Hélène Cixous: Indiade...

Publié le 18 février 2009 par Bonamangangu

Comment le poète peut-il ouvrir son univers aux destins des peuples ? Celui qui est d’abord un explorateur du Moi, comment, dans quelle langue étrangère à son moi, par quels moyens pourrait-il écrire du beaucoup plus et tout autre que Moi ?
Et une autre question : comment moi, qui suis de l’espèce des lettrés, pourrais-je jamais donner la parole à une paysanne illettrée sans la lui reprendre, d’un coup de mon verbe, sans l’enterrer d’une de mes belles phrases ? Alors il n’y aurait jamais dans mes textes que des gens qui savent lire et écrire, jongler avec les signes ? Et cependant je l’aime ce paysan khmer, je l’aime cette royale mère d’un village du Rajasthan qui sait tant de choses et ne sait pas qu’elle vit dans un pays que moi j’appelle Inde. Longtemps j’ai cru que mes textes n’habiteraient que dans ces lieux rares et désertiques où ne poussent que des poèmes.

Jusqu’à ce que j’arrive au Théâtre. Là était la scène, la terre, où le moi reste imperceptible, le pays des autres. Là se font entendre leurs paroles, leurs silences, leurs cris, leur chant, chacun selon son propre monde et dans sa langue étrangère.
Une fois arrivée, tout commence à s’éclairer, et d’abord la nature de mon besoin du théâtre.
J’ai besoin d’un certain Théâtre, dont le prénom était Shakespeare ou Verdi, ou Schönberg ou Sophocle ou Rossini. J’ai besoin que ce théâtre me raconte des histoires, et qu’il me les raconte comme lui seul peut les raconter légendairement et cependant droit dans les yeux.
Car si ce Théâtre est nécessaire c’est parce qu’il nous permet de vivre ce qu’aucun " genre " ne nous permet : le mal que nous avons à être humains. Le Mal. Ce qui se passe au théâtre, c’est la Passion, mais la passion selon Oedipe, selon Hamlet, selon vous, selon Woyzzeck, selon moi, selon Othello, selon Cléopâtre, selon Marie, selon cet être humain énigmatique, torturé, criminel, innocent que je suis, je qui est toi ou vous.

Je crois que nous avons besoin aujourd’hui plus que jamais de notre propre théâtre, le théâtre dont notre cœur est la scène, sur laquelle se jouent notre destin et notre mystère, et dont nous voyons très rarement se lever le rideau.
A vrai dire nous allons aussi peu au théâtre qu’à notre cœur, et c’est d’aller au cœur, le nôtre et celui des choses, que nous sentons le manque. Nous vivons à l’extérieur de nous-mêmes, dans un monde dont les murs sont remplacés par des écrans de télévision, qui a perdu son épaisseur, ses profondeurs, ses trésors, et nous prenons les colonnes de journaux pour nos pensées. Nous sommes imprimés quotidiennement. Même de mur, de vrai mur sur lequel s’écrivent les messages divins, nous manquons. Nous manquons de terre et de chair.

Nous vivons devant le rideau de papier, et même souvent en tant que rideau. Mas ce qui nous importe, ce qui nous blesse, ce qui nous fait sentir que nous sommes les personnages d’une aventure immense, c’est ce qui se passe derrière le rideau. Et derrière le rideau il y a la scène nue.

Nous avons besoin de cette nudité. Nous avons besoin de voir les visages cachés derrière les visages, ces visages que le Théâtre dévoile.
Et sous le charme des costumes et des maquillages, sous le masque, ce qui monte à la lumière c’est la vérité, c’est-à-dire seulement le meilleur ou le pire. Et derrière le rideau des mots, la voix nue. Quel soulagement, lorsqu’en entrant dans ce lieu, le mensonge, qui est notre politesse quotidienne, s’arrête et l’on commence à entendre le dialogue des cœurs ! On en crierait. Et on se réjouit qu’il ne soit pas interdit, dans ce pays merveilleux, de pousser des cris, de porter des coups, de traduire en souffle, en sueur, en chant, la souffrance d’être un habitant humain de notre époque.

