Statut des universitaires : lettre ouverte à Catherine Rollot du Monde

Publié le 05 février 2009 par Lbouvet

A Madame Catherine Rollot, journaliste au Monde, le 5 février 2009.

Madame,

Je me permets de vous écrire suite à votre article « Universités : l’évaluation des enseignants au cœur de l’agitation » paru dans Le Monde daté de ce jour pour vous dire combien j’ai été étonné à la fois par le caractère erroné des informations qu’il fournit à vos lecteurs et par le registre que vous employez pour les relater.
Ainsi, dans l’encadré intitulé « principales dispositions du projet de décret » qui se veut technique et neutre, est-il indiqué que « le temps de service des enseignants n’est pas modifié. Ils ne pourront pas faire plus de 128 heures de cours annuels ou 192 heures de travaux dirigés ou pratiques ». Or c’est absolument faux ! Le projet de décret dans sa dernière mouture (celle transmise au Conseil d’Etat le 30 janvier) prévoit en effet deux cas de figures (article 4. II. du décret) :

-   un enseignant-chercheur (EC) dont la recherche aura favorablement été évaluée par le Conseil national des universités (CNU) pourra en effet soit voir son service d’enseignement réduit par le président de son université (jusqu’à un plancher de 42 heures de cours ou 64 heures équivalent-travaux-dirigés (ETD)), soit ne pas voir son service augmenté au-delà du service de référence (128 heures de cours ou 192 ETD donc) ;

-   mais un EC dont la recherche aura été défavorablement évaluée par le CNU pourra, lui, voir son service « comporter un nombre d’heures d’enseignement inférieur ou supérieur au nombre d’heures de référence », sans d’ailleurs qu’aucune limite ne soit fixée par le décret si ce n’est que cette modulation « doit en outre laisser à chaque enseignant-chercheur un temps significatif pour ses activités de recherche. » Vous avouerez que cela peut entraîner des conséquences assez différentes du simple énoncé placé en « information » comme encadré dans votre article.

Dans le premier paragraphe de votre article, vous écrivez : « Mais cette répartition n’est possible que si leur travail est soumis à évaluation individuelle. Une notion qui suscite de fortes réticences dans le monde universitaire. » Je vous passe les remarques méthodologiques d’usage sur le fait d’évoquer « le monde universitaire » comme un ensemble simple et homogène – cela témoigne, au mieux, de votre part d’une méconnaissance étonnante de sa diversité et de sa complexité. Ce que vous dites ici soulève deux questions : d’où tirez-vous cette affirmation (s’il y a une enquête sérieuse qui établit que les universitaires sont réticents à l’évaluation individuelle, je suis preneur…) ; et, surtout, comment pourrait-on être réticent en tant qu’universitaire à l’évaluation individuelle alors que celle-ci constitue un élément-clef de nos carrières. Les universitaires, Madame Rollot, sont en effet déjà évalués individuellement à de très nombreuses reprises (allocations de recherche, doctorat, postdoctorat, contrats temporaires d’enseignement ou de recherche, bourses, recrutements, promotions, délégations…), et ils le savent parfaitement quand ils embrassent cette carrière puisque celle-ci commence par… une série d’évaluations de leur travail avant, pendant et après la thèse de doctorat pour ne serait-ce qu’entrer dans le métier ! Ainsi, pour vous donner un seul exemple concret, le mien…, ai-je déjà été évalué au moins une bonne dizaine de fois par différents jurys de pairs en seulement dix ans de carrière (thèse, bourse postdoctorale, CNU, commissions de spécialistes, jury d’agrégation…) !

Ce qui est en jeu ici, ce n’est bien évidemment pas la réticence à l’évaluation en tant que telle, ce sont ses modalités et surtout ses conséquences. L’évaluation par les pairs est un élément essentiel du statut universitaire dans le monde entier : elle garantit un minimum d’équité même si elle a ses biais et peut se révéler parfois injuste. Mais une évaluation par des pairs (en l’occurrence pour ce qui nous occupe ici le CNU sur lequel il y a des critiques à formuler) dont les conséquences ne lient pas ou que très partiellement le décideur administratif (le président de l’université) de votre carrière (service, promotion, rémunération…), ce n’est plus une évaluation, c’est de l’arbitraire.

Enfin, je trouve très dommageable la différence sensible entre le ton que vous employez pour évoquer la contestation universitaire (« agitation » en titre de l’article précité, « grogne » dans votre article du Monde le 24 janvier ou encore « La réforme du statut des enseignants-chercheurs va-t-elle enfin aboutir ? » dans votre article du 15 janvier) et celui que vous adoptez lorsqu’il s’agit de présenter les dispositions gouvernementales : « Le décret s’inscrit dans une réforme globale de l’université dont l’un des objectifs est de mieux encadrer les étudiants. » (24 janvier) ; « Le nouveau décret prévoyait de confier la totalité de ce pouvoir aux universités. Revenir sur ce point donnerait un sérieux coup de canif au principe de l’autonomie. » (30 janvier). Le simple choix des six EC dont vous présentez les témoignages dans l’édition du 24 janvier est éloquent. Ils sont en effet très majoritairement favorables à la réforme… et surtout vous retenez comme titre de ces témoignages, cette phrase : « On voulait en finir avec les mandarins, on leur offre un boulevard » ! CQFD

Le traitement de ce qui se joue aujourd’hui à l’université mérite plus d’équilibre et de discernement de la part d’un grand journal de référence comme Le Monde auquel comme beaucoup de mes collègues je suis très attaché.

Veuillez agréer, Madame, mes salutations distinguées.

Laurent Bouvet, professeur de science politique à l’Université de Nice Sophia-Antipolis

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