"Le Ciel au -dessus de Bruxelles", de Bernar Yslaire

Par Virginie
[AVANT]...
Il pleut de l’amour et des bombes sur Bruxelles
Tout commence entre des barbelés. Un camp, en 1943. Une petite fille qui ne vivra sans doute pas. Et un beau visage d’homme, une balle morte en étoile entre ses yeux morts. Des couleurs sombres, des images fortes, le dessin anguleux d’Yslaire.

Le temps passe, soixante ans. Gare de l’Est, Bruxelles. Un homme se réveille, dans les oreilles, son baladeur, « Imagine », de John Lennon. Il est juif, a une cicatrice entre les deux yeux et semble venu d’ailleurs. Il sait qu’il est là pour elle, Fadya, jeune musulmane arrêtée par la police déployée pour écarter tout risque d’acte terroriste en ce jour de manifestation contre la guerre en Irak.

Grâce à lui, Fadya pourra reprendre sa route. Sa route de martyr. Et pourtant, c’est au sommet du Hilton qu’elle viendra le retrouver dès qu’il l’appellera, qu’ils feront l’amour séparés par un voile et une ceinture d’explosifs.

C’est dans cette chambre qu’ils se berceront d’une actualité malsaine et incontrôlable. Qu’ils repenseront leurs rêves et espoirs.

L’auteur voulait toucher, il touche. Un sujet qui bouleverse, car proche de nous. Peut-être trop propice à l’émotionnel, peut-être trop « facile » dans l’image provocante et provoquée. Le gratte-ciel, l’amour qui se débat, crû et intense. Je regrette cependant qu’ « Imagine » de Lennon ait été récupéré pour donner le ton. Je pense que l’auteur pouvait émouvoir sans se servir de ce magnifique hymne à la paix trop souvent utilisé. De même, je regrette l’excès d’images des journalistes RTBF, des répétitions…

Il n’en reste pas moins un dessin absorbant et esthétique, même si jeté, peut-être plus librement que dans d’autres ouvrages d’Yslaire, une mise en page accrocheuse et un ensemble visuellement splendide.

[APRES]...
Il pleut des bombes et de l’amour sur Bruxelles

La guerre en Irak a éclaté. Les médias médiatisent, les bombes bombardent, les cœurs battent et d’autres s’arrêtent. Dans la chambre 2525 du Hilton, à Bruxelles, deux âmes pas vraiment mortes, pas vraiment vivantes, font l’amour, la guerre filigranée sur eux et sur leur monde.

Alors que Fadya perd ses certitudes après avoir perdu sa virginité, alors que « Jules » perd sa vie une millième fois de plus, alors que les yeux de la Terre sont tournés vers les morts, les blessés, les dommages et l’incohérence… Il reste l’amour, peut-être, pour sauver.

Dans ce second tome se développe l’intensité de l’amour, sa crudité saine, son pouvoir peut-être illimité, en opposition à l’absurdité. L’auteur se veut choquant et, à l’image du bed-in de John Lennon et Yoko Ono, dessine l’amour en pansement du monde.

Le graphisme d’Yslaire me touche toujours, la manière dont il met l’évidence en page. Néanmoins, le dessin des visages parfois oscille entre grâce et agressivité dans le trait. Légère déception.

Comme pour le premier tome, et à plus forte raison dans celui-ci, je regrette qu’il ait récupéré l’idée du bed-in de John & Yoko. Il est bon d’en rappeler la vertu pacifiste, peut-être pas de s’en faire un manteau pour s’assurer une réussite de l’impact émotionnel. Comme je regrette aussi sa maladresse à jouer de la crudité dans l’amour, dont il ne parvient pas tout à fait à maîtriser la crédibilité (une jeune musulmane intégriste, alourdie d’une pression familiale intense, se transforme-t-elle si facilement en amante sans pudeur ni complexe, aux gestes experts, jouissant alors même qu’elle perd sa virginité ?).

Passage peut-être inutile : une ouverture vers un passé lointain, à Babylone, aux prémices de cet amour mille fois vécu. Extrait trop en décalage avec le reste et qui n’apporte pas vraiment de force à l’ensemble, donne juste l’impression d’avoir changé de chaîne, malencontreusement… Dommage.

Dernier regret : que l’auteur se soit senti obligé de justifier, expliquer sa démarche par une note en fin d’ouvrage. Justification ? Assurance de mettre le doigt sur ses intentions ? Quoi qu’il en soit, une BD de cette qualité devrait parler d’elle-même et ne rien exiger d’autre de son créateur.

Et pourtant, que d’intensité induite. Que de beauté. On en a plein les yeux et le cœur. Pourquoi donc bouder son plaisir quand un auteur va si loin dans l’émotion ? Peut-être est-ce une forme d’exigence envers une créativité qu’on sait exceptionnelle.

Une lecture passionnante, une image réellement forte, des personnages hors du temps, « désancrés », touchants, éthérés et vraiment séduisants.
Oui, on en a plein les yeux et le cœur…