DU CHEF DES ARMÉES SOUS LA Vème RÉPUBLIQUE

Par Francois155

Par Yves CADIOU

Note :

Cet article est l’œuvre d’Yves Cadiou, qui me fait l’honneur d’écrire assez régulièrement dans ces pages. Il aborde, tranquillement et clairement, une problématique qui trouve aujourd’hui une résonnance particulièrement actuelle que vous découvrirez sans peine. À coup sûr, il confortera certains lecteurs dans leurs opinions, mais en informera aussi d’autres sur des réalités mal connues, car mal précisées ou travesties par une pratique douteuse, concernant l’emploi de la force armée par les plus hautes autorités politiques de notre pays.

D’autre part, et comme, décidément, les grands esprits se rencontrent, je ne peux que vous conseiller, en complément de ce texte, la consultation du billet que mon camarade de l’excellent blog « Mars Attaque » consacre, lui, au rôle des assemblées dans la guerre.

Car la guerre est d’abord et avant tout un acte politique. Or, la politique ce n’est pas que des idées : dans sa pratique quotidienne, elle s’incarne dans des femmes et des hommes qui doivent être pleinement conscients de leurs devoirs, de leurs responsabilités, mais aussi des limites du pouvoir qui leur est transmis par les citoyens lorsqu’ils sont confrontés à cet ultime argument de l’État qu’est la guerre.


Les missions que les militaires reçoivent ne peuvent s’accommoder d’aucune confusion des rôles entre le Gouvernement et le Président. Certains commentateurs prétendent que la Constitution serait ambiguë sur ce point et qu’il y aurait une « dyarchie » constitutionnelle. C’est faux.

A vrai dire, le bref débat que je vais vous exposer maintenant n’est pas une nouveauté : c’est une question banale pour tout étudiant de première année en Droit Constitutionnel depuis l’époque qui fut appelée ensuite « la première cohabitation », celle de Giscard et Chirac en 1974 - 76. La question est réglée depuis longtemps mais il semble que certains cherchent encore à l’exploiter. Revoyons maintenant les arguments qui s’opposent sur ce sujet. Pour les anciens étudiants de première année en Droit Constit, c’est seulement le rappel d’une question de cours qu’ils connaissent tous très bien, à l’exception de ceux qui ne veulent pas le savoir.

Pour des raisons partisanes ou autres, des militants politiques ont tenté à plusieurs reprises, et encore de nos jours, de faire croire que le Président dispose de pouvoirs constitutionnels dans le domaine militaire. Ils l’ont fait sur la base de deux arguments trompeurs : 1/ le Président porte le titre de « chef des Armées » selon l’article 15 de la Constitution et 2/ le feu nucléaire est organisé pour pouvoir être mis en oeuvre par le Président et non par le Premier ministre.

Mais ces arguments ne sont pas significatifs. Ils n’annulent pas l’article 20 de la Constitution : « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Il dispose de la force armée ». L’article 21 reste également en vigueur : « le Premier ministre dirige l’action du Gouvernement. Il est responsable de la défense nationale. Il nomme aux emplois militaires. Il peut déléguer certains de ses pouvoirs aux ministres ».

En fait, l’expression « chef des Armées » attribuée au Président-qui-préside doit être remise à sa place incidente : elle n’a qu’une signification protocolaire. Voici pourquoi : par tradition républicaine, aucun civil ne peut passer en revue des troupes en armes. Certes, c’est arrivé que l’on voie par exemple un ministre se complaire à cet exercice. Mais c’est seulement un signe que ce ministre ne connaissait pas son métier. Voyez au contraire les Préfets dans les cérémonies militaires : ils sont les délégués du Gouvernement dans leur circonscription mais, parce que les Préfets connaissent leur métier, jamais ces autorités civiles ne passent les troupes en revue.

Tenant compte de cette règle coutumière, la Constitution organise une exception protocolaire pour le Président qui est ainsi la seule personnalité civile autorisée à passer en revue les troupes en armes. Toutefois ce privilège honorifique ne lui attribue aucun commandement.

