3.- La réunion de ces deux lumières, philosophique et théologique, permet de considérer le bien commun humain, honnête et moral, dans toute son amplitude
Comme elle est une science essentiellement pratique, la politique est, de surcroît, en relations intimes et nécessaires avec l’éthique et le droit naturel. A proprement parler, le droit naturel ou philosophie du droit constitue une partie intégrale (1) de l’éthique individuelle et de l’éthique sociale ou politique, selon qu’il s’agit de droit naturel privé ou de droit naturel public. En effet, en rigueur de terme, le droit se réduit à la justice dont il est l’objet. Or la justice n’est rien d’autre qu’une partie intégrale de la morale individuelle et de la morale sociale, qui embrasse également les autres vertus.
En revanche, la morale sociale ou politique, dans l’ordre naturel ou purement philosophique, est une science essentiellement distincte de la morale individuelle, car ces deux morales sont deux espèces distinctes de la philosophie morale prise au sens large, laquelle est comme leur genre prochain (2). La politique n’est pas en dehors de la moralité, comme la société n’est pas en dehors de l’humanité. On ne cesse pas d’être un homme parce qu’on vit en société. La moralité ne cesse pas davantage d’être la moralité parce qu’elle s’étend à la vie politique de l’homme.
Il en est autrement de la théologie morale. Celle-ci ne se divise pas en individuelle et sociale, comme en autant d’espèces. Conservant son unité transcendante de science divine, elle s’étend à toute la vie, à tous les états, à toutes les conditions de l’homme, vus à travers Dieu (3).
Ainsi donc, sans méconnaître l’histoire et l’expérience, le point de vue de saint Thomas, la perspective ou l’aspect formel sous lequel il étudie la politique est philosophique et théologique. Ces deux points de vue sont liés dans leur fonction éthique, appliquée à la société politique parfaite. Saint Thomas transcende ainsi les considérations purement utilitaires ou hédonistes et dépasse celles qui sont purement juridiques, afin de considérer le bien commun humain honnête, ou moral, dans toute la plénitude qu’il est susceptible de recevoir en cette vie terrestre (4).
(à suivre)
Traduction Hermas.info ©
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Notes et commentaires
Saint Thomas utilise souvent ces distinctions, en particulier au sujet des vertus. Il les reprend, par exemple, à propos de l'examen de la prudence : « Il y a trois sortes de parties : intégrales, comme le mur, le toit, les fondations, qui sont les parties d'une maison ; les parties subjectives, telles que le boeuf et le lion par rapport au genre animal ; et les parties potentielles, telles que la faculté nutritive ou la faculté sensitive par rapport à l'âme ». Il distingue alors comme parties intégrales (ou intégrantes) des vertus les éléments qui concourent nécessairement à leur perfection [par ex. la mémoire, la sagacité ou la raison, pour la prudence]. Les parties subjectives d'une vertu sont ses espèces [par ex. la prudence individuelle et la prudence politique]. Les parties potentielles, enfin, sont les vertus annexes, qui ne possèdent pas toute la puissance de la vertu principale [pour la prudence, c'est de commander] mais qui sont ordonnées à des actes secondaires de celle-ci [par ex., toujours pour la prudence, l'eubulie, qui est la vertu du bon conseil, la synesis, qui porte sur l'appréciation des circonstances ordinaires, et la gnômè qui guide le jugement lorsque l'on doit s'écarter de la loi commune (cf. Somme de théologie, 2.2, q. 49 [art.unique]).
(2) « La philosophie morale se divise en trois parties : la première porte sur les opérations d'un seul homme, ordonnées à leur fin. Il s'agit de la monastique. La deuxième porte sur les opérations de la multitude réunie dans la société domestique. Il s'agit de l'économique. La troisième porte sur les opérations de la multitude réunie en société civile. Il s'agit de la politique » (in I Ethic., lect. 1, n° 6 ) ; in X Ethic., lect. 16, n° 2180 ; in Libr. politic., prooem. Nn. 7-8 ; « Les disciplines que voici constituent des sciences diverses : la politique, ordonnée au bien commun de la cité ; la domestique, relative à ce qui intéresse le bien commun de la maison ou de la famille ; la monastique, relative à ce qui intéresse le bien d'une seule personne » (Somme de théologie, 2-2, q. 47, a. 11, sed contra).
(3) Cf. Somme de théologie, 1, q. 1 aa. 3-4. NdT : Dans l'article 3, saint Thomas établit que la théologie est « une science une ». « Puisque l'Ecriture sainte envisage certains objets en tant que révélés par Dieu (...), tout ce qui est connaissable par révélation divine s'unifie dans la raison formelle de cette science et, de ce fait, se trouve compris dans la doctrine sacrée comme dans une science unique ». Dans l'article 4, il insiste à nouveau sur son unité, « à cause de l'unité de point de vue qui lui fait envisager toutes choses comme connaissables dans la lumière divine ».
(4) Saint Thomas divise le bien en trois catégories : le bien honnête [qui mérite par lui-même d'être désiré], le bien délectable [qui est désiré pour le plaisir qu'il apporte] et le bien utile [qui n'est désiré que comme un moyen d'obtenir autre chose (par ex. un remède, même amer, pour obtenir la santé). Cette distinction, précise-t-il, n'est pas univoque mais analogue. C'est-à-dire qu'il y a inégalité entre ces trois termes, le bien n'étant pleinement réalisé que dans le bien honnête : « L'idée de bien s'applique d'abord à ce qui est honnête, en deuxième lieu à ce qui est délectable, et enfin à ce qui est utile » (Somme de théologie, 1, q. 5 ad 3).