Nous sommes les personnages d’une épopée qu’il nous est interdit, par les lois de la médiocrité et de la prudence, de vivre. Et pourtant c’est une épopée. Et ce qu’il y a d’effrayant et de beau c’est que, si majestueuse que paraisse être l’épopée des nations, ses mobiles - ce qui cause les guerres, les paix, les massacres, les héroïsmes - à y regarder de près, en écartant le rideau, sont les infimes et puissants humains. Le monde est un théâtre. Chaque personnage qui entre se croit le centre du monde. Et d’une certaine manière, parce qu’il le croit, il l’est. Chacun de nous est le Centre. Et chaque Centre est assiégé par les autres Centres.

Le Théâtre a gardé le secret de l’Histoire que Homère avait chanté : l’Histoire est faite d’histoires de maris, d’amants, de pères, de filles, de mères, de fils, de jalousie, d’orgueil, de désir. Et il y a des visages qui lancent des flottes de mille voiles et détruisent des villes.

L’être humain a besoin de devenir humain. Humain ? Je veux dire qu’il est la scène de la guerre entre le bien et le mal. Qu’il y ait guerre est une chance pour le bien : une chance de se distinguer et de vaincre.

Et il a besoin de destin : il a besoin de se raconter une histoire avec un commencement et une fin, pour avancer d’un jour à l’autre. Notre destin, quel est-il aujourd’hui ? Depuis Shakespeare il a un peu changé. Je suis une île. Suis-je encore seulement une île ? Mon île, même l’Angleterre, est soulevée par les explosions, j’entends des bombes éclater, des canons tirer, je suis entourée de guerres, je suis hantée par la douleur des otages. La dernière bombe ne m’a pas tuée, nous vivons sous un ciel d’injustice, dont nous sommes les victimes ou les miraculés. Ce n’est pas chez nous que la folie passe avec sa faux ? Mais si, c’est chez nous, Paris, New Delhi, Beyrouth, Stockholm, nous marchons sous le même soleil de sang. Parfois la mort s’approche et frappe à une rue de moi, parfois je ne l’entends pas, une fois elle frappe... et ce sera moi. C’est déjà moi.

Oui, par instants nous avons cette pensée que je nomme ici mais le plus souvent nous la chassons parce qu’elle nous empêcherait de vivre. Mais en la chassant nous perdons une grande part de vie. C’est cette part que le Théâtre nous rend : la part vivante de la mort, ou bien la part mortelle de la vie.
Je vais au théâtre parce que j’ai besoin de comprendre ou au moins de contempler l’acte de la mort, ou au moins de l’admettre, de le méditer. Et aussi parce que j’ai besoin de pleurer.
De rire aussi : mais le rire n’est que le soupir de soulagement qui éclate au passage de la faux : elle nous a manqués d’un cheveu !
J’avoue que le Théâtre est une forme de religion : je veux dire que l’on y éprouve ensemble, dans le re-ligere, le re-liement, le recueillement des émotions. Je dis " j’avoue " parce que c’est une des raisons pour lesquelles il m’arrive de résister à l’appel du Théâtre : par anti—religion. Par besoin d’individualisme.
Mais je déclare que nous avons besoin de ces temples sans dogme et sans doctrine (mais non sans un grand nombre de dieux) où se jouent nos affres et surtout nos aveuglements.
Nous sommes des aveugles. Nous ne voyons pas ce que nous faisons. Nous ne nous entendons pas dire ce que nous disons. Nous ne nous comprenons pas nous-mêmes. Et nous nous mentons. Parce que nous avons peur de nous-mêmes. Nous avons peur de notre méchanceté. C’est que nous l’avons deviné, pensé, soupçonné, ou vu, que nous sommes méchants. Un peu ou très. Mais nous n’aimons pas vraiment être méchants. Et pourtant ? Ou bien nous sommes méchants sans méchanceté ?
L’énigme de la méchanceté, de la cruauté humaine, celle des autres et la mienne, c’est cela que nous venons demander au Théâtre de nous révéler.
Car le Théâtre c’est le lieu du Crime. Oui le lieu du Crime, le lieu de l’horreur, aussi le lieu du Pardon. Que nous donne-t-il à voir ? Les passions primitives : adoration, assassinat. Tous les excès que je mets à la porte de mon appartement : le suicide, le meurtre, la part de deuil qu’il y a dans toute relation passionnément humaine : soif et faim. Le sacrifice, le cannibalisme.
Parce que l’on ne tue pas seulement ce que l’on hait. On tue aussi ce que l’on aime. Nous tuons toujours un peu l’être que nous aimons.
Et par amour tordu, parce que l’amour est tordu, nous en arrivons à tuer Desdémone, Marie, notre peuple ou un autre peuple ou Indira Gandhi ou Olof Palme.
Pourquoi aimons-nous si immédiatement, si éternellement certaines oeuvres de théâtre ou d’opéra ? Parce qu’en nous montrant nos crimes au Théâtre, devant témoins, elles nous accusent et en même temps elles nous pardonnent.
Nous sommes tous victimes, mais nous sommes aussi bourreaux. La Bête et le Couteau. Que nous dit le Théâtre ? Il y a de la mort. Que nous donne le Théâtre ? La mort. Nous aimons Carmen et Don José également. Et par la magie de la musique nous devenons l’un et l’autre, nous supportons d’être tueur et tuée, tué et tueuse.