Malheureusement, la formulation « chef des Armées » est ambiguë pour les esprits inattentifs. Elle l’est aussi pour celui qui exploite l’ambiguïté à son profit et dessaisit de facto de leur pouvoir des ministres inattentifs voire complaisants. Mais les rédacteurs de la Constitution de 1958 étaient des juristes confirmés, ils connaissaient le sens des mots. Ils savaient que le mot « chef » n’a aucune signification juridique (sauf peut-être en cuisine où il distribue les casseroles), alors que sont significatives les lourdes responsabilités clairement attribuées au Gouvernement et au Premier ministre par les articles 20 et 21 de la Constitution. Celle-ci fut votée au suffrage universel direct par un oui franc et massif (79,25%) et aucune des 20 modifications apportées ensuite par les partis politiques réunis en congrès à Versailles n’a modifié les articles cités ici.

De plus, souvenons-nous qu’en 1958 les rédacteurs de la Constitution ne pouvaient pas prévoir l’évolution culturelle du demi-siècle suivant qui allait peu à peu dénaturer leur rédaction aux yeux du public : cette formulation de « chef des Armées », tout en étant sans signification de commandement ni d’autorité, est aussi facile à mémoriser qu’un slogan publicitaire. Il faut se souvenir que 1958 n’était pas encore l’époque de « Omo lave plus blanc » ni de toutes ces expressions publicitaires qui ne veulent rien dire mais se mémorisent aisément. A l’époque, l’on détectait facilement les expressions vides de sens parce qu’on n’en avait pas encore pris la soporifique habitude. La Constitution fut votée dans le contexte d’une époque où, plus facilement que maintenant, l’attention restait en éveil devant les formules creuses. C’est ainsi qu’il faut encore la comprendre aujourd’hui : l’expression « chef des Armées » est seulement protocolaire et ne contredit en aucun cas, excepté le cas exceptionnel de l’article 16 dont je parle ci-après, les dispositions des articles 20 et 21. L’expression « chef des Armées » ne veut rien dire de plus qu’un simple aménagement du protocole républicain.

Quant au feu nucléaire, c’est en cohérence avec l’article 16 de la Constitution qu’il est organisé pour pouvoir être mis en oeuvre par le Président. Voici l’article 16 : « Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances ». L’on sait à l’évidence que le feu nucléaire, s’il devait être déclenché, ne le serait que dans ces circonstances. Hors de ce cas exceptionnel, le Président ne dispose aucunement de la force armée et il n’en est le chef que symboliquement.

Il est utile de rappeler et réaffirmer ces évidences lorsque, pour des motifs divers, les uns ou les autres cherchent à abuser des textes. Actuellement des militants socialistes sont un peu embarrassés par la décision de Lionel Jospin de suivre l’Administration Bush en Afghanistan pendant qu’à titre de Premier ministre il conduisait la politique de la Nation et disposait de la force armée. Ces militants socialistes essaient de transférer la responsabilité de l’erreur afghane sur Jacques Chirac, qui était alors Président. Ils le font à l’aide des arguments que j’ai réfutés plus haut : nous sommes en Afghanistan, selon eux, non parce que le Gouvernement Jospin l’a décidé, mais parce qu’à cette époque Jacques Chirac était « chef des Armées ». Rien n’est plus faux que cet argument rejetant sur le Président du moment l’origine de notre engagement militaire en Afghanistan : cet argument des socialistes n’est qu’une façon de se défausser d’une faute du gouvernement Jospin. Ces militants socialistes feraient bien de réfléchir et d’assumer au lieu d’entretenir ainsi une ambiguïté nocive.

Mais peu importe les antagonismes de militants politiques irresponsables : ce qui importe, c’est que les missions assignées aux militaires ne peuvent pas s’accommoder d’ambiguïté quant à l’autorité responsable qui assigne ces missions. Les missions accomplies par l’Armée consistent, au nom de la France, à menacer de mort des ennemis désignés. Parfois il faut mettre cette menace à exécution. Par conséquent c’est seulement dans une situation juridique claire que nos militaires peuvent accomplir leurs missions. En dehors du cas exceptionnel de l’article 16 c’est le Gouvernement, et personne d’autre, qui dispose de la force armée.