Entretien avec Marcus Kreiss, artiste et fondateur de la chaine Souvenirs from Earth

Publié le 12 février 2009 par Littlestylebox
Si vous avez déjà zappé sur le canal 129 de votre Freebox, vous avez probablement été surpris de découvrir une chaine pas comme les autres, une chaine sans présentateurs, sans paroles, sans séries télévisées ou émissions de variété, une chaine peuplée de songes d’artistes, d’images lentes et envoutantes sur une musique planante... Appelée Souvenirs from Earth, cet objet visuel non identifié est l’œuvre de l’artiste Marcus Kreiss que j’ai rencontré à l’occasion de l’ouverture de son ambassade au Palais de Tokyo.
Pouvez vous nous expliquer le principe de Souvenirs from Earth ?
Il y a aujourd’hui beaucoup d'écrans plats, plasma ou LCD, accrochés aux murs, cela devient désormais la norme. La taille de cet écran change notre perception de l'image télévisuelle. Mais le langage TV ou de cinema n'a pas évolué avec l’évolution des technologies, il reste très agressif. Ce qui marchait avec nos petites télés n’est désormais plus adapté. Très peu de personnes se demandent: quel contenu peut être spécifiquement développé pour ce support ?
Le propos de Souvenirs from Earth est definir et de promouvoir le concept du « video painting »: la chaine ne raconte pas d'histoire. Elle est basée complètement sur les images. Pour cela l'écran plat est idéal car il a la taille d'une peinture et occupe la même position dans nos appartements. Toutes les interrogations de la peinture classique, composition, organisation des couleurs etc sont applicables à ce nouveau format.
La diversité des oeuvres que nous diffusons est énorme mais tous les artistes rentrent dans ce cadre: on ne vend pas d'histoire, il n'y a pas d'intrigue mais une recherche d'une esthétique ou d'une invention visuelle.
Qui produit les films diffusés sur Souvenirs from Earth ?
Nous diffusons en permanence les œuvres de plus de 50 artistes vidéos, qu’ils soient très connus ou à peine diffusés. Nous avons désormais deux curators qui découvrent des films, un à Paris et un à Cologne. Un artiste peut bien sûr soumettre un film. Cela va très vite parce que contrairement à une galerie, notre espace est très grand. Nous n'avons pas une politique de choix limités. Une galerie ne prendrait pas le risque de diffuser un jeune artiste, il lui demanderait d’abord d'avoir un travail avec une certaine continuité. Nous pouvons diffuser son premier film sans problèmes et il peut avoir tout de suite un feedback du public via sa page sur notre site. Là, la chaine fonctionne comme un grand catalogue. Ainsi, nous avons certainement contribué à faire connaitre quelques artistes. Il y a énormément d'art vidéo dans le monde mais aucun lieu d'art matériel (galerie ou musée) dispose d'assez d'espace pour en rendre compte.
Quelle est la perception de la chaine par les artistes vidéo ?
La chaine a sa raison d'être car elle offre aux artistes une plateforme unique pour diffuser leurs oeuvres. On commence à être une institution dans le milieu de l'art vidéo. Les galeries ou les musées ne s’intéressent qu’aux films courts : personne ne va rester 15 minutes pour regarder un film du début à la fin. Ils doivent être percutants et donc formatés ce qui contraint l’artiste. Sur Souvenirs from Earth, on peut passer des films qui dépassent les 15 minutes ou 30 minutes, cela ne pose pas de problème de diffuser des oeuvres qui évoluent très lentement. On prévoit d’ailleurs bientôt de diffuser une oeuvre de 24h réalisée par l'artiste Valéry Grancher sur la banquise. Notre chaine permet une totale liberté d’expression pour les artistes
Est-ce qu’il y a certains artistes que tu voudrais pouvoir diffuser sur la chaine ?
Il y en a bien sûr : comme Matthew Barney ou Chantal Akerman mais cela prend du temps. Certains artistes étaient réticents à l’origine car ils nous confondaient avec la télévision. Mais même si nous sommes sur le même réseau, on n’est pas la télévision. On est pur sur la présentation, il n’y a pas de commentaires, uniquement les oeuvres. Pour l’instant, on a toujours réussi à trouver les artistes qu’on cherchait. On devient de plus en plus intéressant pour eux.

