Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre

Publié le 01 février 2009 par Menear
Dans ma maison sous terre
ouh ma oué ouh ma oué
tchao tchao ouistiti tchao tchao ouistiti
one two three one two three
(Chanson enfantine)
Chloé Delaume creuse, la terre brisée des ongles et les os pointus sous la peau (les siens, d'os, ou bien ceux des cadavres qu'elle déterre ?), à genoux sur la tombe familiale, celle où dorment « la mère et le grand-père dessus », Chloé Delaume creuse et parle à voix haute, Téophile les jambes lâchées depuis une stèle voisine l'écoute, Chloé Delaume parle dans la nuit comme s'il n'était pas là, pas vraiment là.

C'est son dernier livre (sortie janvier 2009) et elle a des squelettes plein la tête, alors qu'elle les déterre. Elle arpente les allées du cimetière au bras de Téophile, c'est à dire au nôtre, elle raconte la vie des morts qui croisent son regard, la vie de ceux qui s'entassent derrière ses yeux, et ceux qu'elle voudrait, par simple déclic de l'imprimerie sur la page, voir crever broyés-étouffés. Le titre originel de Dans ma maison sous terre, c'était Le livre des morts, voilà pourquoi.
La plongée six pieds sous terre ne provoquera pas une éradication des fantômes post-mortem, ce n'est pas le but, ce n'est pas le lieu. L'écriture, voilà ce qui importe, la réponse unique aux deux dernières questions. Plaquer le lexique par dessus la plaie, exhiber un rythme sous les violences du dedans. Le phrasé amère-acide s'en ressent, même si jamais gratuit ou artifice : « Je voulais m'effondrer dans les bras de ma mère ulna radius thorax, résidus végétaux vasculaires ». Le lexique, qui n'est pas celui de l'analyse mais bien de la littérature, appuis pris fort là où les plaies froissent la peau. Le livre aiguille une lecture qui ne soigne pas mais agresse.
Le livre est désossé, il n'a pas vraiment de suite logique, c'est peut-être sa faiblesse. Comprendre : que la structure s'étouffe arrivé dernier tiers. Elle doit faire un choix : l'écriture ou la vie, difficile de mieux choisir. Mais le nœud des pages retombe, le souffle perd du volume. C'est le seul (unique) bémol déterré dans ces deux cent pages de lecture.
C'est mon premier dilemme, l'écriture ou la vie, elles se retrouvent distinctes jusqu'à confrontation. Pour suivre ma démarche, conserver ses principes, quitte à mettre en péril ma propre santé mentale. Voilà ce que je devrais faire. Parce que j'affirme m'écrire, mais je me vis aussi. Je ne raconte pas d'histoires, je les expérimente toujours de l'intérieur. L'écriture ou la vie, ça me semble impossible, impossible de trancher, c'est annuler le pacte. Vécu mis en fiction, mais jamais inventé. Pas par souci de précision, pas par manque d'imagination. Pour que la langue soit celle des vrais battements de cœur.
Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Seuil, P.186
Derrière la voix des morts, leur chant plutôt. Dans ma maison sous terre est un livre-chorale. Pour les divers récits qu'elle entrecroise avec talent, d'abord. Pour la musicalité de la langue, surtout. Ce livre indique roman sur la couverture mais c'est de la poésie plutôt. Il m'est arrivé de couper la page, contre une vitre dans le RER pour en compter les pieds. Spontanément. Elle chante les morts qu'elle croise, elle chante les siens aussi, elle chante ceux qui devraient mais ne sont pas encore. Elle chante la chair putréfiée et le bois vermoulu, le son des articulations brisées et os entrechoqués comme percussions tambour. Les solos de guitare, peut-être, ce serait les cris, les voix égosillées. La basse répétée-leitmotiv c'est l'histoire personnelle, le cadavre du Moi légèrement zombifié. Il y a même ce passage, où Distel est cité, la chanson d'abord, puis une parole reprise, le récit se poursuit, le paragraphe en prose saturée, c'est toujours une chanson, le rythme se poursuit, on se demande, on se demande au fond si elle parle ou si elle chante vraiment.
Je tombe très lentement, Théophile me rattrape, pourtant ça ne change rien. J'ai toujours le vertige et au-dedans ça tourne Ton père n'est pas ton père mais ton père ne l'sait pas.
Peut-être le savait-il, me susurre Téophile, même avant le mariage, ou alors peu après. Peut-être l'acceptait-il, l'avait-il accepté, bien avant le mariage ou au pire peu après. Des histoires comme la vôtre, on en croise tous les jours. Il n'y a pas de quoi vous mettre dans cet état, me rassure Téophile pendant que je vomis.
M'a-t-il élevée en le sachant, est-ce pour ça que pleuvaient les coups ? M'a-t-il élevé en l'ignorant, ou en faisant juste semblant. Ma conception en juin, leur rencontre en juillet, leur mariage en septembre et l'accouchement en mars, il savait calculer. C'est pour cela qu'on disait que j'étais une prématurée. Sur aucune des photos je ne trouve de couveuse et aucune trace écrite sur mon carnet de santé.
Je suis née d'une fiction qui s'est très mal finie. Je suis née d'un brouillon qui m'entrave et me nuit. Je conspire à écrire ma propre narration. Mais les syllabes éraflent, l'italique creuse en moi Ton père n'est pas ton père et ton père ne l'sait pas.
Ibid., P.68-69.
Il y a aussi la bande-son composée pour le livre par Aurélie Sfez et Chloé Delaume, disponible via le site-mère ou bien l'éditeur (musique d'ambiance grincée, un peu Tim Burton sans Elfman en plus cru, à écouter avec ou bien à baigner entre). Livre-chorale où la voix, n'importe laquelle, ne s'éteint pas et s'affirme fiction. Auto ou pas, peu importe, puisque reste le texte et que le texte compte.
Dans ma maison sous terre (ex Le livre des morts), c'est un livre qui a existé le long, au fur et à mesure, d'abord sur la toile par fragments et ensuite concentré-étoffé pour le livre. C'était la première fois que je lisais un livre dont j'avais suivi le fil de l'écriture auparavant via laboratoire-blog sur site officiel. L'impression de retrouver les dilemmes pointés des mois plus tôt, mais cette fois ci fixés, débarrassés de toute incertitude (je pense au changement de nomenclature médicale, notamment : mais voir via citation plus haut comment elle s'en est (bien) accommodée). L'impression que ce livre des morts il avait toujours été là, quelque part. Je voulais commencer ma chronique par la phrase : Il me fallait un prétexte pour écrire un truc sur Chloé Delaume, intro finalement sacrifiée, a sauté après relectures. Je voulais terminer sur la comptine citée plus haut, finalement décidé d'inverser. L'équilibre est sauf. D'autres y ont jeté un œil et ont écrit (au passage, à lire, l'intégralité du premier chapitre-en-ligne via site de l'autrice) :
- Lignes de fuite #1 et #2
- Télérama
- Marc Pautrel
- Journal d'une femme de Cendres