Journal de deuil

Par Bonamangangu

16 juin

Parlant à Cl. M. de l'angoisse que j'ai à voir les photos de maman, à envisager un travail à partir de ces photos: elle me dit: c'est peut-être prématuré. Quoi, toujours la mêmedoxa(la mieux intentionnée du monde): le deuil vamûrir(c'est-à-dire que le temps le fera tomber comme un fruit, ou éclater comme un furoncle).

Mais pour moi, le deuil est immobile, non soumis à unprocessus: rien n'est prématuréà son égard (ainsi ai-je rangé l'appartement, dès le retour d'Urt: on aurait pu dire aussi: c'est prématuré).

29 juillet

(Vu un film de Hitchcock, «les Amants du Capricorne») Ingrid Bergman (c'était vers 1946): je ne sais pourquoi, je ne sais comment le dire, cette actrice, le corps de cette actrice m'émeut, vient toucher en moi quelque chose qui me rappelle mam.: sa carnation, ses belles mains si simples, une impression de fraîcheur, une féminité non narcissique...

1er août

Deuil. A la mort de l'être aimé, phase aiguë de narcissisme: on sort de la maladie, de la servitude. Puis peu à peu, la liberté se plombe, la désolation s'installe, le narcissisme fait place à un égoïsme triste, une absence de générosité.

18 août

L'endroit de la chambre où elle a été malade, où elle est morte et où j'habite maintenant, le mur contre lequel la tête de son lit s'appuyait j'y ai mis une icône - non par foi - et j'y mets toujours des fleurs sur une table. J'en viens à ne plus vouloir voyager pour que je puisse être là, pour que les fleurs n'y soient jamais fanées.

Partager les valeursdu quotidien silencieux (gérer la cuisine, la propreté, les vêtements, l'esthétique et comme le passé des objets), c'était ma manière (silencieuse) de converser avec elle. - Et c'est ainsi qu'elle n'étant plus là, je peux encore le faire.

21 août

Pourquoi aurais-je envie de la moindre postérité, du moindre sillage, puisque les êtres que j'ai le plus aimés, que j'aime le plus, n'en laisseront pas, moi ou quelques survivants passés? Que m'importe de durer au-delà de moi-même, dans l'inconnu froid et menteur de l'Histoire, puisque le souvenir de mam. ne durera pas plus que moi et ceux qui l'ont connue et qui mourront à leur tour  Je ne voudrais pas d'un «monument» pour moi seul.

Le chagrin est égoïste.

Je ne parle que de moi. Je ne puis parler d'elle, dire ce qu'elle était, faire un portrait bouleversant (comme celui que Gide fit de Madeleine).

22 novembre

Hier soir, cocktail pour mes 25 ans au Seuil. Beaucoup d'amis - Es-tu content ? - Oui, bien sûr [maismam. me manque]. Toute «mondanité» renforce la vanité du monde où elle n'est plus. J'ai sans cesse «le cœur gros». Ce déchirement, très fort aujourd'hui, dans

la matinée grise, m'est venu, si j'y pense, de l'image de Rachel, assise hier soir un peu à l'écart, heureuse de ce cocktail, où elle avait un peu parlé aux uns et aux autres, digne, « à sa place », comme les femmes ne le sont plus et pour cause puisqu'elles ne veulent plus de place - sorte de dignité perdue et rare - qu'avait mam. (elle était là, d'une bonté absolue, pour tous, et cependant «à sa place».) J'écris de moins en moins mon chagrin mais en un sens il est plus fort, passé au rang de l'éternel, depuis que je ne l'écris plus.

© Seuil

 Roland Barthes. Journal de deuil. Seuil, 5 Février 09