux donations de terres qu'au Moyen Âge les Mérovingiens octroyèrent eux aussi à leur personnel. La différence me semble toutefois grande entre les deux attitudes dans la mesure où cette redistribution du sol arable ne déboucha nullement en Egypte sur la dépendance mutuelle entre suzerains et vassaux qui caractérisa, à la suite de ces rois mérovingiens, ce que les médiévistes appellent la féodalité.
 

   Mais là, c'est l'ancien Professeur d'Histoire qui s'égare sur des voies qu'il serait trop long de développer ici et qui m'entraîneraient bien loin des rives du Nil sur lesquelles, ami lecteur, je vous propose de revenir.


   A partir de la XXVIème dynastie, soit au milieu du VIIème siècle A.-J., se développèrent des contrats juridiques portant sur des champs appartenant au domaine d'Amon. Ce droit éminent des temples fit reculer la propriété individuelle qui se limita pratiquement alors aux seuls petits "jardins" qu'entretenaient certains particuliers. 
   Quant aux tenanciers qui mettaient en valeur les terres du temple d'Amon, ils devaient verser une rente annuelle au prorata des récoltes obtenues.


   Toutefois, même si ces terres appartenaient aux temples, l'administration royale, j'aime à le rappeler, conserva malgré tout sur elles un certain regard : Pharaon étant la source de tout droit de propriété, les temples n'étaient détenteurs qu'au second degré, un peu comme par délégation.
   De sorte que, par l'entremise de cette donation foncière assortie, comme déjà précisé, d'une clause d'offrandes régulières, annuelles ou autres, Pharaon imposa indirectement les travaux des champs pour, non seulement matériellement nourrir la population, mais aussi lui permettre de se faire reconnaître en tant que "père nourricier". En Egypte, l'idéologie religieuse n'est jamais bien loin de la geste royale.  

   Ces considérations juridico-administratives pouvaient toutefois varier selon qu'il s'agissait d'un grand temple ou d'un petit : ainsi, les domaines des sanctuaires de faible et moyenne importances furent généralement administrés par le "Prophète d'Amon", tandis que ceux d'un temple plus considérable se retrouvèrent à la fois sous l'autorité d'un dignitaire de haut rang et "dans la main" d'un régisseur.
   Avec la Basse Epoque apparaît, j'ai déjà aussi eu l'occasion de l'expliquer, l'écriture cursive démotique, qui va véritablement "révolutionner" le droit égyptien dans la mesure où furent alors employées des formules fixes stéréotypées : des clauses de styles, mais aussi des termes juridiques tout à fait spécifiques.
   En effet, dans un document juridique démotique, nous avons vu qu'une personne reconnaît vis-à-vis d'une autre l'existence d'un événement antérieur; l'acte constituant dès lors une sorte de preuve. Il est par ailleurs souvent rédigé selon le point de vue de celui qui le reçoit.
   A cette époque donc, le document juridique sur papyrus ayant valeur incontestable, il était capital d'être extrêmement prudent quant à la manière de le libeller. C'est la raison pour laquelle se développa une catégorie particulière de scribes : des hommes fortement expérimentés, mettant le plus possible à profit leur formation juridique, excellant à user d'une terminologie idoine, choisie avec circonspection, fruit d'une profonde réflexion préalable et d'une parfaite connaissance des nuances de la langue; des hommes  qui, - et je n'ai nulle crainte de verser dans l'anachronisme en l'affirmant -, souffrent admirablement la comparaison avec nos actuels notaires, tellement sont grands les traits qu'ils peuvent avoir en commun.
   Souvent, les plus intelligents d'entre eux furent d'ailleurs désignés par Pharaon pour administrer un temple : ainsi, pour celui d'Amon, à Karnak, retrouvons-nous un prêtre, un seul en vérité, habilité à rédiger semblables contrats.
(Bonhême/Fargeau : 1988, 157 sqq; Menu : 1982, passim; Pestman : 1974, 75-85