Pourquoi avoir choisi un nom à la connotation mélancolique ?
Le nom est nostalgique futuriste. On peut imaginer une capsule de rescapés dans l’espace qui retrouveraient des archives télévisuelles de la terre : ils seraient plus intéressés par voir la réalité des choses tel que nous la filmons plutôt que par les programmes formatés des autres chaines.
C'est un aspect de mes films: on peut se permettre de filmer des choses très banales ou naturelles mais si on les voit avec une distance dans le temps, en se projetant dans le futur, on se rend compte de la grâce des choses simples. C'est une approche artistique de se donner une distance artificielle pour mieux voir les choses aujourd'hui et mieux les percevoir. La télévision actuelle est formatée et très manipulateur.
Quelle est l’importance de la musique par rapport à l’image ?
Chez nous, le son est optionnel, c'est surtout l'image qui est intéressante. J’aimerais beaucoup pouvoir mettre la radio internet Groove Salad, qui diffuse la musique que j’aime écouter, avec les images de Souvenirs from Earth. Il n’y a pas besoin de corrélation avec les films, je ne veux surtout pas que cela devienne des clips vidéos. Bien sûr beaucoup d’œuvres d’artistes ont déjà leur bande sonore que nous diffusons en l’état. Dans nos tranches horaires, la musique n’est que de 20h à 23h, c’est le moment relax. Tu prends ta petite dose d’image ressourçante en rentrant chez toi.
Pour la musique, vous travaillez notamment avec le label Electrolux…
Electrolux est un vieux partenaire. Ils ont été les pionniers en diffusant une émission appelée Space Night sur la télévision locale de Münich qui est un peu la mère de tous ces concepts : des images de la Nasa avec leur musique dessus. Ils ont ensuite développé un concept artistique qui a disparu depuis. Je les ai rencontrés et depuis nous travaillons ensemble. Je voudrais bien développer ce genre de relations avec des labels français mais c’est une question de temps.
Est-ce qu’il y a l’équivalent d’un programme télé ?
Le matin, ce sont les vrais souvenirs from earth, c'est-à-dire les captages. L’après midi, c’est l’art vidéo. Le soir, c’est un peu chill et après 23h c’est un peu plus festif. Mais ce sont juste des indications, il y a beaucoup de rotations et de changements. Il n’y a pas de formatage.
Qui regarde Souvenirs from Earth ?
Le profil est professionnel urbain, plutôt jeune mais nous avons aussi des retraités. Ce sont des gens cultivés et curieux de la culture. Nous avons le témoignage de personnes qui avaient déposé leur télévision dans leur cave, fatigués des programmes télés, et l’ont ressorti pour pouvoir nous regarder. On est vraiment la chaine de télé pour les gens qui ne regardent plus la télé. Notre chaine répond donc à un besoin, pour l’artiste qui diffuse son œuvre comme le spectateur. Le jour où nous ferons 1% (d’audimat), on fera vraiment parti du paysage culturel français.
Est-ce que vous réalisez encore des vidéos ?
Ce que j'aimerais faire, c'est refaire de la vidéo. Je me contrains deux fois par an à en faire un mais je manque de temps. Je vais bientôt travailler sur « Le déjeuner sur l’herbe » de Manet en vidéo painting. C’est une belle progression artistique : Manet, et les impressionnistes s’étaient beaucoup inspiré de la photographie naissante. La première exposition des impressionnistes avait eu lieu dans un atelier photo. La photographie a changé le regard des peintres sur les choses quotidiennes, puis les peintres ont changé notre regard. Maintenant, je refais la peinture en vidéo. Je suis à la recherche d’un dandy, et je verrais bien Frédéric Beigbeder pour le rôle. J’ai déjà réalisé « La fille au bar » de Manet que je diffuserai bientôt sur la chaine.
Je retravaille également beaucoup sur mes films : j’ai toujours voulu faire des films avec une logique de peintre. Pour moi un film n’est jamais fini, il m’arrive souvent de les refaire, de les modifier à posteriori : je change le tempo, la saturation, les images. Je prends beaucoup de libertés, impossible à l'intérieur de l'industrie audiovisuelle.

Comment financer la chaine ?
La publicité sur notre chaine est juste impossible. Nous nous finançons via notre boite de production spécialisée dans le vidéo painting. Nous avons déjà travaillé pour Ducasse, Patrick Jouin, Taschen ou Sephora. On pourrait également mettre en place du sponsoring par billboard mais ce sera plus long à mettre en place. Notre modèle économique s’affinera et évoluera avec le temps.
Comment s’est mis en place le projet d’ambassade au Palais de Tokyo ?
Nous sommes en partenariat avec le Tokyo Eat depuis longtemps. J’avais déjà travaillé avec eux, en réalisant notamment certaines chaises du restaurant. Je les connais depuis un certain temps. Le bar du Tokyo Eat un des seuls endroits à Paris où je peux installer mes 5 écrans plats. Cela durera sur toute l’année 2009, peut être plus longtemps… On va continuer avec d’autres événements cette année et créer des événements sociaux autour de l’art vidéo.
Quels sont les projets pour l’avenir ?
La boite a été créée il y a 8 ans à Cologne mais nous avons toujours été aussi sur Paris. Grâce au numérique, notre vocation est de diffuser rapidement à l’international. Nous avons pour objectif de nous développer vers Londres et New York.
Merci Marcus Kreiss

Souvenirs from Earth est disponible en France sur le canal 129 de la Freebox ou en Allemagne sur Unitymedia et Kabel BW. La chaine peut également être streamée sur ordinateur via le Streamplayer de Free.
Un DVD est en vente à la librairie 0FR ou au Palais de Tokyo.
Certaines vidéos sont visibles sur le site de Souvenirs from Earth: http://www.souvenirsfromtheearth.com/
Pour en savoir plus sur l'art vidéo, Qu'est-ce-que l'art vidéo aujourd'hui ?



Ambassade de Souvenirs from Earth au Tokyo Eat
Personnellement, j'ai expérimenté le petit déjeuner du dimanche matin face à Metro de Marcus Kreiss et un vinyl des remixes de Cinematic Orchestra: un bon moment de zenitude !