La scène nous la donne, nous la rend, cette mort dont nous avons honte, dont nous avons crainte, que nous repoussons. Elle nous donne à vivre, en un instant ou lentement cette source de tant de sens, la mort, la part de mort de toute vie, et jusqu’au désir ivre de tuer Marie, la jeune femme ou la vieille, la mère, le père, l’enfant, le peuple.
Et c’est alors, dans ce moment où ne fuyant plus nous acceptons de regarder la victime ou le meurtrier dans les yeux - comme Mychkine regarde Rogojine - que nous nous rappelons que nous sommes humains, que c’est un malheur, mais que c’est une joie éprouvante. Humains également : l’humanité passe par vous et par moi, et par Macbeth et par le roi et par le mendiant, et nous nous comprenons.
Il y a des choses essentielles qui nous rendent égaux : c’est d’arriver par des chemins si différents à la même porte, la mort.
Et il y a des moments où le monstre (le méchant, le “villain”, le bandit, l’assassin) découvre son humanité. Il y a toujours le moment d’hésitation, et de tentation : et si je tuais ? Et si je me trompais ? Et si j’étais un monstre ? Et si j’étais aveugle ? Ce moment nous est donné au Théâtre, c’est l’instant tragique où tout pourrait être changé. Ne plus arriver. Cet instant arrive aussi dans nos vies. Et il nous faut, le Théâtre nous le rappelle, être d’une vigilance extrême pour ne pas le rater. Car entre le mal et le bien, le pas est mince comme une lame.

Le Théâtre ne nous donne pas la mort brutalement comme un coup dans le dos. Non, il ne nous assassine pas. Car essentiellement le Théâtre a pitié. Il nous donne un des temps les plus raréfiés dans le marché de nos existences quotidiennes, le temps de la pitié. Nous sommes devenus capables de ne plus pleurer devant les jambes coupées d’un petit mendiant asiatique, n’est-ce pas vrai ? Heureusement le Théâtre nous arrête et nous frappe au cœur et nous ramène aux larmes. Soudain j’entends la plainte et je découvre ma surdité. Et en récompense de notre souffrance retrouvée, le spectacle nous donne les larmes, et la beauté du chant nous rappelle que la douleur peut être belle lorsqu’il y a compassion. Belle je veux dire : humaine, partagée.

Oui la pitié, la terreur, restent les émotions les plus précieuses du monde. Ce sont elles l’amour. Et elles

ont tant besoin d’être ranimées dans les cœurs de notre époque.
Si nous avions pitié...

Pour commencer, prenons le Théâtre au sérieux. Je veux dire : il est bon d’y aller sérieusement, comme des enfants. Parce qu’on peut faire semblant d’aller écouter un opéra. Et alors rien ne se passe. Mais si l’on participe à Woyzzeck ou au Roi Lear, avec le cœur simplifié, découvert, et si par chance on verse des larmes, alors peut-être sur la terre une femme sera sauvée, un prisonnier sera libéré, - et peut-être un innocent justifié, et un oublié sera rappelé. 


Hélène CIXOUS “Le lieu du Crime, le lieu du Pardon”, in L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves, et quelques écrits sur le théâtre, Théâtre du Soleil, 1987, pp. 253-259.

Pour Jacques Derrida, Hélène Cixous est le plus grand écrivain vivant de langue française.

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Anoushka Shankar. Red Sun